En juillet 2017, une plaque a été posée place de la Nation pour se souvenir de la répression policière du 14 juillet 1953 qui a fait sept morts par balles, six Algériens et un Français responsable de la Fédération CGT de la métallurgie. En 2018 et 2019, un « Bal du souvenir et des libertés » a été organisé, place de la Nation, avec des débats et la projection d’extraits du film de Daniel Kupferstein, « Les balles du 14 juillet 1953 ». En juillet 2020, les consignes liées à la crise sanitaire n’ont pas permis de l’organiser.
Mais l’idée a été lancée par un manifeste publié par notre site ainsi que par Mediapart, Regards, l’Union syndicale solidaire et l’Association des combattants contre le colonialisme aujourd’hui (Acca) de reprendre la tradition suspendue de ces défilés populaires Bastille/Nation du 14 juillet qui avaient lieu après 1945. Sa reprise pourrait non seulement ranimer la mémoire du massacre de 1953 annonciateur des errements de la gauche française dans la guerre d’Algérie, mais aussi symboliser l’espoir aujourd’hui d’une République française antiraciste et décolonialisée.
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La bande annonce du film
Colonisation : « À Paris, le 14 juillet 1953, des manifestants
ont été ciblés comme Algériens »
par Rosa Moussaoui, publié dans l’Humanité le 13 juillet 2020. Source
Pour l’historien Alain Ruscio, le massacre du 14 juillet 1953 qui provoqua la mort de 7 indépendantistes, place de la Nation, à Paris, relève du crime policier raciste. Retour sur une page d’histoire coloniale longtemps tenue dans l’oubli.
Qui étaient les manifestants du 14 juillet 1953 à Paris ?
Alain Ruscio. Depuis le Front populaire, à l’exception de la période d’occupation nazie, les syndicats, en l’occurrence la CGT, organisaient tous les 14 Juillet un grand défilé populaire qui était un peu l’équivalent du 1er Mai. Les Algériens patriotes organisés au sein du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) avaient pris l’habitude, depuis 1950-1951, de défiler en rangs compacts à l’intérieur du cortège, avec l’accord des organisateurs. Ils marchaient derrière le portrait de Messali Hadj [homme politique algérien, il réclamait l’indépendance dès 1927, ndrl], en arborant des banderoles indépendantistes. Très souvent, les policiers s’en prenaient aux manifestants, détruisaient leurs banderoles, mais jusque-là, il n’y avait eu que des incidents. En 1953, les choses ont vraiment très mal tourné : l’agression policière contre les manifestants a provoqué des échauffourées ; la police parisienne a tiré dans la foule, faisant des dizaines de blessés et tuant six Algériens et un Français : Abdelkader Draris, Mouhoub Illoul, Maurice Lurot, Amar Tadjadit, Larbi Daoui, Tahar Madgène et Abdallah Bacha. Ils ont été tués par balles : c’est donc un crime délibéré, un crime que l’on peut qualifier de raciste car c’est bien en tant qu’Algériens, en tant qu’indépendantistes, que ces manifestants ont été visés. Sur la place de la Nation, on a retrouvé plusieurs centaines de douilles : c’était véritablement une agression de masse, sous la responsabilité du ministre de l’Intérieur qui était un radical-socialiste, Léon Martinaud-Déplat.
Cet épisode répressif intervient dans un contexte de très grande violence contre le mouvement ouvrier. Un an plus tôt, la manifestation organisée par les communistes pour dénoncer la guerre de Corée et la venue à Paris, le 28 mai 1952, du général américain Matthew Ridgway, ont donné lieu à de sanglants affrontements…
Alain Ruscio. Bien sûr. C’était une période d’extrême tension, au cours de laquelle les policiers usaient vraiment de méthodes extrêmement violentes. Il y avait d’ailleurs déjà eu un mort par balles lors de cette manifestation du 28 mai 1952. Il se trouve que c’était également un Algérien, un habitant d’Aubervilliers : Hocine Belaïd. Il faut souligner que, le 14 juillet 1953, c’est en tant qu’Algériens, militants politiques, que ces manifestants ont été pris pour cible.
Pourquoi la mémoire de ces manifestants tués par la police est-elle si longtemps tombée dans l’oubli ?
Alain Ruscio. Contrairement à bien des idées reçues, il y a eu une très forte protestation de la CGT immédiatement après le massacre. Il y a eu un meeting au Cirque d’hiver qui a rassemblé plusieurs milliers de personnes, avec le soutien des communistes, la présence de Colette Jeanson, de Témoignage chrétien et de l’équipe de Gilles Martinet à France Observateur. Ensuite, au 94, rue Jean-Pierre-Timbaud, la CGT a organisé un grand rassemblement d’hommage silencieux au moment où les cercueils des Algériens ont été réunis avant d’être envoyés vers leur terre natale. Un cortège d’ouvriers a accompagné leurs dépouilles.
Mais, effectivement, ces événements sont ensuite très vite tombés dans l’oubli. Je pense que la guerre d’Algérie est en cause : la tension, l’hostilité d’une grande partie de la population contre les Algériens ont crû pendant le conflit. Il n’y a pas eu, par la suite, de commémoration. L’année suivante, le ministre de l’Intérieur, qui s’appelait François Mitterrand, a de toute façon interdit la manifestation. Celle du 14 juillet 1953 fut la dernière. Un voile a été jeté sur ce massacre.
Le film et le livre éponymes de Daniel Kupferstein, les Balles du 14 juillet 1953, ont contribué de façon décisive à remettre en lumière cette page de l’histoire coloniale. Quel est le sens de la commémoration prévue ce 14 Juillet ?
Alain Ruscio. Daniel Kupferstein a entrepris un travail remarquable. Auparavant, l’historienne Anissa Bouayed était déjà revenue sur ces événements en 1980, dans sa thèse consacrée à la CGT dans la guerre d’Algérie, et je les ai moi-même évoqués en 2002, dans un ouvrage collectif consacré au 17 octobre 1961. Cette année, la commémoration de ce massacre est une occasion de se saisir de l’actualité. Le mouvement déclenché par l’assassinat de George Floyd aux États-Unis a des répercussions en France. Il y a une sorte de rage des historiens de sensibilité anticolonialiste lorsqu’ils constatent que la police française répète qu’elle a toujours été républicaine, qu’elle a toujours défendu les valeurs humanistes. Sans faire de procès à la police, il ne faut pas oublier qu’il se trouvait, parmi les policiers ayant tiré sur les Algériens le 14 juillet 1953, des éléments qui avaient participé, une décennie plus tôt, à la rafle du Vél’ d’Hiv’. Il y a cette volonté de répondre à la bonne conscience de tous ceux qui nous parlent d’une police non raciste, qui compterait seulement quelques brebis galeuses dans ses rangs. Toute la police n’est pas raciste, mais il est quand même bon de rappeler à la décence ceux qui oublient délibérément cette histoire.
Le 1er mai 1954, les nationalistes algériens présents au rassemblement dans la clairière de Reuilly (extraits)
© CinéArchives
Le 1er mai 1954, pour contourner l’interdiction du défilé Bastille/Nation, un rassemblement est organisé dans la clairière de Reuilly, à l’orée du bois de Vincennes, à l’appel de la CGT et du PCF. Un caméraman du parti communiste est présent. Les rushes tournés ce jour-là, non montés, sont conservés par Ciné-Archives ; ils montrent la foule nombreuse massée autour d’une estrade, ornée de drapeaux rouges et tricolores. A la tribune, des dirigeants d’envergure nationale et des figures parisiennes se relaient : la direction du PCF est représentée par Jeannette Vermeersch et Jacques Duclos, qui encadrent Raymond Guyot (secrétaire de la fédération de Paris du PCF) ; Benoît Frachon (secrétaire général de la CGT) laisse la place à Eugène Hénaff, secrétaire de l’union des syndicats de la Région Parisienne. Au loin, perdue dans la foule, on distingue une très large banderole du MTLD, ornée d’une effigie de Messali Hadj. La caméra lui consacre un plan quelques instants plus tard ; on voit très nettement le groupe compact des militants du MTLD, arborant au revers de leur veste un insigne avec le visage de Messali Hadj.
Le 1er mai 1955 : brèves images de nationalistes algériens présents au rassemblement dans la clairière de Reuilly (extraits)
© CinéArchives
Le 1er mai 1955, un rassemblement se tient de nouveau au même endroit, encore filmé par le PCF. Ces rushes ne seront pas montés. La caméra s’attarde sur les visages de vieux travailleurs en casquette et d’enfants. Des jeunes gens dansent une ronde. Soudain surgissent dans le champ un drapeau algérien et des banderoles « A bas le statut de l’Algérie », « L’indépendance de l’Algérie est inéluctable », « Vive le mouvement national algérien ». La scène dure à peine trois secondes (on peut arrêter l’image), puis l’opérateur baisse sa caméra et cesse de filmer ce groupe. Ce passage est trop court pour témoigner d’une envie d’accorder de l’importance à ces revendications, mais trop long pour laisser croire à un accident, puisqu’on a le temps de lire les inscriptions sur les banderoles. Leurs porteurs sont des partisans du MNA (Mouvement National Algérien, issu des responsables du MTLD qui refusent de se rallier au FLN (Front de Libération Nationale) fondé six mois auparavant, le 1er novembre 1954. Ces images à l’époque n’ont jamais été montrées. Les images suivantes montrent les orateurs de la CGT à la tribune et la foule nombreuse dans la clairière ; elles ne laissent plus de place aux slogans des nationalistes algériens.
Le 1er mai 1956 : plus aucune image des nationalistes algériens (extraits)
© CinéArchives
Le 1er mai 1956, les opérateurs du PCF et la CGT sont à nouveau dans le bois de Vincennes. Cette fois, six semaines après le vote des pouvoirs spéciaux qui plonge le pays dans la guerre d’Algérie, aucune trace de revendications indépendantistes algériennes. La seule allusion au conflit tient en trois mots entraperçus : « Paix en Algérie ». Il s’agit là du mot d’ordre officiel adopté par le PCF, pas d’un slogan des nationalistes algériens. Il est d’ailleurs « noyé dans la masse », à la fin d’une banderole de quatre lignes demandant l’unité syndicale et l’augmentation des salaires. Il faudra attendre le film sur les obsèques des victimes de Charonne, en février 1962, quand la guerre touchait à sa fin, pour que la guerre d’Algérie soit présente dans les films conservés par Ciné-Archives.
par Emmanuel Blanchard, dans la revue Contretemps