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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

A propos du film « Tirailleurs » (2) :
Eclairages sur les soldats coloniaux de 14-18,
par Emmanuel Blanchard et Danielle Domergue

Une vingtaine d'années avant la sortie en 2023 du film « Tirailleurs » de Mathieu Vadepied avec Omar Sy, le sort des soldats venus des colonies durant la Grande guerre est apparue dans le débat public français. L'historien Emmanuel Blanchard expliquait sur notre site en 2004 qu'il devenait un enjeu de mémoire dans les luttes politiques et juridiques des anciens combattants et des sans-papiers en France. Ci-dessous aussi un article de l'historienne Danielle Domergue-Cloarec de 2014 qui montre que l'évaluation de Marc Michel pour qui leurs pertes n’auraient pas excédé celles des métropolitains suscite débat. Car lorsque Mangin, commandant de la VIe armée, fait savoir à Blaise Diagne que, sur les 25 000 tirailleurs engagés, elles sont de 6 300 hommes, il l’accuse de mensonge car seuls 10 000 hommes auraient été engagés. À égalité de conditions d’emploi et de durée d’utilisation, les pertes sont-elles égales ?

Les tirailleurs, bras armé de la France coloniale



par Emmanuel Blanchard, publié sur notre site le 25 août 2004 et initialement dans Plein Droit, la revue du GISTI n° 56 de mars 2003, sous le titre « « Les spoliés de la décolonisation ».

Source

Longtemps occultée, la participation des populations coloniales aux efforts de guerre de la France est aujourd’hui un véritable enjeu de mémoire au cœur des luttes politiques et juridiques des anciens combattants et des sans-papiers. En mettant l’accent sur la contribution de leurs aînés à la défense d’idéaux démocratiques, mis à mal par les gouvernements passés et présents de la France des colonies ou de la fermeture des frontières, ces derniers ont contribué à sortir de l’oubli des milliers d’hommes dont les sacrifices ne sont toujours pas reconnus. Il reste que l’image du tirailleur 1 libérateur de la France occupée ne permet pas d’appréhender, dans toute sa complexité, l’histoire des troupes coloniales.

C’est dès le XVIIe siècle que fut créée « la coloniale » chargée de défendre les vieilles colonies du royaume de France par des recrutements locaux afin de compléter ses « unités blanches ». Mais c’est avec la fondation du second empire colonial, au cours du XIXe siècle, que les « troupes indigènes » vont prendre une véritable importance quantitative et qualitative au sein de l’armée française.

La longue et meurtrière conquête de l’Algérie entamée en 1830 donna lieu, dès 1832, à la création de bataillons de « Turcos », fondés sur les décombres des milices ottomanes vaincues, qui seront la souche des « bataillons de tirailleurs indigènes » (1842) puis des « régiments de tirailleurs algériens » (1856). Cet exemple fut ensuite suivi en Afrique du Nord (tirailleurs tunisiens puis marocains) et de l’Ouest, avec la formation, par le général Faidherbe, dès 1857, des premiers bataillons de tirailleurs sénégalais. Ils prenaient la succession de troupes auxiliaires formées d’esclaves rachetés par l’armée française et, sous cette appellation générique, accueillirent l’ensemble des populations conquises au fur et à mesure de l’avancée de l’armée d’Afrique dans les territoires de la future Afrique occidentale française (AOF).

« Nos soldats d'Afrique - Le tirailleur sénégalais », une iconographie répandue au début du XXème siècle
« Nos soldats d’Afrique – Le tirailleur sénégalais », une iconographie répandue au début du XXème siècle

L’utilisation première de ces troupes fut donc bien de mener la politique de conquête et de pacification de nouvelles régions destinées à intégrer l’empire colonial français. Très vite cependant, du fait de l’efficacité et de l’ardeur au combat de certaines d’entre elles, elles furent utilisées loin de leurs bases et engagées dans les aventures extérieures du Second Empire (guerre de Crimée, 1854-56 ; intervention au Mexique, 1862-1867). Surtout, quelques bataillons furent appelés au front lors de la guerre de 1870-71. De cette époque et du traumatisme de la défaite de Sedan date d’ailleurs une nouvelle vision du potentiel de ces régiments et des territoires dont ils provenaient.

Sous l’impulsion d’officiers de l’armée d’Afrique, ces régions difficilement conquises et pacifiées acquièrent dans l’esprit d’une partie du personnel politique, jusqu’alors relativement indifférent, une importance stratégique. Cette Force noire 2 fut de plus en plus envisagée comme une « réserve d’hommes » qui permettait enfin de lutter d’égal à égal contre l’ogre démographique allemand.

Contre l’avis même des colons, peu désireux de voir les indigènes armés par la puissance contre laquelle ils se soulevaient périodiquement, de nouveaux bataillons furent formés et une conscription partielle fut même introduite en Algérie (1896) et dans les villes libres du Sénégal (Saint-Louis, Dakar…). Ce passage dans l’armée s’accompagna, pour les anciens conscrits, d’avantages (emplois ou terrains réservés) et d’évolutions de leur statut (possibilité de ne plus être soumis au code de l’indigénat) qui furent, toutefois, le plus souvent accordés sur le mode de la faveur et non du droit.

Cette place particulière des anciens combattants dans les sociétés colonisées restera une constante : leur passage progressif de privilégiés, ardents défenseurs d’une France leur faisant miroiter la marche progressive vers l’égalité de droits, à celui de francophiles aux espoirs déçus, a joué un rôle dans le basculement, quelques décennies plus tard, de certaines régions dans la lutte armée pour l’indépendance. A cet égard, les deux guerres mondiales ont d’ailleurs été des moments clés…

La mobilisation des troupes coloniales pour la guerre 1914-1918 fut sans précédent : environ 800 000 hommes ont été incorporés, plus de 70 000 y perdirent la vie 3. Lors de la bataille des Dardanelles, les « tirailleurs sénégalais » représentaient, à eux seuls, la moitié des effectifs engagés. Cette mobilisation ne s’est pas faite sans difficultés, la solde et les avantages traditionnels n’étant plus suffisamment convaincants. Le premier député du Sénégal (de la ville libre de Saint-Louis), Blaise Diagne fut appelé à la rescousse au début de l’année 1918 pour convaincre ses électeurs, et se prononça pour une généralisation de la conscription qui, dans son esprit, devait s’accompagner d’une marche progressive vers la citoyenneté : à l’égalité dans les tranchées et devant la mort devait correspondre celle dans la société. Ses arguments ne suffirent cependant pas à convaincre les réfractaires au départ sur les champs de bataille européens.

Tirailleurs partant en colonne (Archives nationales du Sénégal).
Tirailleurs partant en colonne (Archives nationales du Sénégal).

En effet, depuis de longs mois, l’intérieur de l’AOF était secoué par des révoltes régulières contre les enrôlements forcés. Ces émeutes, d’ailleurs réprimées par les tirailleurs restés sur place, prirent une telle ampleur, que le gouverneur de l’AOF dût suspendre un temps les recrutements militaires et suggérer au gouvernement de mettre l’accent sur la contribution économique des colonies. Au renforcement des exportations vers la métropole, s’ajouta donc une contribution importante en termes de main-d’œuvre. L’exemple des travailleurs chinois est maintenant bien connu 4, mais ce sont plus de 200 000 travailleurs coloniaux (dont plus de 50 000 Indochinois) qui vinrent assurer la relève des conscrits dans les usines françaises.

« Nous ne sommes plus que des nègres »

L’horreur des combats et la peur de la mort en moins, leur statut n’était guère éloigné de celui de leurs compatriotes soldats puisque, eux aussi, étaient soumis à un statut militaire et vivaient dans des casernements surveillés par l’armée. Pour tous ces hommes, se posa, en 1918, la question du retour, le gouvernement ne tenant absolument pas à les voir s’installer sur le territoire français. Cette découverte de la métropole incita cependant certains d’entre eux à fuir les rapatriements et à s’installer définitivement ou provisoirement en France.

Pour les autres, le retour fut souvent synonyme de désillusions puisque les maigres pensions de combattants auxquelles certains avaient droit ne leur étaient de fait pas versées, et que la citoyenneté pour tous n’était toujours pas à l’ordre du jour : « lorsqu’on a besoin de nous pour nous faire tuer ou nous faire travailler, nous sommes des Français ; mais quand il s’agit de nous donner des droits, nous ne sommes plus des Français, nous sommes des nègres » 5. A cette époque, seules la fierté d’avoir contribué à la victoire militaire et l’admiration et la peur de la puissance militaire française empêchèrent ces anciens combattants de rallier massivement les mouvements nationalistes qui, dans l’entre-deux guerres, émergeaient dans de nombreuses colonies.

La propagande des Mangin et consorts en faveur de la Force noire n’ayant eu qu’un succès limité, l’engagement des troupes coloniales, au cours de la première guerre mondiale, fut progressif et quantitativement faible (les bataillons coloniaux représentaient moins de 5 % de l’ensemble des troupes engagées dans les combats). Ce n’est qu’au fur et à mesure des batailles que le professionnalisme et la bravoure de ces troupes furent reconnus. Elles arrivèrent d’ailleurs en métropole peu expérimentées et mal préparées. De nombreux bataillons restèrent ainsi en réserve et l’inadaptation climatique et la maladie tuèrent au moins autant que les combats.

Lors de la seconde guerre mondiale, la situation fut tout autre : les troupes coloniales furent d’emblée massivement intégrées aux plans de bataille et, placées en première ligne, elles payèrent un très lourd tribut lors des combats de mai et juin 1940 6. Avec la défaite, les nombreux prisonniers furent enfermés dans des camps de travail au service de l’effort de guerre allemand, en métropole ou outre-Rhin. Ils furent la cible d’une intense propagande de la part des services allemands qui essayaient de s’appuyer sur les sentiments nationalistes des originaires d’Afrique du Nord notamment.

A la Libération, tant dans les départements algériens qu’en AOF, les autorités locales mirent en garde Paris sur les risques politiques liés au rapatriement de ces prisonniers « retournés » par l’Allemagne ou, en tout cas, facilement enclins à alimenter la contestation sociale et politique. Les désarmements, contrôles d’identité et d’états de service préalables au retour donnèrent lieu à de multiples incidents, les soldats coloniaux supportant mal que leur contribution patriotique et militaire soit l’objet de suspicion. Nombre d’entre eux étaient en effet membres de l’armée d’Afrique à partir de laquelle la France libre se lança dans la reconquête du territoire national. En 1944, ils représentaient ainsi la moitié des troupes ayant débarqué en Provence. Ces troupes furent cependant « blanchies » 7 au fur et à mesure de leurs avancées : de Gaulle privilégiant l’intégration des groupes de résistants à la 1re armée, il choisit, face à la pénurie de moyens, de désarmer une partie des bataillons de tirailleurs afin d’équiper ces nouveaux combattants.

La frustration de se voir déposséder d’un rôle central, les suspicions des autorités françaises déjà évoquées et surtout les promesses matérielles non tenues furent à l’origine du soulèvement du camp de Thiaroye (banlieue de Dakar). Le 1er décembre 1944, les troupes françaises ouvrirent le feu sur 1 280 tirailleurs en cours de rapatriement. Le lourd bilan (35 tués, 35 blessés graves…) suffit, à lui seul, à démontrer la complexité du rôle et de l’état d’esprit des troupes coloniales à la Libération : fêtées en métropole par la population en liesse mais réprimées et ayant toutes les difficultés pour faire valoir leurs droits dès lors qu’elles réintégraient leurs régions d’origine.

Racisme colonial et fraternité combattante

Le racisme des sociétés coloniales est d’ailleurs souvent opposé à la fraternité au sein des unités combattantes. Il est vrai que, pour beaucoup d’engagés coloniaux, cette voie était aussi un moyen d’échapper aux discriminations et charges auxquelles les assujettissaient le code de l’indigénat et autres législations d’exception. De plus, quand ils avaient l’occasion de servir en métropole, nombreux étaient ceux qui remarquaient que la population locale était moins xénophobe que les colons. Il n’en reste pas moins que, faisant preuve d’un paternalisme indéniable, l’armée française était loin d’être égalitaire. Avancement lent et bloqué, impossibilité de commander des troupes non indigènes, placement sous les ordres de métropolitains moins gradés étaient le lot commun des rares officiers africains.

Ces discriminations et ségrégations (mess séparé, voyage sur des bateaux différents…) ont perduré, sinon légalement, du moins dans les faits, à la Libération. Elles expliquent en partie le ralliement progressif d’une partie des anciens combattants coloniaux à la cause nationaliste et le passage à l’ennemi lors des guerres d’Indochine et surtout d’Algérie de nombreux cadres de l’armée française. Ces ralliements ne furent cependant pas systématiques et eurent lieu le plus souvent tardivement ; la plupart des officiers algériens ralliés à l’Armée de libération nationale avaient ainsi combattu en Indochine et ne rejoignirent l’ALN qu’en 1957-1958.

Dès la fin de la seconde guerre mondiale, les bataillons de tirailleurs furent en effet massivement utilisés lors des multiples conflits coloniaux (en Indochine surtout, où près d’un combattant sur deux était originaire des colonies, mais aussi lors de l’insurrection de 1947 à Madagascar ou, à plusieurs reprises, en Tunisie et au Maroc). Le commandement français se faisait fort d’ailleurs de manipuler les ressentiments et oppositions entre les différentes populations coloniales pour mieux maintenir l’ordre.

Même si des bataillons de Marocains et de Tunisiens refusèrent d’aller servir en Algérie au début des « événements », ou qu’au cours de cette guerre, la méfiance sur la fidélité des troupes coloniales ne cessa de grandir, cette période de l’après seconde guerre mondiale est aussi celle où les troupes coloniales se professionnalisent vraiment et voient leurs modes d’engagement se multiplier (elles sont ainsi utilisées pour le maintien de l’ordre en métropole, notamment en 1948 lors de la grande grève des mineurs). Le nombre de ceux qui obtinrent alors le droit à une pension de retraite, et non pas à la seule retraite du combattant, augmenta donc fortement.

Ce constat et la perpétuation de logiques discriminatoires ancrées dans l’histoire de ces troupes conduiront à la cristallisation des pensions à partir de 1958.


Les Chinois de 14-18

Quatorze juillet 2000, huit heures du matin, place de la République : une petite foule bruyante de soixante sans-papiers chinois, accompagnés de quelques amis français, embarquent à bord d’un car qui prend aussitôt le chemin du Nord. Ces sans-papiers appartiennent au Troisième collectif et ont décidé d’aller rendre hommage à leurs compatriotes tombés au service de la France pendant la guerre de 1914-1918.

Ce sont en effet quelque 140 000 ressortissants chinois qui ont été amenés en France par les gouvernements français et anglais pour travailler soit dans les usines de munitions, soit dans les chantiers de creusement ou de remblaiement des tranchées, soit encore au déminage. Appâtés par des promesses qui ne seront pas toujours tenues, ils sont traités très durement ; la promiscuité, le froid, le manque d’hygiène font des ravages parmi eux ; sur le trajet qui conduit des camps où ils sont parqués à leur lieu de travail, ils sont souvent insultés par la population. Plusieurs milliers d’entre eux y laisseront leur vie. Quelque huit cents de ces victimes sont inhumées au cimetière de Noyelles-sur-Mer, à proximité d’Abbeville, et c’est dans ce cimetière, entretenu par le gouvernement britannique, que les sans-papiers du Troisième collectif se rendent en ce 14 juillet 2000.

Accueillie par la secrétaire de la section de la Ligue des droits de l’homme d’Abbeville, la délégation parcourt silencieusement les allées, afin de lire et de relire les épitaphes gravées sur les stèles. Puis une gerbe est déposée, portant une inscription ainsi rédigée :


Aux travailleurs chinois de 1917-1920

morts pour la France,

Les travailleurs chinois de 1997-2000

rejetés par la France.


Après quelques brèves interventions rappelant l’histoire du site et la situation actuelle, après une copieuse séance de photos, les voyageurs se dispersent quelques instants aux abords du cimetière. Puis c’est l’heure du retour ; la délégation revient à Paris avec le sentiment qu’un peu de justice a été rendue.

Emmanuel Blanchard



Pour en savoir plus :

• Clayton Antony, Histoire de l’armée française en Afrique 1830-1962, Albin Michel, 1994.

• Recham Belkhacem, Les musulmans algériens dans l’armée française (1919-1962), l’Harmattan, 1996.

• Kamian Bakari, Des tranchées de Verdun à l’église Saint-Bernard. 80 000 combattants maliens au service de la France(1914-1918 et 1939-1945), Karthala, 2001.

• Michel Marc, L’appel à l’Afrique. Contributions et réactions à l’effort de guerre en AOF (1914-1919), publications de la Sorbonne, 1982.

• Echenberg Myron, Colonial conscripts. The tirailleurs sénégalais in French West Africa 1857-1960, Portsmouth, Heinemann, London, James Currey, 1991.

Et aussi
• Laurent Véray, historien du cinéma et professeur à la Sorbonne Nouvelle sur le site de Radio France le 8 janvier 2023, Les tirailleurs dans l’histoire du cinéma.

• l’historien Anthony Guyon sur France Inter le 8 janvier 2023.



Une histoire en partage : les tirailleurs sénégalais
dans la Première Guerre mondiale



par Danielle Domergue-Cloarec, publié dans Humanisme, 2014/4, n° 305, pages 95 à 99.
Source


Danielle Domergue-Cloarec, professeur honoraire à l’Université Montpellier III, est l’autrice d’une thèse de doctorat d’Etat publiée en 1986, 2 volumes, 1 319 pages, en accès libre sur la liste CNRS archives ouvertes, et du livre, La Côte d’Ivoire dans la Grande Guerre, Presses universitaires de la Méditerranée, 2017, 338 pages.


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C’est Napoléon III qui officialisa (décret de 1857) la création d’un corps de combattants africains appelé tirailleurs sénégalais, principaux artisans de la conquête coloniale. Puis, à partir de 1904, un décret institua un recrutement militaire par engagements volontaires de deux à quatre ans et par réengagements. Ce furent les rivalités internationales qui conduisirent la France à regarder vers son Empire et sa colonie la plus proche l’AOF.

Au moment de l’affaire de Fachoda (1898) puis lors des crises marocaines (1905) se posa le problème de la défense des colonies. Pourquoi les Africains n’y participeraient-ils pas ? Mangin, chef d’État-major des troupes de l’AOF, reprit cette idée dans un ouvrage : La force noire (1910). Il y voit la possibilité de combler le déficit démographique français face à l’Allemagne. Il y affirme que les Noirs auraient une vocation naturelle au métier des armes. Ces idées ne font pas l’unanimité. Néanmoins, une mission qu’il pré-side est envoyée en AOF (1910-1911) et conclut à la possibilité de recruter 40 000 hommes par an.

Le décret de 1904 jugé peu satisfaisant, un nouveau décret fut pris le 7 février 1912 instituant une conscription partielle avec un service militaire obligatoire de quatre ans pour les vingt à vingt-huit ans avec prime à côté de l’engagement volontaire. La proportion d’hommes à recruter ne devait pas dé-passer 1 ‰ et 2 ‰ en cas de nécessité.

Les recrutements de la guerre

L’état de guerre va balayer toutes les réticences. L’AOF connaîtra six recrutements militaires selon des modalités définies par les décrets : de 1912, de 1915 et de 1918. Parmi différents chiffres, nous avons retenu celui de 156 709 recrutés qui représente un prélèvement de 3,4 ‰ d’une population estimée à 11 millions d’habitants.

Le législateur mit l’accent sur l’engagement volontaire (EV), l’appel n’intervenant que comme complément. Dès l’origine, le discours du volontariat est démenti par les résultats des opérations qui montrent que l’enrôlement forcé est de mise et que l’appel fournit l’essentiel du recrutement. Un an de recrutement en Côte d’Ivoire (octobre 1914-juin 1915) donne 1 493 EV sur 5 312 hommes et sous la pression, plusieurs ayant changé l’appel en EV. Le lieutenant-gouverneur de la colonie G. Angoulvant dénonce la situation : c’est le recrutement par voie d’appel qui a joué.

Après les hécatombes en Champagne et en Artois, les décrets de 1915 sont pris pour faciliter les opérations. Les chefs des colonies ont l’autorisation d’aller jusqu’à la rupture de la situation politique. Pour les militaires, la nécessité absolue prime toute autre considération. Le gouverneur général propose de ne plus faire de distinction entre appelés et engagés volontaires. G. Angoulvant justifie son refus : « On ne peut vraiment pas qualifier de volontaires des individus provenant de rafles opérées dans les agglomérations indigènes voisines des grands centres. On peut encore moins considérer comme tels des gens qui sont amenés la corde au cou de la région militaire et du cercle des Gouros. » Les critères physiques sont revus en fonction des populations. En septembre 1915, Angoulvant écrit au gouverneur général : « on ne peut vraiment pas demander à des gens qui ne se battent pas comme nous, pour leurs foyers et pour leurs terres, qu’on envoie mourir pour leurs vainqueurs d’hier et pour leurs maîtres de demain, de manifester de l’enthousiasme et de l’empressement. »

Discours et réalités

Le terme de volontaires entretient l’illusion en France. Les avantages pécuniaires n’ont pas joué, le retour des grands blessés a provoqué de l’effroi et le fait de cacher les décès a accru l’angoisse et répandu l’idée qu’être recruté pour le pays des Blancs c’était aller à coup sûr à la mort. En 1917, Nivelle a besoin d’hommes pour son offensive, mais les recrutements se font sur fond de révoltes et on s’accorde à dire qu’on ne peut aller plus loin.

L’État abandonne sa politique de recrutement en contrepartie d’une participation à la Défense nationale. Produire coûte que coûte, tel va être le slogan. Le résultat majeur fut la généralisation du travail forcé. La sous-estimation des problèmes logistiques conduira à l’abus des prestations et du portage pour descendre les produits à la côte. Faute de navires ils pourriront sur place. La métropole ne s’est pas rendu compte de l’effort fourni.

Le retour de Clemenceau au gouvernement fin 1917 et la nécessité de tenir en attendant les Américains débouchèrent sur la reprise des recrutements. Le nouveau décret de 1918 prévoyait plus d’avantages financiers, l’exemption de l’impôt de capitation pour la durée de la guerre, l’assouplissement du code de l’indigénat, des emplois réservés, la création d’une école d’agriculture et d’une école de médecine. On s’engageait à ne plus recruter après la guerre.

Pour que ce soit un succès, le gouvernement mobilisa le député africain Blaise Diagne qui s’était illustré dans la défense des tirailleurs et qu’il nomma Commissaire de la République. Cette nomination, véritable coup de tonnerre provoqua la démission du gouverneur général J. Van Vollenhoven.

Les méthodes du recrutement

C’est au regard des méthodes utilisées que doivent se lire les chiffres des recrutements et non au regard d’une quelconque vocation guerrière. Le recours à la force devint vite la règle. À Zuénoula (Côte d’Ivoire), 200 recrues ont été fournies par la force dès octobre 1914. L’administrateur du cercle des Gouros écrit : « Je ne vois pas arriver sans appréhension le moment du recrutement. Tous les hommes valides vont prendre la brousse et on ne retrouvera plus dans les villages que des vieillards et des impotents… c’est en effet une véritable chasse à l’homme qu’il va falloir se résoudre à organiser dans les régions de sou-mission récente. » De manière générale, la coercition fut de règle partout. En Côte d’Ivoire, la contrainte fut généralisée et les recrutements à coups de chicotte ne furent pas rares comme l’indiquera l’inspecteur des affaires administratives Kair. Dans les grands centres, on pratiqua des rafles dans la population flottante. Les chefs récalcitrants furent punis par des amendes et des peines de prison et les villages furent rendus responsables collectivement.

Perceptions et résistances des populations

Dans les zones de soumission récente, les recrutements furent vécus comme une punition. Dans le nord de la Côte d’Ivoire, les méthodes utilisées ont rappelé celles de Samori. Les chefs et les notables ont dû de gré ou de force livrer des hommes. Certains ont résisté en présentant des inaptes, en facilitant les fuites ou en se révoltant. En dépit des primes les déserteurs ne furent pas dénoncés. Les réactions sont montées en puissance : en 1915, soulèvement du Bélédougou (nord de Bamako), dans l’ouest Volta en 1916, 160 000 insurgés se soulèvent pendant quatre mois. Il y aura aussi des révoltes dans le Nord Dahomey (1917), en Côte d’Ivoire à deux reprises : pays Dida (1917-1918) et l’Agnéby (1918). Les populations essayent par tous les moyens d’échapper au recrutement par des simulations, des mutilations, mais la forme de résistance la plus usitée est la fuite individuelle ou en groupe, d’un cercle à un autre ou au-delà des frontières, de préférence à l’étranger. L’embauche sur les chantiers forestiers non soumis au recrutement est aussi un moyen. On déserte avec armes et bagages pour passer inaperçu ou bien au cours des déplacements, et ce à plusieurs reprises. Même au Sénégal, des recrues désertent pour revenir en Côte d’Ivoire à pied pendant six mois. La fuite à l’étranger peut concerner un groupe important et prendre un sens politique comme ce fut le cas des 18 000 Agni qui passèrent la frontière avec la Gold Coast, interrompant le commerce dans la zone la plus riche de la Côte d’Ivoire. Seul Blaise Diagne arrivera à les faire rentrer.

Tirailleurs sur les théâtres de la guerre

Il faut s’imaginer la recrue sortie de son village de brousse qui ne connaît que ses voisins et que la guerre traditionnelle. La seule vision du Blanc qu’il a est celle du colonisateur qui l’a vaincu, dont il a subi la répression et qu’il va devoir combattre. L’effroi est immense, tout lui est étranger : les paysages, le climat, les mœurs, la langue, la culture, la technologie.


« Un jour, sur le front, je vois passer, comme ça, au loin, une troupe de gens, avec un homme à cheval qui tournait autour d’eux. Je demande ce que c’est. On me répond qu’on n’en sait rien. Alors avec ma voiture, j’y vais. C’étaient des noirs, qui revenaient des tranchées, où on les avait oubliés dix-huit jours ! Vous devinez ce que ça pouvait être ! des blocs de boue ! Ils revenaient avec des fusils cassés, des vêtements en loque… Magnifiques ! Et quand ils m’ont vu, ils se sont mis à me jouer la Marseillaise, avec je ne sais quoi, en tapant sur des morceaux de bois, des pierres… C’était la réponse à mes attaques contre Ferry. Je leur ai parlé. J’ignore s’ils ont compris. Je leur ai dit qu’ils étaient en train de se libérer eux-mêmes en venant se battre avec nous, que dans le sang nous devenions frères, – fils de la même civilisation et de la même idée… Des mots, – qui étaient tout petits à côté d’eux, de leur courage, de leur noblesse.

Ils ont été admirables ! Les Boches se plaignent qu’on leur ait envoyé des noirs ! Mais il n’y a pas un Boche, pas un docteur de l’Université de Berlin ou de Munich, qui vaille, en beauté et en grandeur, le premier venu des Sénégalais ! Qu’est-ce qu’ils ont, les Boches ? Leur science ? Ils sont épatants en sémantique ? en psychologie ? Qu’est-ce que c’est que ça ? »

[/Georges Clemenceau
Propos du 19 juin 1928, in Jean Martet, M. Clemenceau peint par lui-même, Paris, Albin Michel, 1929, p. 151./]

En avant les Sénégalais !

Les années 1914-1916 sont très dures, car les conscrits sont peu formés excepté ceux du Maroc. En Picardie, ils cèdent à la panique et fuient. À Dixmude et sur l’Yser, ils perdent deux tiers de leurs effectifs et sont exterminés par les Allemands. Ils ne sont pas plus préparés en 1916. Sur la Somme, 31 bataillons de tirailleurs sénégalais (BTS) vont enregistrer des pertes importantes : le 61e BTS voit sa première vague d’attaque fauchée et la deuxième réduite à 40 hommes. Il perd 57,5 % de son effectif. Pour le 58e régiment d’infanterie coloniale (RIC) sur 528 hommes mis hors de combat, 483 sont des Sénégalais, soit 91 %. À Verdun (février-juin 1916), les tirailleurs suscitent l’admiration, mais le coût humain est élevé : le 43e BTS perd 315 hommes, dont 275 Sénégalais, soit 87 %. Les chefs militaires sont divisés sur leur emploi et refusent la formation de cadres africains.

Les années 1917-1918 sont entre gloire et sacrifices. Nivelle s’en sert comme troupes de choc au point que 87 BTS se trouvent sur le front occidental. Ni lui, ni Mangin ne se préoccupent du climat. Aux combats du Chemin des dames, les pertes atteignent trois quarts des effectifs. Tous les officiers s’accordent sur leurs souffrances et dénoncent l’aveuglement de Mangin qui, relevé de son commandement, y gagnera le surnom de boucher des noirs. L’année 1917 est la plus tragique. Les BTS maintiennent jusqu’au sacrifice les positions d’Épernay et de la montagne de Reims en subissant l’épreuve des gaz. Ils participeront aux combats aux côtés des Américains à Saint-Mihiel, à la percée des Ardennes et aux derniers combats en Belgique. Leur bravoure fera renaître le mythe de la Force noire.

Ils sont présents dans le corps expéditionnaire d’Orient (CEO) : Dardanelles, Macédoine, Serbie et Bulgarie où ils subissent le terrible hiver de 1917-1918.

Les pertes suscitent toujours débat. M. Michel estime que un tirailleur sur cinq a rencontré la mort et confirme qu’ils ont essuyé des pertes d’une ampleur exceptionnelle, mais que ces dernières n’auraient pas excédé celles des métropolitains. Toutefois, lorsque Mangin, commandant de la VIe armée, fait savoir à Blaise Diagne que sur la totalité des BTS engagés, soit 25 000 hommes le total des pertes est de 6 300 hommes, le député l’accuse de mensonge, car seuls 10 000 hommes auraient été engagés. Diagne n’est pas contredit. La proportion n’est plus la même. À égalité de conditions d’emploi, de temps d’utilisation (durée) sur des champs de bataille identiques les pertes sont-elles égales ? Comment prendre en compte l’acclimatement, l’adaptation (chaussures), l’acquisition de la technologie (armes) ? Compte tenu des conditions, les tirailleurs ont largement payé l’impôt du sang.

L’envers de la médaille

L’après-guerre fut le temps des déceptions et parfois des règlements de compte avec certains chefs qui ont essayé de soustraire leurs enfants au recrutement. Il faut dire que beaucoup de tirailleurs affichaient une supériorité mal ressentie par la population et que les récits qu’ils firent ne furent pas pris au sérieux. Les récits étaient tellement incroyables qu’on pensait qu’ils exagéraient ou qu’ils étaient devenus fous. Comment faire comprendre la fraternité vécue face à la mort dans les tranchées aux côtés des Blancs sur un pied d’égalité ? Dans l’incapacité de dire leur vécu, se sentant étrangers chez eux, ils se replièrent en marge de la société ou bien se réengagèrent. Les promesses n’ont pas été tenues. Les compensations financières n’ont pas toujours été versées aux familles ou bien le chef de village les accapara. Les exemptions d’impôt et de prestations et l’assouplissement de l’Indigénat n’ont pas été respectés.

Dans les colonies les mentalités n’avaient pas changé. Pour l’administrateur la resénégalisation voulait dire le retour au statu quo ante. Les anciens combattants, en refusant de lui obéir, montraient le mauvais exemple. Ne clamaient-ils pas que tout travail méritait salaire ? Les seuls emplois qui leur furent offerts furent ceux de garde-cercles honnis de la population. Le droit de créer des associations leur fut refusé. En 1919, les recrutements reprirent avec la conscription obligatoire pour tous. L’envers de la médaille avait un goût d’amertume, de trahison, le sentiment d’une profonde injustice qui s’exprimerait lors de la cristallisation des pensions en 1959, coupant ainsi le lien de fraternité et d’identité avec les anciens combattants de France.

S’il convient bien de marquer notre reconnaissance envers ceux qui se sont sacrifiés et a fortiori pour un pays qui n’était pas le leur, il y a surtout un devoir de vérité et donc un devoir d’Histoire.


  1. Tirailleur : celui qui tire en tous sens [dictionnaire le Robert].
  2. Le général Mangin (1866-1925), auteur de la Force noire (1910) est de ceux qui ont beaucoup fait pour la diffusion de cette idée et la catégorisation des combattants dans une perspective culturaliste voire raciste.

    Il aurait accompagné l’envoi d’un contingent de troupes africaines vers les champs de bataille de la première guerre mondiale du commentaire suivant : « à consommer avant l’hiver, ne supportent pas le froid ». (Note ajoutée le 23 août 2004 – source Le Soleil).

  3. Les pertes françaises totales sont de 1,3 million d’hommes sur plus de 5 millions de combattants. Cette proportion de décès est la même dans les troupes coloniales engagées sur le front.
  4. Yu-Sion Live, « Les travailleurs chinois et l’effort de guerre », Hommes et migrations, n° 1148, novembre 1991, pp.12-15.
  5. Senghor Lamine (aucun lien de parenté avec le poète) dans la revue La voix des nègres, mars 1927, cité par Dewitte Philippe, « La dette du sang », Hommes et migrations, novembre 1991, n° 1148, pp.8-11.
  6. Environ 40 % des soldats d’AOF et d’AEF engagés en 1939-1940 trouvèrent la mort alors que le taux de mortalité des combattants « Français de France » ne fut que de 3 %.
  7. L’expression était couramment utilisée pour désigner l’augmentation de la proportion de métropolitains dans les troupes coloniales.
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