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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
Cavaliers rouges d'Abd el-Kader

Abd el-Kader : éléments biographiques

textes extraits du dossier pédagogique accompagnant l'exposition Abd el-Kader et l'Algérie au XIXème siècle [février/avril 2003, au musée Condé de Chantilly.]

Abd el-Kader et la conquête de l’Algérie

Le plan de cette page :

la prise d’Alger le 5 juillet 1830

la conquête de l’Algérie de 1830 à 1848 : chronologie

Abd el-Kader chef de guerre (1) : 1830 – 1839

Abd el-Kader chef de guerre (2) : 1840 – 1847

Abd el-Kader en exil : la France (1848 – 1852)

Abd el-Kader en exil : l’Orient (1852 – 1883)

Abd el-Kader (1808 – 1883) : dates

La prise d’Alger (5 juillet 1830)

La « Régence d’Alger » en 1830 fait partie de l’Empire Ottoman. Une étroite aristocratie de janissaires (15 000 environ) élit le dey d’Alger qui reçoit l’investiture du sultan, seul lien qui rattache l’Algérie à l’Empire. Le dey lève l’impôt et assure l’ordre, mais son autorité directe est bornée à la ville et sa banlieue, le reste du territoire étant divisé entre trois beylicats: Titteri (Médéa), Ouest (Oran), Est (Constantine). L’ensemble de la population est formé d’éléments divers :

. fellahs arboriculteurs et agriculteurs de la montagne ayant gardé souvent la vieille langue kabyle;

. tribus semi-nomades, combinant agriculture et élevage;

. Koulouglis, issus du mariage de soldats turcs et de femmes indigènes;

. maures, bourgeois des villes, groupés en corporations, souvent descendants d' »Andalous » chassés par la Reconquista espagnole;

. juifs, minorité sans cesse menacée, mais d’où s’est dégagée une élite ouverte au monde extérieur et puissante économiquement.

La Régence ne formait pas un monde islamique hermétiquement clos en face de l’Occident. La piraterie déclinait et des relations économiques s’étaient nouées avec les États italiens, l’Espagne (maîtresse d’Oran jusqu’en 1794), la France. Celle-ci avait à La Calle et à Bône des concessions de pêche du corail. Surtout Marseille commerçait avec la Régence, par l’intermédiaire des colonies juives de son port, d’Alger ou de Livourne.

Un épisode de ce commerce, une fourniture de blé livrée sous le Directoire, se trouve aux origines du différend entre la France et le dey. Les vendeurs, les juifs livournais Bacri et Busnach, avaient réussi, grâce à la complicité intéressée de Talleyrand, à faire reconnaître à leur créance le caractère de dette de l’État français et, en même temps, ils en avaient lié le remboursement à celui de sommes qu’eux-mêmes devaient au dey Hussein. Mais lors de la liquidation, ils avaient réussi à frustrer le dey du montant de sa créance et celui-ci accusait de complicité le consul français Deval, personnage corrompu dont il demandait avec insistance le remplacement. Le 29 avril 1827, il s’emporta, au cours d’une discussion en turc avec le consul et le frappa de son chasse-mouches. Le rapport de Deval au gouvernement obligeait le ministère Villèle à demander une réparation. Celui-ci se borna à un blocus inefficace. Un effort du ministère Martignac pour régler le problème par des négociations aboutit à un nouvel affront : le vaisseau la Provence essuya le feu des batteries d’Alger.

Polignac arrivait alors aux affaires et décida une intervention directe (31 janvier 1830) qui serait menée non par mer, Alger n’ayant jamais pu être ainsi forcée, mais par terre après un débarquement. Un colonel envoyé en mission secrète sous l’Empire, Boutin, en avait montré la possibilité et c’est son plan qu’on suivit. En quelques semaines, une flotte de 675 bâtiments, dont 103 de la marine de guerre, fut réunie à Toulon et embarqua le corps expéditionnaire commandé par Bourmont. L’amiral Duperré sut conduire d’un même rythme une flotte disparate formée de vaisseaux de ligne, de corvettes, de chalands et même de quelques vapeurs. Le débarquement eut lieu le 14 juin 1830 dans la baie de Sidi-Ferruch, à 17 km à l’ouest d’Alger. Le camp adverse de Staoueli fut emporté le 19; le 4 juillet, le fort L’Empereur qui défendait Alger vers le sud était bombardé; le dey capitulait le lendemain et partait en exil. Bourmont fit occuper quelques points de la côte. Il promit aux habitants le respect de leur religion et de leurs biens.

L’expédition en réalité avait eu une double raison: relever le prestige de la monarchie de Charles X, contestée par l’opposition libérale, et fournir au port de Marseille un substitut au vieux commerce du Levant, alors sur le déclin. Si le premier but fut manqué, puisque dès le 27 juillet commençaient les Trois Glorieuses qui remplacèrent Charles X par Louis-Philippe, il n’en alla pas de même du second.

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Chronologie de la conquête de l’Algérie de 1830 à 1848

1830 : le 14 juin, une armée française forte de 37 000 hommes débarque dans la baie de Sidi-Ferruch. Le 5 juillet, le dey d’Alger appose son sceau sur la convention qui livre Alger aux Français

1831 : le 4 janvier, prise d’Oran ; le 27 mars, prise de Bône.

1832 : le 22 novembre, Abd el-Kader est présenté par son père aux tribus Hachem Beni-Amer. Il a 24 ans. Il proclame le premier jihad (guerre sainte) contre les infidèles.

1833 : le 29 septembre, prise de Bougie par le général Trezel.

1834 : le 26 février, signature de deux traités entre Abd el-Kader et le général Desmichels qui reconnaît la souveraineté de “ l’émir des croyants ”.

Le 22 juillet, une ordonnance confirme le caractère définitif de la conquête française. Un gouverneur général est nommé pour administrer “ les possessions françaises dans le nord de l’Afrique ”.

1835 : le 28 juin, Abd el-Kader inflige une défaite au général Trezel à la Macta.

1836 : le 13 janvier, prise de Tlemcen. En septembre, le général Clauzel loue des lots de colonisation dans la Mitidja.

1837 : le 30 mai, le traité de la Tafna, signé par Bugeaud, reconnaît Abd el-Kader comme le souverain des deux tiers de l’Algérie. Le 13 octobre, prise de Constantine par le général Danrémont.

1839 : le 18 novembre, Abd el-Kader déclare le second djihad. L’ordre est donné aux colons français d’évacuer la Mitidja à la suite d’une attaque d’Abd el-Kader. Fin de la première colonisation.

1841 : le 22 février, Bugeaud est nommé gouverneur général de l’Algérie. Fin de “ l’occupation restreinte ” et guerre totale.

1843 : le 24 mars, les biens habbous sont remis au Domaine. 14 – 16 mai : prise de la smala d’Abd el-Kader par le duc d’Aumale. Massacre des populations environnantes. Abd el-Kader se réfugie au Maroc.

1844 : le 14 août, bataille d’Isly près d’Oujda.

1845 : soulèvement, à l’appel de Bou Maza, en Kabylie, dans le Dahra, la vallée du Cheliff et l’Ouarsenis.

1847 : le 13 avril Bou Maza se rend au général de Saint-Arnaud. Le 23 décembre, reddition d’Abd el-Kader au général Lamoricière.

1848 : le 10 janvier, Abd el-Kader accoste à Toulon, où il est enfermé au fort Lamalgue, en dépit de la promesse faite par Lamoricière et confirmée par le duc d’Aumale, de le conduire avec sa famille à saint Jean d’Acre ou à Alexandrie.

Le 12 novembre, l’Algérie est proclamée dans la Constitution partie intégrante de la France. Pendant 20 ans, jusqu’en 1871, des insurrections éclateront contre la colonisation française.

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Abd el-Kader chef de guerre (1) : 1830 – 1839

L’enfance d’un chef

Abd el-Qadir (Kader) Nasr-Ed-Din, quatrième fils d’Abd el-Kader Mehi-Ed-Din et de Zohra bint Sidi Omar Doukha, est né en 1808, sans doute le 6 septembre, dans la région de Mascara, à la Guetna de l’oued al-Hammam, réputée pour ses sources chaudes. Dès son enfance, son père le destine à lui succéder à la tête de la confrérie soufie des Qadiriyya dont il est le moqaddem, ou marabout. Il reçoit donc une éducation destinée avant tout à faire de lui un chef religieux, sans négliger pour autant l’entraînement physique, en particulier dans le domaine du cheval, dont Abd el-Kader sera toute sa vie un grand connaisseur.

En 1822, il complète son éducation à Arzew, puis à Oran dans l’école de Si Ahmad ben Khodja, un des grands lettrés du Maghreb. A son retour, à l’âge de quinze ans, il épouse sa cousine, Leila Kheira bint Abu Taleb.

En 1826, son père lui demanda de l’accompagner au Pèlerinage de La Mecque, mais leur départ fit accourir une foule de volontaires désireux de les suivre au point de faire craindre une révolte au bey d’Oran, qui les retint captifs pendant deux ans. Abd el-Kader en profita pour poursuivre ses études dans les différentes bibliothèques et mosquées de la ville. Ce n’est donc qu’en 1828 qu’ils purent accomplir leur Pèlerinage, complété par la visite de Damas, Bagdad et Jérusalem. Ils furent de retour à la Guetna de l’oued al-Hammam en 1829 à la veille du débarquement français à Alger.

Une paix ambiguë et incertaine

Dès 1830, Abd el-Kader manifesta son engagement, aux côtés de son père d’abord, puis en lui succédant à la tête des tribus de la région d’Oran et de Mascara, qui refusaient de se soumettre aux Français. Il fit d’emblée adopter son point de vue, qui était de refuser toute alliance avec le bey d’Oran, symbole de l’autorité turque, pour prêter allégeance au sultan du Maroc. Celui-ci, qui pouvait se sentir menacé par les Français, disposait d’une forte légitimité religieuse, nécessaire pour conduire le Jihad, la guerre sainte. Mais très vite l’engagement du sultan ne fut pas à la hauteur des espérances des Algériens, qui demandèrent alors à Mehi-Ed-Din d’organiser la résistance. Il s’agissait donc de créer un sultanat, c’est-à-dire un État algérien (voir documents). La tâche était lourde et, en 1832, Mehi-Ed-Din céda la place à son fils, à la demande des tribus.

Face à ce jeune guerrier, au prestige rapidement établi, les Français tentèrent d’abord de ruser. Le général Desmichels discernait de quelle utilité pourrait être, à son insu, Abd el-Kader : il unifierait les tribus rebelles et, moyennant un accord avec lui, les conquérants pourraient à leur tour établir leur protectorat. De son côté, Abd el-Kader avait momentanément avantage à la paix, le temps d’unifier ses troupes. Le général et l’émir se mirent d’accord, en février 1834, pour signer ce qu’on appela par la suite le « traité Desmichels »(voir documents). Décidé sans l’avis du gouvernement français, cet accord reconnaissait à Abd el-Kader le titre de Commandeur des croyants et sa souveraineté sur le beylik d’Oran, à l’exception des villes d’Oran, d’Arzew et de Mostaganem. En fait ce traité était gros de malentendus, les deux versions, française et arabe, étant contradictoires. Les conquérants n’y voyaient qu’un armistice provisoire; Abd el-Kader le considérait comme la reconnaissance de sa souveraineté, au-delà même de la province d’Oran.

Les hostilités reprirent donc sans beaucoup tarder entre les Français et l’émir. Le gouverneur Clauzel lança deux expéditions successives sur les terres d’Abd el-Kader, qui évita le combat et réoccupa le terrain.

Abd el-Kader contre Bugeaud

C’est alors que Paris envoya un nouveau général, Bugeaud, en Algérie. D’emblée, il s’y fit une réputation, en remportant une victoire sur les hommes de l’émir, au bord de la Sikkak (6 juillet 1836), avant de regagner la France. Clauzel, toujours gouverneur général, décida alors de lancer une expédition à l’Est, sur Constantine. Ce fut un échec désastreux, qui provoqua son remplacement par le général Damrémont.

Rappelé en Algérie, Bugeaud fut chargé de la négociation avec Abd el-Kader. Il improvisa une diplomatie toute personnelle, concrétisée par un nouvel accord signé à Tafna, le 20 mai 1837. Bugeaud céda des concessions territoriales jugées exorbitantes par les Français, mais il y gagna quelques avantages personnels, et notamment la jolie prime de 180 000 francs destinée à l’entretien des chemins vicinaux de la Dordogne, dont il était député. Ce traité de la Tafna fut sujet, une fois encore, aux interprétations contradictoires entre les deux parties quant aux limites territoriales qui étaient assignées à Abd el-Kader, mais il donnait aux Français le répit nécessaire pour s’emparer de Constantine, ce qui fut fait, lors d’une nouvelle expédition en octobre 1837.

Sur son territoire, Abd el-Kader avait profité de l’accalmie intervenue entre lui et les Français pour affirmer son pouvoir aux yeux de tous. Le nouveau gouverneur, Valée, entreprit une expédition. en octobre 1839, sur Hamza, territoire contesté ; une colonne française menée par le duc d’Orléans franchit le défilé des Portes de Fer, considéré comme frontière par Abd el-Kader. L’émir dénonça la violation du traité de la Tafna et se décida à proclamer la guerre sainte. Il lança alors ses cavaliers sur la zone de colonisation européenne de la Mitidja, provoquant le ralliement des Algériens travaillant au service des colons. Les Français, qui avaient longtemps hésité sur l’avenir de leur entreprise, répondirent par la guerre totale et la colonisation militaire. Thiers, à la Chambre, défendit le principe de cette nouvelle politique; à laquelle Bugeaud avait fini par se rallier et dont il devait être l’instrument.

Cavaliers rouges d'Abd el-Kader
Cavaliers rouges d’Abd el-Kader

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Abd el-Kader chef de guerre (2) : 1840 – 1847

La guerre totale

Bugeaud fut nommé gouverneur général de l’Algérie – le terme d’Algérie était devenu officiel depuis l’année précédente – le 29 décembre 1840. Il avait compris qu’on ne pourrait venir à bout d’Abd el-Kader qu’en lui empruntant ses propres armes, et d’abord la vivacité dans le déplacement et l’exécution. La guérilla ou, comme on disait, la « guerre des buissons », découverte par Bugeaud en Espagne dans l’armée napoléonienne, ne devait pas être menée par les armées régulières, trop lourdes et statiques. A la mobilité d’Abd el-Kader, il tenta de répondre par une capacité d’intervention reposant sur la formation de colonnes de six à sept mille hommes, légèrement équipées. Cela nécessita un renforcement considérable des effectifs français, qui dépassèrent cent mille hommes en 1846. La guerre totale décrétée, Bugeaud la livra sans pitié ni scrupule, harcelant son ennemi sans relâche, détruisant les silos dissimulés qui servaient de réserve à l’adversaire, s’acharnant contre les récoltes, faisant enfumer des populations entières dans des grottes, assumant explicitement le terme de « barbare » et bravant les critiques de la presse et de l’opposition, en particuliers celles de Louis Blanc et d’Alexis de Tocqueville.

Bugeaud, cependant, se heurtait à un adversaire qui faisait bonne mesure. Peu à peu, en effet, Abd el-Kader avait posé les fondements d’un État algérien. Non seulement l’émir était le chef d’une armée bien organisée, il se révéla aussi un administrateur, mettant en place des circonscriptions et des fonctionnaires, assurant ainsi un minimum de centralisation. Il s’employa à la réforme fiscale en établissant l’égalité par la dîme sur les récoltes et l’impôt sur les troupeaux. Il frappa une monnaie, le boudiou, dans sa capitale de Tagdempt. Il s’efforça aussi de compléter les importations d’armes par la création de ses propres fabriques. L’émir jouissait d’un grand prestige au Maroc, ayant prêté allégeance au sultan Abd er-Rahman. Le collège des ouléma de Fès avait reconnu publiquement son autorité. L’ascendant d’Abd el-Kader sur ses hommes ne s’explique pas seulement par ses faits d’armes, mais aussi par son autorité religieuse. Bugeaud lui-même a su distinguer chez son adversaire une grandeur d’un ordre qui échappait à ses catégories de sabreur : « Cet homme de génie que l’histoire doit placer à côté de Jugurtha » écrivit-il, « est pâle et ressemble assez au portrait qu’on a souvent donné de Jésus-Christ.  »

La Smala

La nouvelle tactique de Bugeaud obligea Abd el-Kader à accroître encore sa mobilité. Tagdempt fut incendiée et toutes ses villes tombèrent les unes après les autres. Abd el-Kader conçut alors une nouvelle capitale mobile, avec deux objectifs : montrer sa puissance par sa présence massive aux tribus sur leur propre terrain et les habituer à la migration, renouant ainsi avec leur ancienne tradition. Un ordre implacable régnait dans l’organisation spatiale de cette ville nomade, ce qui garantissait la vitesse de son installation et de son déménagement. Elle était conçue comme une série de cercles emboîtés selon un agencement à la fois militaire et cosmogonique, d’inspiration soufie. Elle permettait de mettre à l’abri les familles des combattants et les blessés pendant que les cavaliers allaient très loin combattre les Français, mais aussi les membres et les biens des tribus qui se plaçaient sous la protection de l’émir. Cela explique le très grand nombre d’occupants, ordinairement entre 20 et 30 000 personnes, mais qui a pu atteindre 60 000, selon Abd el-Kader lui-même.

Le 16 mai 1843, par un coup de main audacieux, le duc d’Aumale, cinquième fils du roi Louis-Philippe, à la tête de 600 cavaliers, surprit la smala près du puits de Taguine, au sud ouest de Bougie, après une traque de plusieurs jours, et s’empara de la tente de l’émir, alors absent, fit prisonniers nombre de ses parents, dispersa ses manuscrits et pilla ses trésors. La mère, la femme et les enfants d’Abd el-Kader parvinrent toutefois à s’échapper. L’événement ne fut pas décisif, mais la propagande de la monarchie de Juillet en tira grand profit, au point d’en faire un des clichés de la conquête coloniale française pour le reste du siècle.
La reddition d’Abd el-Kader (23 décembre 1847)

Prise de la smalah d'Abd el-Kader, d'Alfred Decaen (d'après Horace Vernet)
Prise de la smalah d’Abd el-Kader, d’Alfred Decaen (d’après Horace Vernet)

L’appui donné à Abd el-Kader par Abd er-Rahman conduisit Bugeaud, devenu maréchal en juillet 1843, au projet de neutraliser le sultan du Maroc. Le traité de Tanger, signé le 10 septembre 1844 après la victoire des Français sur les Marocains à la bataille de l’Isly, porta un coup très dur à Abd el-Kader, mis hors la loi par son ancien protecteur. Désavoué par le gouvernement au sujet de la campagne qu’il avait entreprise sans autorisation en Kabylie, le maréchal, quant à lui, remit sa démission avant d’être rappelé en France, le 5 juin 1847.

Le duc d’Aumale lui succéda comme gouverneur de l’Algérie et fut chargé de poursuivre la lutte. La fin de l’aide marocaine coûtait beaucoup à Abd el-Kader. Le sultan Abd er-Rahman était désormais un instrument aux mains des Français. Abd el-Kader, acculé, finit par se rendre le 23 décembre 1847. Le général Lamoricière reçut l’épée de l’émir contre la promesse formelle qu’il serait conduit avec sa suite soit à Alexandrie soit à Saint-Jean d’Acre.

Le duc d’Aumale avait confirmé la parole du général. Pourtant une campagne de presse et un débat parlementaire en eurent raison. Le 10 janvier 1848, la frégate transportant en captivité Abd el-Kader, sa famille et sa suite, accostait à Toulon. Le 28 février 1848, une révolution parisienne détrônait Louis-Philippe, obligeant le duc d’Aumale à rejoindre sa famille exilée en Angleterre. Abd el-Kader gardera une rancune légitime envers ceux qui avaient trahi leur promesse, et le duc d’Aumale, toute sa vie, regrettera d’avoir été obligé de renier sa parole.

La reddition d'Abd el-Kader, par Augustin REGIS
La reddition d’Abd el-Kader, par Augustin REGIS

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Abd el-Kader en exil : la France (1848 – 1852)

Abd el-Kader restera près de cinq ans prisonnier en France, de janvier 1848 à septembre 1852, avec sa famille et certains de ses proches, au total près de 80 personnes. La crainte de le voir relancer la révolte en Algérie avec l’aide anglaise, les luttes civiles et les incertitudes qui pèsent sur l’avenir politique de la France pendant la II e république, expliquent cette longue captivité, ponctuée de transferts d’un lieu de détention à un autre. A la mélancolie vient s’ajouter le deuil, lorsque le climat, pénible à supporter, provoque la mort de plusieurs de ses enfants en bas âge.

La popularité de l’émir va grandir auprès des Français, impressionnés par sa personnalité : anciens soldats de l’armée d’Afrique, reconnaissants de sa clémence envers ses prisonniers et parmi eux un général, Daumas, qui aura avec lui de longues conversations portant principalement sur les chevaux et les questions militaires, ou encore Monseigneur Dupuch, qui fut le premier évêque d’Alger, avec qui il aura de nombreux entretiens théologiques prolongés par une intense correspondance, mais aussi des personnages anonymes, notables ou inconnus qui demandent à le voir ou qui lui écrivent et à qui, à tous, il répond. Autant qu’il le peut, car le gouvernement a interdit qu’on lui enseigne le français, il observe le mode de vie des Français, leur économie et il assiste à l’essor de la révolution industrielle, aux débuts du chemin de fer, qui le fascine. Lorsqu’il quittera enfin la France, il sera certainement l’un des meilleurs connaisseurs musulmans du monde occidental.

De Toulon à Amboise

Après trois mois passés au fort Lamalgue, à Toulon, et à l’issue d’un débat parlementaire où il a été décidé de le maintenir captif, Abd el-Kader est transféré au château d’Henri IV à Pau, sommairement aménagé parce qu’en cours de restauration. La ville de Pau, fort réticente dans un premier temps à accueillir ce prisonnier, va peu à peu lui rendre la vie plus facile et des amitiés se noueront entre les prisonniers et leurs hôtes. Lorsque Lamoricière devint ministre de la guerre, Abd el-Kader lui écrivit en juillet 1848 une lettre qui demeura sans réponse…

Transféré à Amboise, l’émir et sa suite quittent Pau pour Bordeaux le 3 novembre 1848. Après une réception chaleureuse, ils embarquent à bord d’une corvette à vapeur qui, par la Gironde et la Loire, les dépose à Amboise, où ils entament, là encore, une détention inutilement rigoureuse, car l’évolution intérieure d’Abd el-Kader lui a fait renoncer depuis longtemps à toute tentative désespérée, révolte ou suicide. Un petit groupe de Français les a suivi et contribue à adoucir leur sort.

Les conditions de détention, comme à Pau, s’assouplissent peu à peu, et des sorties s’organisent, grâce aux habitants d’Amboise et de la région. Au printemps 1851, l’émir accepte de quitter le château pour des promenades qui lui font visiter Chenonceaux et d’autres belles demeures des bords de Loire. Toujours intéressé par l’agriculture locale, il fut surtout fasciné par le chemin de fer et il écrira plus tard de Constantinople une lettre de remerciements au chef de gare d’Amboise…

L’amitié avec Napoléon III

Par l’intermédiaire d’un de ses visiteurs français, Abd el-Kader était entré en relation épistolaire avec Louis-Napoléon Bonaparte, alors Prince-Président. Après le coup d’État qui mit fin à la II e république, celui-ci rendit visite à l’émir captif au cours du tour de France qu’il entreprit pour convaincre les populations de voter oui au plébiscite sur l’établissement du Second Empire.

Comme bien d’autres, Napoléon III fut fasciné par Abd el-Kader. Mais cette fascination fut cette fois-ci réciproque et l’émir lui conserva jusqu’à la fin son amitié fidèle.

Le 16 octobre 1852, Napoléon III écrit à Abd el-Kader : « Je suis venu vous annoncer votre liberté. Vous serez conduit à Brousse (aujourd’hui Bursa, en Turquie) aussitôt que les dispositions nécessaires auront pu être prises. Le gouvernement vous allouera une pension digne de votre ancien rang. »

Désormais, Abd el-Kader n’est plus traité en ennemi vaincu, mais il en hôte. Entre la fin du mois d’octobre et son départ pour la Turquie, il se rend à Paris et à Saint-Cloud, résidence de Napoléon III, qui l’invite à l’Opéra, lui offre un cheval blanc et lui fait passer en revue les troupes à ses côtés. Le Tout-Paris se l’arrache tandis qu’il visite Notre-Dame, l’église de la Madeleine, les Invalides et même l’Imprimerie nationale où il découvre, traduite et imprimée, sa réponse à Napoléon III dans laquelle il s’engageait à ne plus jamais retourner en Algérie. Il ira même jusqu’à voter, avec son entourage, au plébiscite sur l’instauration de l’Empire. Après une ultime réception solennelle aux Tuileries, il entame un voyage triomphal, salué par les foules et par les notables jusqu’à Marseille, où il embarque enfin pour la Turquie, le 21 décembre 1852. Chacune des personnes qui lui ont écrit pour le soutenir, ou qui lui ont rendu visite, a reçu de sa main une lettre de remerciements…

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Abd el-Kader en exil : l’Orient (1852 – 1883)

Abd el-Kader en Turquie (1853 – 1855)

Abd el-Kader et sa suite débarquent à Istanbul le 7 janvier 1853. 10 jours plus tard, ils se rendent à Brousse (Bursa), au sud de la mer de Marmara, qui sera pour deux ans leur lieu de résidence. Jusqu’à sa mort, Abd el-Kader restera en rapport avec les autorités consulaires françaises dans l’empire turc, chargées de lui transmettre la pension de 150 000 F. que lui accordait le gouvernement français, mais aussi de surveiller ses moindres faits et gestes, par l’intermédiaire d’un interprète chargé de l’espionner jusqu’en 1857.

Durant le reste de son existence, Abd el-Kader se consacra à une activité intellectuelle et religieuse, prolongeant l’éducation de ses enfants par un enseignement qui fit de lui un maître spirituel renommé dans le monde musulman. Un certain nombre de ses élèves devinrent des penseurs importants, mystiques ou politiques, précurseurs du nationalisme arabe.

Il entretenait une suite qui devint peu à peu une nombreuse communauté dont les membres, par leurs voyages au pays natal, lui permettaient de rester en relation avec l’Algérie. Ses rapports avec le gouvernement turc restèrent toujours difficiles, car Abd el-Kader, tout en reconnaissant la prééminence de la Turquie dans le monde musulman, lui reprochait d’avoir abandonné l’Algérie face à la conquête française. Il parvint toujours à se soustraire à l’impôt ottoman, en qualité de … Français, profitant ainsi du régime des Capitulations, qui exonérait de fiscalité les résidents des puissances européennes dans l’empire turc ! Cela conduisit parfois le gouvernement turc, inquiet de l’influence politique d’Abd el-Kader, à se plaindre auprès de la France, qui le soutint toujours et reversa à ses descendants la pension qu’elle lui accordait. L’amitié franco-turque, amorcée par la guerre de Crimée et qui dura jusqu’à la fin du siècle, permit cependant à Abd el-Kader de bénéficier d’une relative liberté de mouvement.

Le départ en Syrie (1855)

En août 1855, Brousse fut partiellement détruite par un tremblement de terre, et Abd el-Kader décida de se rapprocher des Lieux Saints de l’Islam. Napoléon III, qu’il avait revu à Paris lors de l’exposition universelle de 1855 (il avait même assisté au Te Deum en l’honneur de la prise de Sébastopol), acquiesça à son désir de s’installer à Damas où était enterré Ibn Arabi, le maître soufi du XII e siècle, dont il se réclamait. Établi à Damas avec l’appui de la France en novembre 1855, il vécut désormais en terre arabe sous domination turque. Sa popularité continuait d’inquiéter les autorités ottomanes et la surveillance des Turcs et des Français ne se relâcha pas pendant le voyage qu’il entreprit à Jérusalem en 1856.

Abd el-Kader, protecteur des Chrétiens (1860)

En 1856, un décret du sultan conforme à l’esprit des réformes entreprises en 1839, les Tanzimat, avait adopté le principe de l’égalité des musulmans et non-musulmans devant la loi, supprimant ainsi l’impôt cultuel que devaient verser les Chrétiens. Les Druzes de Syrie, considérant lesChrétiens maronites commel’avant-garde des envahisseurseuropéens,les pourchassèrent et les massacrèrent en juillet 1860 avec la complicitédu gouverneur turc de Syrie. Abd el-Kader, en prenant leur défense et celle des Européens de Syrie, en paroles et en actes, (il obtint du gouverneur l’autorisation d’armer ses Algériens) se comportait avant tout en musulman pour qui les minorités juives et chrétiennes en Islam sont des dhimmi, des protégés que tout croyant doit respecter. Ainsi se renforça l’amitié entre Abd el-Kader et la France, qui le décora de la Légion d’Honneur.

Napoléon III pensa alors en faire l’instrument de sa politique en Orient qui, sous couvert de la protection des Chrétiens, visait à la création d’un vaste royaume arabe indépendant de la Turquie, sous contrôle de la France. Son prestige politique et religieux permettait à Abd el-Kader d’assumer cette position ambiguë de médiateur entre chrétiens et musulmans. Elle lui valut en France et en Europe unepopularité considérable, entretenue par les lettres qu’il adressait aux journaux. Approché par le Grand Orient de France au moment où il entreprenait son second voyage à La Mecque, il fut reçu franc-maçon en 1864, sans que cette initiation heurtât ses convictions musulmanes. Il séjourna un an et demi à La Mecque, le temps de deux pèlerinages consécutifs, pour mériter le titre de « Compagnon du Prophète ». A Londres parut en 1867 sa première biographie, écrite par son ami Charles-Henry Churchill, le vice-consul anglais de Damas.

Abd el-Kader et le canal de Suez (1864 – 1869)

Parmi les amitiés communes à Abd el-Kader et à Napoléon III figuraient des disciples du comtedeSaint-Simon(1760 – 1825), adepte d’un socialisme non étatique accordant une large place à l’entreprise privée. Le projet de percement du canal de Suez, de l’ingénieur Ferdinand de Lesseps, saint-simonien fervent, a séduit Abd el-Kader qui espérait un apport réciproque entre la technologie européenne et l’esprit de l’Islam. Ainsi fut-il associé au projet initial, qui englobait la mise en valeur agricole des terrains proches du canal par la main d’oeuvre que souhaitait recruter Lesseps en Syrie, avec l’aide d’Abd el-Kader. Cet aspect du projet n’aboutit pas, mais il permit à Abd el-Kader de figurer parmi les invités officiels de la France lors de l’inauguration du canal, le 17 novembre 1869.

La défaite de la France en 1870 et l’effondrement du second empire, suivis de la révolte sévèrement réprimée de Mokrani en Algérie en 1871, furent douloureux pour Abd el-Kader et contribuèrent à l’écarter de la vie politique pour ne plus s’occuper que d’oeuvres pieuses et de recherches personnelles jusqu’à sa mort, à Damas, le 26 mai 1883.

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Abd el-Kader (1808 – 1883) : dates

– 1808 : Naissance à la Guetna de l’oued al-Hamman, près de Masacara d’Abd el-Kader Nasr-Ed-Din.

– 1822 : Études à Oran dans l’école de Si Ahmad ben Khodja.

– 1823 : Mariage avec Leila Kheira bint Abu Taleb, sa cousine.

– 1826 – 1828 : 1 er pèlerinage à La Mecque, avec son père.

– 1832 : Abd el-Kader à la tête des tribus résistant aux Français.

– 1834 : Traité de paix avec le général Desmichels.

– 1837 : Traité de la Tafna avec le général Bugeaud.

– 1839 : Franchissement des Portes de Fer par les Français. Abd el-Kader proclame la guerre sainte.

– 16 mai 1843 : Prise de la Smala par le duc d’Aumale.

– 23 décembre 1847 : Reddition d’Abd el-Kader au général Lamoricière

– janvier-mars 1848 : Captivité au fort Lamalgue, à Toulon ; puis au château de Pau (avril -novembre).

– 1849 – 1852 : Captivité au château d’Amboise. Libération accordée par Napoléon III, réceptions à Paris et au château de Saint-Cloud.

– 1853 – 1855 : Exil à Brousse (Bursa), en Turquie.

– 1855 : 1 er voyage à Paris pour l’exposition universelle. Abd el-Kader est reçu aux Tuileries par Napoléon III. Installation à Damas.

– 1856 : Voyage à Jérusalem.

– 1860 : Abd el-Kader protège les Chrétiens de Syrie massacrés par les Druzes et reçoit la Légion d’Honneur de Napoléon III.

– 1863 – 1864 : 2ème pèlerinage à La Mecque.

– 1864 : Lors de son passage à Alexandrie, Abd el-Kader est reçu franc-maçon par la loge « les Pyramides » d’Alexandrie, pour le compte de la loge « Henri IV » de Paris.

– 1867 : 2ème voyage à Paris pour l’exposition universelle.

– 1869 : Abd el-Kader invité à l’inauguration du canal de Suez (17 novembre)

– 26 mai 1883 : Mort d’Abd el-Kader à Damas.

– 1966 : Transfert des cendres d’Abd el-Kader de Damas à Alger.
Au lendemain de son indépendance (1962), l’Algérie élève Abd el-Kader au rang de héros fondateur de la nation.

Le 5 juillet 1966, un avion en provenance de Damas en Syrie rapportait à Alger les cendres de l’émir, décédé à Damas en 1883. Ce retour fut accueilli triomphalement par la population.

Retour des cendres d'Abd el-Kader, le 5 juillet 1966.
Retour des cendres d’Abd el-Kader, le 5 juillet 1966.

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