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Édition du 1er juillet au 15 juillet 2024

A propos de l’enseignement
de l’histoire coloniale
à l’école primaire,
par Laurence De Cock

Un enseignant a donné un exercice à ses élèves de CM2 sur "les aspects positifs" de la colonisation. L'affaire a fait le tour des grands médias. Au-delà d'une colère compréhensible, que révèle cet exercice sur l'enseignement de l'histoire à l'école aujourd'hui ? Laurence De Cock est animatrice du collectif Aggiornamento histoire-géo, historienne de l'éducation et auteure notamment de "Dans la classe de l'homme blanc. L'enseignement du fait colonial en France des années 1980 à nos jours" (PUL, 2018). Elle pointe ici, plutôt que la responsabilité de tel ou tel enseignant, celle écrasante dans ces errements d'une "défiance" d'ordre politique au sein de l'institution elle-même vis-à-vis de cette question.

A propos de l’enseignement de l’histoire coloniale à l’école primaire

par Laurence De Cock

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L’affaire a fait le tour des grands médias : un ou une collègue a trouvé bon de donner un exercice à ses élèves de CM2 sur les aspects positifs de la colonisation. Le texte à trou (c’est comme ça que l’on dit), reproduit ci-dessous, concentre tous les poncifs du discours colonialiste tel qu’on pouvait le trouver dans les manuels de la Troisième République, avec le fameux triptyque encore régulièrement brandi par les nostalgiques de l’Empire : les routes, les écoles, les hôpitaux.

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On sait bien que tout cela a été soigneusement déconstruit depuis longtemps et que plus aucun historien sérieux ne peut continuer à s’appuyer sur cette propagande pourtant régulièrement remobilisée par quelques politiques ou éditorialistes soucieux de ne pas s’en laisser compter par le contexte de « repentance ». Il est donc tout à fait naturel que la lecture de cet exercice provoque indignation, colère, et interrogations légitimes sur l’orientation politique de l’enseignant. Toutefois, je vais tenter d’expliquer pourquoi l’affaire doit être analysée aussi sous un autre angle avant que d’en conclure au racisme de l’institution scolaire, comme j’ai pu le lire ci et là, ou à celui de l’enseignant.

Certes je ne connais pas l’enseignant en question et je ne dispose pas d’autres détails que ce que la presse a rapporté de cet épisode ; néanmoins, ayant travaillé sur l’enseignement du fait colonial, et assumant d’être naturellement peu prompte à vouer des collègues aux gémonies à partir d’une photographie rapide d’un cahier d’élèves, j’aimerais préciser le malaise que me procure cette affaire, et insister ici sur une responsabilité lourde de l’institution qui me semble aller bien au-delà de la question de l’enseignement de la colonisation.

L’exercice donné est inepte et catastrophique. Il témoigne à la fois d’une méconnaissance de l’histoire et de sa didactique. Cela fait beaucoup, mais cela s’explique hélas. Il faut que les gens sachent à quel point la formation des enseignants du premier degré, en histoire, est indigente. L’histoire n’est même plus évaluée à l’écrit du concours, et elle est optionnelle à l’oral si les étudiants la choisissent pour leur dossier d’admission. Il est tout à fait possible d’arriver, l’année du concours en n’ayant pas fait d’histoire depuis le lycée. Cette année de préparation, très lourde comme tout concours, inclut certes des heures de cours d’histoire-géographie, mais souvent de façon marginale qui laisse à peine le temps d’un survol rapide des thèmes au programme.

A ceci s’ajoutent des textes officiels de plus en plus incohérents. Les derniers programmes de l’école primaire datent de 2015 (légèrement réaménagés en 2018). Voici l’extrait dans lequel on trouve l’unique mention de la colonisation du XIXème siècle.

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Il n’est absolument pas question du fait colonial dans son ensemble, mais des conquêtes, sobrement qualifiées de « processus de colonisation ». Tout cela est précisé par les documents d’accompagnement élaborés par l’inspection pour aider les enseignants qui disent ceci :

« L’observation de cartes affichées dans les classes sous la III République peut introduire le thème de la question coloniale. Cette question est liée à la problématique d’ensemble parce qu’elle s’est forgée autour de l’idéal républicain d’une grande nation civilisatrice ».

Il s’agit donc de n’envisager la colonisation que du point de vue de la mission civilisatrice. Notons au passage que les manuels de la troisième république étaient beaucoup plus prolixes sur le sujet et avançaient en sus les enjeux diplomatiques et économiques ; mais peu importe, ce qu’il faut retenir ici, c’est qu’ un enfant, aujourd’hui, sort donc de l’école élémentaire en ayant étudié la colonisation sous le seul prisme de sa justification idéologique par la république colonialiste et sans avoir rien appris de la situation coloniale elle-même.

Ce n’est pas faute d’avoir pointé les défaillances en matière d’enseignement du fait colonial. Nous sommes nombreux à l’avoir fait. En 2015, lorsque les projets de programmes de primaire et de collège sont parus, ils ont provoqué un tollé dans les milieux conservateurs qui, sans même prendre le temps d’étudier en détail les textes, les ont jugés trop « repentants », privilégiant la colonisation (traite, esclavage et colonisation-décolonisation) sur les Lumières et démontrant en cela la victoire des « péda-gauchistes » (je n’exagère pas). Les immortels de l’Académie Française, accompagnés de quelques politiques en campagne électorale, étaient vent debout contre ces programmes qui abandonnaient, selon eux, toute ambition de faire aimer la France en préférant insister sur les pages sombres de l’histoire. Pour moi qui ai travaillé sur les controverses inhérentes à la mémoire coloniale, je dois admettre que celle-ci atteignait des sommets de mauvaise foi. Le résultat fut cependant un recul, sous la pression, du Conseil Supérieur des Programmes et l’adoption d’un compromis indigeste entre récit national mal dégrossi et introduction de questions plus novatrices. Le fait colonial a été relégué à cette pâle ligne dans un chapitre sur la Troisième République.

Notre responsabilité collective

Le résultat des courses ? Il y a fort à parier qu’aujourd’hui, un professeur des écoles ait davantage appris sur le passé colonial en écoutant les débats médiatiques et politiques qu’en lisant les dernières parutions scientifiques. Il est certain également que le fait colonial – comme le fait religieux – est un contenu désormais tellement sous surveillance médiatique et politique que prudence (et frilosité) en dictent son enseignement. Alors des collègues peu au fait de l’historiographie mais soucieux d’éviter les vagues, trouvent sans doute judicieux d’aborder le sujet en insistant tour à tour sur le « négatif » et le « positif », persuadés ainsi de rester dans la ligne de la « neutralité » chère à l’institution. C’est apparemment ce qu’a fait cet enseignant puisqu’il semblerait que la leçon précédente était consacrée aux violences coloniales.

Que dire de tout ce gâchis ? Que l’indigence de la formation des enseignants est un pan de la maltraitance actuelle de cette profession acculée à appliquer à la lettre des directives de plus en plus intenables qui les dépossèdent de toute liberté pédagogique et vident les enseignements de leur potentiel critique, surtout en histoire. Que ce qui s’est passé hier sur le fait colonial se reproduira immanquablement ailleurs si rien n’est fait pour améliorer la formation initiale et continue des enseignants. Que les réseaux sociaux et les emballements autour de séquences tronquées ajoutent un palier supplémentaire de surveillance et de pression qui ne va pas faciliter la tâche des enseignants déjà en prise avec une hiérarchie de plus en plus pesante.

Il en va désormais de notre responsabilité collective. Je ne crois pas que l’accusation publique d’un collègue soit de très bon augure pour l’avenir de l’école. Il est plus urgent de regarder la lune et non le doigt et de réclamer ensemble que cesse cette défiance vis-à-vis de questions historiques lourdes mais nécessaires à l’intelligence collective et à une école véritablement inclusive. Les réformes en cours n’en prennent pas le chemin, c’est peu de le dire. Les politiques tant autoritaires qu’austéritaires ne font qu’aggraver une situation déjà alarmante. La vigilance est saine mais prenons ce défi à bras le corps en l’exerçant sur un gouvernement et un parlement en passe de fragiliser encore davantage une école déjà bien mal en point.

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