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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

A propos de Pierre Bourdieu
retours sur son séjour en Algérie

Pierre Bourdieu fit son service militaire dans l'Algérie en guerre, notamment dans le service de propagande de Robert Lacoste, en pleine « bataille d'Alger », puis y enseigna à Alger. L'importance de ce séjour de 1955 à 1958 dans son œuvre - on a pu parler d'une « matrice algérienne » de celle-ci - est l'objet d'une « enquête » dans un très riche récit graphique de Pascal Génot et Olivier Thomas, publié en septembre 2023 aux éditions Steinkis. Nous présentons également deux autres livres publiés sur la question en 2022 : Pierre Bourdieu en Algérie (1956-1961). Témoignages, par Tassadit Yacine, aux éditions du Croquant, et Combattre en sociologue. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964), par Amin Perez, aux éditions Agone.

Pierre Bourdieu et l’Algérie



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Bourdieu. Une enquête algérienne, par Pascal Génot et Olivier Thomas


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Présentation de l’éditeur



Jeune agrégé de philo, Pierre Bourdieu est appelé pour son service dans les premières années de la guerre d’Algérie. Démobilisé deux ans plus tard, il retournera cette épreuve malheureuse contre elle-même, restant à Alger malgré la guerre pour y enseigner la sociologie. Pris d’amour pour un pays qui lui rappelle ses propres origines rurales, il étudie les transformations brutales de cette société, découvrant la sociologie tout en apprenant à mieux se connaître lui-même.

Comment cette expérience a-t-elle fait du jeune Bourdieu un sociologue porteur d’un regard à la fois empathique et critique, attentif à toutes les formes de domination ? Comment peut-elle nous aider à mieux comprendre une Algérie aussi familière que méconnue ?

Aujourd’hui, nous partons sur ses traces, à la recherche de la genèse de cet intellectuel majeur, qui a révolutionné la sociologie.


Pascal Génot : « On peut parler d’une matrice algérienne de la sociologie de Pierre Bourdieu »


Propos recueillis par Wassila Belhacine. Publié par Libération le 8 septembre 2023. Extrait.
Source

Comment ce passage en Algérie, alors marquée par la guerre, a-t-il contribué à créer le Bourdieu sociologue ?

Au milieu des années 50, Pierre Bourdieu est reçu à l’agrégation de philosophie. La discipline était alors reine des humanités. Après son service militaire en Algérie, il va commettre un geste déraisonnable pour l’époque en abandonnant la philosophie pour s’engager dans une voie plus hasardeuse : à l’époque, la sociologie était encore une discipline mineure. A travers sa pratique, il exprimera son positionnement anticolonialiste. Dès son premier livre, Sociologie de l’Algérie (1958), il considère que le système colonial est un facteur de désagrégation de la société algérienne traditionnelle au profit d’une économie capitaliste imposée par la force. Le terrain algérien va également lui permettre de souligner les limites des outils de travail à sa disposition. Par exemple, il va vite s’apercevoir que les catégories professionnelles de l’Insee ne peuvent pas intégrer toute la réalité algérienne. Il en crée donc d’autres pour les adapter à son nouveau terrain. Cette expérience inscrit le travail de Pierre Bourdieu dans une perspective de sociologie critique qui questionne en permanence ses propres outils et sa façon d’analyser le réel.

Dans quelle mesure son expérience algérienne a-t-elle inspiré ses autres travaux les plus emblématiques ?

On peut parler comme le fait l’anthropologue algérienne Tassadit Yacine d’une matrice algérienne de la sociologie de Pierre Bourdieu. Dès les années 60, lorsqu’il étudie les champs artistiques et scientifiques, il perçoit le désintérêt, parfois feint mais souvent sincère, des travailleurs de ces domaines pour l’enjeu financier au nom d’un investissement basé sur l’amour de l’art ou de la science. Lorsqu’il émet ces conclusions, Bourdieu a en tête ses travaux sur l’importance de l’honneur dans la société kabyle. Dans la Kabylie précapitaliste, celui qui agit ouvertement par intérêt perd son honneur. D’où des stratégies sociales masquant l’intérêt réel. On jugera, par exemple, très impoli de rendre immédiatement la pareille à un cadeau car cela laisserait entendre que ce don n’était pas désintéressé. C’est en observant ce type de phénomènes que Bourdieu commencera à concevoir l’importance d’un capital symbolique au lieu du seul capital économique.

Bourdieu a effectué la quasi-totalité de son service militaire au service de l’information, en d’autres termes au service de la propagande. Que sait-on de cette expérience ?

Elle contraste avec l’image du sociologue militant des années 1990-2000. Néanmoins, il ne faut pas que cette expérience devienne le principal filtre de lecture à travers lequel voir le personnage. Au début de son service militaire, Bourdieu est affecté comme simple soldat de seconde classe dans une caserne. De là, il va mettre en place une «stratégie de planque» pour ne pas faire la guerre les armes à la main. Ses compétences universitaires vont le conduire à intégrer, grâce à des relations familiales, le service de l’information. A cette époque, l’armée a besoin de profils intellectuels car la guerre d’Algérie se joue autant sur le plan de l’information que sur le terrain proprement militaire.

Ce service produit le discours officiel de la France relatif au conflit en Algérie. L’administration de l’époque parlait «d’action psychologique», c’est-à-dire des démarches mises en œuvre pour retourner l’opinion de la population en faveur de la politique de la France. Nous parlerions aujourd’hui de communication politique, un autre euphémisme pour ne pas dire «propagande». Bourdieu travaillait au service de l’information avec un titre de rédacteur-concepteur. Il est fort probable qu’il a contribué à produire des textes – discours, brochures d’informations, etc. – servant l’action de la France pendant la guerre d’Algérie. En l’état actuel des sources, il est néanmoins impossible d’attribuer au sociologue un texte en particulier : les écrits produits par ce service ne sont pas signés nommément et les documents d’archives ne nous donnent pas de renseignements clairs sur leurs auteurs.

Comment Bourdieu a-t-il vécu cette expérience ?

Il a évité de faire la guerre les armes à la main mais il s’est retrouvé à un degré de responsabilité plus important que s’il était resté soldat de seconde classe. A son arrivée en Algérie, il est déjà habité par une opinion anticolonialiste et pense que la guerre est profondément injuste. Il raconte notamment dans son Esquisse pour une auto-analyse (2004) être lecteur abonné de l’Express au moment de ses classes, ce qui lui aurait valu par ailleurs des conversations animées avec ses supérieurs pro-Algérie française : ce tout jeune magazine – il a été créé en 1953 – est connu à l’époque pour son positionnement favorable à la décolonisation et son opposition à l’intervention militaire en Algérie. Son expérience militaire le met en porte-à-faux. J’émets l’hypothèse que Pierre Bourdieu passe de la philosophie à la sociologie car son temps passé au gouvernement général lui a été moralement insupportable. La sociologie lui permettait de retourner cette expérience en se servant des connaissances acquises durant ce moment pour lutter contre la société coloniale. Par la suite, il s’inscrira clairement dans une position pro-indépendance de l’Algérie et poursuivra un engagement essentiellement scientifique.

Pierre Bourdieu en Algérie (1956-1961). Témoignages,
par Tassadit Yacine

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Ce livre retrace, sans prétendre à l’exhaustivité, la période algérienne de Pierre Bourdieu : celle qui va de 1956, date de son arrivée dans le Chéllif, région inhospitalière à la ­chaleur torride en été et au froid glacial en hiver, à 1961, date de son départ précipité d’Alger, ville en proie au terrorisme urbain. Dans l’intervalle, Pierre Bourdieu a été affecté au Gouvernement général, à Alger, comme attaché militaire dont la mission était de rédiger des notes et divers documents nécessaires à l’administration coloniale. Après sa libération du service militaire, il entame une carrière d’enseignant à la faculté d’Alger et de chercheur à l’Ardess (Association de recherche). Cet autre lieu, l’université, lieu de « science » et de « connaissance », lui offrira la possibilité d’étudier les structures sociales et les pratiques culturelles qui fondent la société algérienne alors dans le collimateur d’une armée coloniale obsédée par sa déstructuration.


Combattre en sociologues. Bourdieu et Sayad
dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964)
,
par Amin Perez



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En revenant sur la période où Bourdieu et Sayad se font sociologues, le présent ouvrage tente de faire valoir une nouvelle lecture de leurs œuvres, en éclairant certains points aveugles, en dévoilant quelques anachronismes et lieux communs. Ainsi, chez le premier, l’idée que l’« œuvre algérienne » serait la matrice de toute sa sociologie ; chez le second, celle que son véritable travail commencerait avec ses études en France sur le processus migratoire ; et chez tous deux, la construction d’une réponse au dogme de la « neutralité axiologique », cette rupture canonique entre science et politique inscrite dans une longue histoire de dépolitisation du monde académique. Ce livre propose donc de revisiter leurs travaux (choix d’objets, hypothèses, méthodes, terrains, etc.) à partir des événements historiques qu’ils ont vécus et de leurs prises de position dans le champ intellectuel de l’époque.

Ce livre s’appuie sur l’analyse de sources souvent inédites : archives des institutions militaires et universitaires par lesquelles Bourdieu et Sayad ont transité en Algérie et en France ; archives personnelles de chacun, dont leur correspondance (1958-1964), les carnets d’enquêtes, les brouillons d’articles, de rapports et de livres qu’ils ont parfois écrits ensemble ; archives d’amis et de collaborateurs complétées par des entretiens avec certains d’entre eux. Ce qui m’a permis de retracer les affinités à l’origine de la relation professionnelle, amicale et politique entre les deux jeunes sociologues ; mais aussi d’établir les conditions de leur collaboration et le contexte de leurs productions intellectuelles.

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De cette rencontre entre Bourdieu, Sayad et d’autres étudiants ou instituteurs indigènes, de leur collaboration avec des écrivains algériens et des militants anticolonialistes est né un programme d’enquête et de recherches qui a débouché sur l’esquisse d’une position anticoloniale originale et les bases d’une sociologie postcoloniale. En revenant sur les origines de cette collaboration, ce livre montre la façon dont une relation, qui aurait pu paraître totalement asymétrique – d’autant plus dans un contexte de guerre coloniale –, entre un jeune normalien philosophe français et un étudiant militant algérien, a pu engendrer une complémentarité de points de vue pour produire des pratiques de recherche inédites. À bien des égards, l’attention portée à la fois au travail de terrain et aux enjeux politiques d’une perspective scientifique sur la crise de la société algérienne constitue une étude en actes sur les conditions de possibilités pour élaborer une sociologie articulée aux objectifs d’émancipation.

Comment être utile dans un contexte de colonisation et de guerre de libération ? C’est la question que se posent Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad en pleine effervescence révolutionnaire en Algérie. Dès leur première rencontre, à l’université d’Alger, en septembre 1958, alors qu’ils ont respectivement vingt-huit et vingt-cinq ans, va se nouer une forte amitié intellectuelle sur la base d’une même volonté de comprendre et de changer la situation dans laquelle ils vivent.

Alors inscrit en licence de psychologie, Sayad exerce parallèlement le métier d’instituteur dans la banlieue algéroise et milite avec les libéraux. Bourdieu, qui enseigne alors la philosophie et la sociologie, vient de publier son premier ouvrage, Sociologie de l’Algérie, dans lequel il engage des réflexions sur les fondements de la société algérienne et les conséquences sociales de la guerre [2].

En ce début d’année 1959, l’enseignant invite son étudiant à écrire un article sur l’université et les libéraux dans la revue Études méditerranéennes. Cette revue, fief d’une pensée anticoloniale libérale réunissant intellectuels des deux rives – parmi lesquels Jean Amrouche, Jean Daniel et Jean Lacouture –, envisage de constituer un « dossier algérien ». Côtoyant divers intellectuels français et algériens proches de cette tendance, Bourdieu reçoit à cette époque les exemplaires du journal clandestin des libéraux, L’Espoir Algérie. De son côté, Sayad, par son militantisme, y a ses entrées et compte les mobiliser afin d’étudier l’histoire et les conditions de possibilité de ce mouvement dans le contexte de guerre d’indépendance. […]

Au moment où la position de De Gaulle sur le devenir politique de la colonisation reste incertaine et où la situation d’extrême violence crée de très fortes tensions, Bourdieu et Sayad ne s’en tiennent pas à une réflexion conjoncturelle et binaire entre colonisation ou révolution. Leurs échanges témoignent d’une connaissance sans complaisance : à leur engagement contre les « ultras » de l’Algérie française répond leur vigilance face aux nationalistes algériens, mais aussi face aux théoriciens révolutionnaires.

Sayad veut poser un nouveau regard sur la situation coloniale à partir de sa connaissance des libéraux algériens et en mettant en perspective la littérature anticoloniale avec ce qu’il rencontre sur le terrain. L’ouvrage alors très lu et discuté de l’écrivain et essayiste juif tunisien Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du Portrait du colonisateur, publié en 1957 et préfacé par Jean-Paul Sartre, est au cœur de sa critique [3]. Pour Sayad, l’enjeu est de comprendre les relations de domination qui structurent les conditions du colonisé et du colonisateur, mais aussi de dépasser concrètement – ce que, selon lui, Memmi ne fait pas complètement – cette analyse pour évoluer de la résignation à la révolution. Aux yeux de Sayad, le « libéral » incarne une posture réflexive à partir de laquelle il est possible de dépasser la rationalisation de l’ordre des choses qui structure les deux camps. C’est le sens même qu’il donne au concept de « révolution coloniale » : une révolution qui s’inscrit dans et contre sa propre civilisation. […]

En étudiant les racines profondes de la guerre, Bourdieu et Sayad entendent à la fois informer la métropole sur ce qui se passe réellement en Algérie et ouvrir des perspectives émancipatrices pour le peuple algérien. Voilà la tâche à laquelle ils veulent s’attaquer en s’efforçant de comprendre les mécanismes de domination qui structurent la vie des masses algériennes. Ils ne se pensent pas encore comme sociologues : l’un est enseignant, l’autre étudiant dans un cursus qui comprend alors un certificat de « morale et sociologie ». Une chose est claire : l’acte de compréhension comme engagement politique de transformation de la société est au cœur de leur projet. Si ce positionnement n’a pas été d’emblée affirmé comme tel, c’est qu’il s’est construit progressivement, à mesure que l’Algérie s’enfonçait dans la guerre. Il doit beaucoup à leurs parcours atypiques avant leur rencontre et aux ressources scientifiques et politiques qu’ils mettront par la suite en commun.

Quel est le sens de ces partis pris en pleine guerre ? C’est l’objet de la première partie de ce livre. Je partirai de l’analyse des trajectoires biographiques de Sayad et Bourdieu avant et pendant la guerre jusqu’à leur rencontre à l’université d’Alger en 1958. Ces trajectoires seront replacées dans les contextes politique et académique de leur travail afin d’éclairer les circonstances et les éléments qui ont rendu cette collaboration possible malgré la distance sociale qui séparait les deux hommes. Je m’appuierai sur une série d’archives et de témoignages oraux pour mieux comprendre la traduction de leurs positions politiques en questionnements scientifiques qui déboucheront finalement sur une sociologie de la révolution coloniale.

Extrait des premières pages de Combattre en sociologue. Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad dans une guerre de libération (Algérie, 1958-1964)

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