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Édition du 15 octobre au 1er novembre 2024

A Madrid, le Musée Thyssen décolonialise ses collections

Le journaliste Ludovic Lamant rend compte dans Mediapart de deux expositions actuellement visibles à Madrid : « La memoria colonial en las colecciones Thyssen-Bornemisza » au musée Thyssen et « Un Requiem Por La Humanidad » à la Casa Encendida. L’une et l’autre relèvent d’une démarche qui s’inscrit, comme le rappelle Ludovic Lamant, « dans un mouvement plus vaste d’une tentative de “décolonisation” des musées en Europe, de l’exposition sur “Le modèle noir” au musée d’Orsay à Paris (2019) à celle sur la traite négrière au Rijksmuseum d’Amsterdam (2021), en passant par celle sur l’art et l’empire organisée par la Royal Academy of Arts de Londres en début d’année. »


Madrid piste les traces de la violence coloniale dans ses collections de peintures

Dans une exposition audacieuse, le musée Thyssen de Madrid passe en revue ses collections pour y repérer des traces de la violence coloniale perpétrée par des puissances européennes, jusqu’à présent occultées.

par Ludovic Lamant. Publié dans Mediapart le 18 août 2024.

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Une famille de notables néerlandais prend la pose dans la campagne. La toile, un très grand format, a été peinte par Frans Hals, pointure du Siècle d’or aux côtés de Rembrandt et Vermeer, aux alentours de 1645. Un peu en retrait des quatre membres de la famille Ruychaver, vêtu de manière moins élégante, un enfant noir, un bâton à la main, fixe le public. De très près, on discerne une cicatrice, ou un tatouage, sur l’une de ses joues. Que fait-il là ? Que nous dit-il ?

Des recherches récentes ont découvert que le père de famille fut le directeur du château d’Elmina, dans l’actuel Ghana, au service de la Compagnie des Indes occidentales, entre 1641 et 1645. Des milliers de personnes soumises à l’esclavage ont été vendues depuis ce fort, avant d’être envoyées vers des plantations aux Amériques. Mais le garçon noir sur le tableau témoigne aussi de la présence de personnes noires, qui n’étaient pas réduites au statut d’esclave, sur le sol des Pays-Bas à la même époque.

Sans doute à cause du regard ambigu de l’enfant – défiance ou indifférence ? –, ce tableau a été récupéré depuis, comme un totem, par des artistes décoloniaux. La Péruvienne Sandra Gamarra se l’est réapproprié cette année à l’occasion de son exposition au pavillon espagnol de la Biennale de Venise. L’artiste Titus Kaphar avait réalisé en 2017 une performance spectaculaire autour d’une copie de ce tableau, lors d’une conférence TED intitulée « L’art peut-il amender l’Histoire ? ».

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« Portrait de famille dans un paysage », Frans Hals, 1645-1648. © Musée national Thyssen-Bornemisza, Madrid

Cette toile emblématique constitue le cœur d’une exposition visible cet été au musée Thyssen-Bornemisza, l’un des principaux établissements culturels de Madrid, autour de la « mémoire coloniale » de ses collections. L’ambition est de taille : les commissaires ont retenu 73 œuvres, issues des collections anciennes et contemporaines du Thyssen, afin de « décrire les conséquences du processus colonial qui a débuté au XVIsiècle et ses répercussions dans le monde actuel ».

Sur l’un de ses murs du musée est écrite, comme une boussole, cette phrase de Franz Fanon tirée des Damnés de la Terre : « Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des Nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes. Cela nous décidons de ne plus l’oublier. » Dans la même salle où trône le tableau de Hals, d’autres toiles évoquent la traite de manière plus voilée. Les personnes noires en sont souvent absentes.

Le Britannique Thomas Lawrence a peint vers 1825 un monumental portrait en pied d’un certain David Lyon, fringant banquier et fils d’un propriétaire de plantations sucrières en Jamaïque. Lorsque l’Angleterre déclara l’abolition progressive de l’esclavage en 1833, cet héritier toucha de confortables indemnités publiques à titre de compensation, en échange de la libération de 463 personnes sur l’île. C’est la première fois que le musée prend la peine de rappeler ce contexte.

La démarche du Thyssen peut surprendre, de la part d’une fondation qui s’est surtout illustrée dans le débat public, ces dernières années, par ses réticences à restituer un tableau de l’impressionniste Camille Pissarro spolié par les nazis. D’autant que le baron Hans Heinrich Thyssen-Bornemisza, qui a constitué cette prestigieuse collection à partir de celle léguée par son père, doit sa fortune à l’empire industriel sidérurgique de la famille Thyssen, la même qui avait participé au financement de l’ascension d’Adolf Hitler.

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« Le Sentier perdu », Charles Wimar, 1856. © Musée national Thyssen-Bornemisza, Madrid.

L’entreprise s’inscrit aussi dans un mouvement plus vaste d’une tentative de « décolonisation » des musées en Europe, de l’exposition sur « Le modèle noir » au musée d’Orsay à Paris (2019) à celle sur la traite négrière au Rijksmuseum d’Amsterdam (2021), en passant par celle sur l’art et l’empire organisée par la Royal Academy of Arts de Londres en début d’année. En 2023, le Met de New York consacrait une rétrospective au peintre « afro-hispanique » Juan de Pareja, qui fut d’abord réduit en esclavage au service de Diego Velázquez, avant de peindre pour lui-même.

Dès 2010 en Espagne, le musée Reina Sofía de Madrid, sous la direction de Manuel Borja-Villel, avait organisé une exposition pionnière, « Principe Potosí », qui traçait des liens entre les conquêtes et la colonisation de l’Amérique et la fabrication d’une certaine modernité artistique. Chaque fois, il s’agit de mettre en tension le récit eurocentré que ces musées n’ont cessé de relayer et légitimer au fil des siècles.

Mémoires anticoloniales

L’exposition n’évoque pas seulement la représentation de la traite négrière. Son propos est plus vaste, et parfois bien plus articulé, d’un point de vue théorique, que ce que permettent d’illustrer les œuvres d’une collection réalisée à 95 %, par des peintres masculins et blancs, reflets des goûts d’une élite économique européenne au XXsiècle. « Dans bien des cas, il est plus important de souligner ce que ces peintures occultent que ce qu’elles rendent visible », résume Juan Ángel López-Manzanares, conservateur du musée Thyssen et l’un des commissaires de l’exposition.

Une nature morte néerlandaise du XVIIsiècle, qui inclut une fine coupe de porcelaine chinoise, renvoie au « régime d’extractivisme » mis en place par la colonisation européenne. Une toile montrant des Native Americans, torse nu et à cheval, réalisée par un peintre d’origine allemande au XIXsiècle, montre la circulation des stéréotypes sur ces populations alors menacées d’extinction. De grands paysages brésiliens, peints par le Néerlandais Frans Post dès le XVIIsiècle, mettent en scène une harmonie de la nature dans ce « Nouveau Monde » qui tranche avec les crimes en train d’être commis sur place à la même époque.

Au Louvre, le Brésil de Frans Post

L’exposition du Thyssen montre trois tableaux de Frans Post, qui comptent parmi les premières vues du « Nouveau Monde » à destination des Européen·nes. Post, né en 1612 aux Pays-Bas, a accompagné Jean-Maurice de Nassau, nommé gouverneur du Brésil à partir de 1636. Il n’a peint que 18 tableaux sur place, dont sept sont parvenus jusqu’à nous. Ceux du Thyssen sont tous postérieurs à son retour, peints à destination d’une clientèle néerlandaise rentrée du Brésil, désireuse d’en conserver un souvenir idyllique.

Dans un essai plus vaste publié en début d’année, L’écologie au musée (Éditions Macula), le spécialiste de l’histoire environnementale Grégory Quenet consacre un chapitre passionnant aux quatre toiles de Post accrochées au Louvre – qui, elles, ont été peintes depuis le Brésil. Quenet s’interroge sur la « banalité apparente » de ces paysages, à distance des clichés exotisants, loin de la vision d’une nature luxuriante que d’autres artistes ont relayée par la suite.

La peinture de Post est « muette », sont allés jusqu’à dire des historiens de l’art, rétive à aménager une place pour la grande Histoire et les violences en cours : les plantations, la traite, la colonisation. Malgré tout, Quenet démontre que, sous l’apparence du banal, « ce sont bien des scènes de domination » : « Il s’agit de montrer avec fierté ce Brésil hollandais qui étend ses ramifications jusqu’aux forteresses africaines conquises par Nassau dans les actuels Ghana et Angola. »

Afin de passer ses collections au peigne fin, le Thyssen a associé son conservateur en chef à trois autres commissaires indépendant·es racisé·es et issu·es de la société civile : « Le musée s’est mis à écouter celles et ceux qui expérimentent les conséquences de cette colonisation au présent », assure encore Juan Ángel López-Manzanares. Dans l’un des textes du catalogue, Yeison García, qui se définit comme un « Afro-colombien-espagnol », et Andrea Pacheco, chilienne, reviennent sur leur expérience, où chacun·e a dû trouver sa place dans ce chantier de plusieurs années.

L’un des deux explique que l’une de ses tantes est employée à la cafétéria du musée. Au Thyssen comme dans d’innombrables musées d’Europe, les seul·es employé·es non blancs travaillent, via des sous-traitants, dans la sécurité, la restauration ou le nettoyage. C’est aussi ce travail que ces commissaires ont essayé de mener à bien, de replacer au cœur du musée, dans ses salles de visite, une partie de la société qui en a été historiquement exclue. « L’institution muséale doit s’ouvrir à la production de mémoires et d’histoires profondément anticoloniales », écrivent les deux expert·es.

L’exposition convainc, y compris dans les échanges fragiles qu’elle met en place avec des œuvres plus récentes de la collection contemporaine (dite TBA 21). Il reste surtout à voir ce qu’il restera de ce travail de dynamitage des récits officiels, une fois l’exposition terminée. Les cartels seront-ils modifiés de manière durable ? L’institution révisera-t-elle son fonctionnement interne pour accueillir davantage de diversité en son sein ?

À Madrid, l’exposition du Thyssen fait écho à une autre, « Un requiem pour l’humanité », plus ramassée et radicale, qui se tient dans deux salles de la Casa Encendida. Dans la première, elle documente les représentations racistes des Noir·es au fil des siècles en Europe. Dans la seconde, elle en appelle à la science-fiction et à l’afro-futurisme pour sortir de ces imaginaires rances.

La visite vaut surtout pour la projection de deux films marquants. Dans Amnésie coloniale (2021), Claudia Claremi documente la pratique joyeuse du blackface lors des festivités en honneur des Rois mages dans une ville de la province d’Alicante, dans le sud-est de l’Espagne. Le travail plus expérimental de The Otolith Group, Hydra Decapita, évoque ce bateau négrier anglais, le Zong, dont le capitaine décida, lors d’un voyage transatlantique en 1781, de jeter à la mer les quelque 140 esclaves à son bord, pour remédier au supposé manque d’eau sur le bateau : c’est le point de départ d’un film de vengeance furieux, depuis les abysses de l’océan.


Exposition « Mémoire coloniale » au musée Thyssen-Bornemisza de Madrid, jusqu’au 20 octobre 2024.

Exposition « Un requiem pour l’humanité » à La Casa Encendida de Madrid, jusqu’au 15 septembre 2024.


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