Véritable carrefour indianocéanique et impérial, la ville a vu naître, de manière paradoxale, d’importants mouvements nationalistes et syndicalistes. Comme le relate Alexandre Audard, doctorant contractuel en histoire de l’Afrique et de l’océan Indien occidental au sein du laboratoire CESSMA de l’Université de Paris, spécialisé dans l’histoire de Madagascar durant la période coloniale et des circulations de gens de mer indianocéaniques. Ci-dessous son entretien recueilli par Vincent Hiribarren et publié le 2 octobre 2019 sur le blog de Libération, « Africa4. Regards croisés sur l’Afrique ».
Diego-Suarez : une base navale coloniale à l’épreuve du cosmopolitisme (Madagascar, 1885-1973)
Entretien avec Alexandre Audard, par Vincent Hiribarren, publié le 2 octobre 2019 sur son blog « Africa4. Regards croisés sur l’Afrique ».
Pouvez-vous résumer l’histoire de la ville de Diego-Suarez devenue officiellement Antsiranana ?
La ville portuaire de Diego-Suarez (actuelle Antsiranana), située à l’Extrême-Nord de Madagascar dans l’immense baie enclavée du même nom, constitua pendant près d’un siècle un des hauts lieux de la projection impériale française dans l’océan Indien. Et pour cause, à vocation avant tout militaire, le port et ses casernes permirent la circulation et le stationnement de milliers de militaires, légionnaires et marins de l’empire. Lors de sa fondation en 1885, il s’agissait initialement, à partir d’un site original – l’une des plus grandes baies du monde au carrefour des principales routes maritimes et stratégiquement situé au Nord du canal du Mozambique – de contrer l’hégémonie britannique dans la région et de rivaliser avec la formation progressive et parallèle d’autres bases navales sur le pourtour de l’océan Indien. Les plans de défense entrepris par Joffre entre 1900 et 1905 et sa transformation en un point d’appui stratégique de la flotte permirent à la base navale d’être au premier plan des grandes rivalités et tensions de son siècle, de la guerre russo-japonaise aux deux conflits mondiaux, dont elle fut d’ailleurs un des principaux théâtres d’opérations en 1942 lors du débarquement britannique contre les troupes vichystes (opération Ironclad).
Dès les premières années s’est donc formé un indispensable espace urbain pour développer, gérer et approvisionner la base tout autant que ses environs. Celui-ci s’est peu à peu agrandi et réglementé pour former une municipalité et l’unique ville coloniale fondée ex nihilo sur la Grande Île, toujours en interdépendance avec les garnisons successives et les infrastructures navales – notamment son bassin de radoub –, et dont les principaux lieux de sociabilité restaient les bars et dancings. Ainsi, « Diego la sévère » représentait la domination coloniale tricolore dans le sud-ouest de l’océan Indien, dépassant le strict moment de la colonisation de l’île (1896-1960), et jouait alors un rôle considérable dans le maintien de l’ordre, comme lors de l’insurrection malgache de 1947.
Si la France fut forcée à quitter définitivement cet avant-poste du pré-carré gaullien entre 1973 et 1975, lors de la « révolution socialiste » du président malgache Ratsiraka, la ville, dont le nom reprit sa forme originale, continua à croître au milieu des vestiges de son passé et au ralenti, sans réel réinvestissement militaire. Néanmoins, l’avenir de la baie paraît indissociable des nouveaux enjeux maritimes indopacifiques de notre siècle et suscite de nombreuses convoitises, comme autrefois. Ainsi, de fausses rumeurs y font s’abriter depuis 2007 une station d’écoute de l’Indian Navy.
Outre sa position géographique, en quoi ce port est-il indianocéanique ?
À l’instar d’autres villes de l’océan Indien occidental caractérisées par le pluralisme et l’échange, Diego-Suarez, et ce de manière peut-être encore plus marquée dû à son enclavement, a toujours présenté de singuliers attributs cosmopolites et abrita un entrecroisement de cultures propres à cette région du monde enclin aux circulations. Alors que l’Extrême-Nord de Madagascar était très peu habité, les Français firent appel à une main-d’œuvre extrêmement diverse et de toutes les régions de l’empire pour construire la ville : Kabyles, Indochinois, etc. À côté de cela, des manœuvres, marins, marchands, maraîchers, marchands, ouvriers, domestiques, pour beaucoup professionnels de la mobilité et de diverses strates sociales, affluèrent au vu des opportunités créées par ces nouveaux chantiers et s’y installèrent, la plupart du temps durablement.
Habiter à « Diego », c’était donc vivre dans une ville où les deux tiers de la population étaient étrangers et côtoyaient des Malgaches issus de toutes les régions de l’île, des Indiens, des Réunionnais, des Chinois, des Grecs, des Comoriens, des Somalis, des Yéménites, des Arabes, etc. Un fameux hôtel de la ville, le « Kimono », était même tenu par un Japonais ! Il n’est donc pas étonnant que cette escale soit devenue mythique pour de nombreux marins et que beaucoup se plaisent toujours à y placer l’utopie pirate égalitaire de Libertalia. Ce brassage inédit fit de la ville le lieu de production d’une identité urbaine particulière affirmant des droits et des modes de vie cosmopolites face à diverses violences et ségrégations de tout genre, et le lieu de création de nouvelles ambiances et imaginaires citadins grâce à sa grande ouverture maritime au monde. Bien entendu, tout cela fut à l’origine de tensions constantes entre civils et militaires, qui tentaient tant bien que mal de gérer une ville ayant tendance à s’agiter.
En quoi cette étude urbaine peut-elle nous renseigner sur d’autres champs historiques qu’ils soient politiques, sociaux, économiques, etc. ?
Si le port n’a jamais eu d’importants débouchés commerciaux – sa fonction militaire primant toujours et la concurrence avec d’autres ports étant indépassable – et si son urbanisme est commun à beaucoup d’autres villes coloniales, les interactions engendrées par la ville eurent de très importantes répercussions politiques et sociales à différentes échelles. En effet, étant à la fois verrou militaire d’envergure et espace d’ouverture et d’interaction avec l’ailleurs, Diego-Suarez fut une des villes les plus ambivalentes de l’histoire impériale de la région et ses multiples facettes en firent un lieu singulier, tout à la fois pôle militaire de premier plan et foyer de mouvements anticolonialistes malgaches.
Pensons, par exemple, au fameux leader nationaliste Jean Ralaimongo qui grâce à des marins « porteurs de valises » y faisait circuler tracts et presse. Autre exemple, la mémoire de Francis Sautron, syndicaliste réunionnais, ancien ouvrier de l’arsenal et premier maire élu de la ville à l’indépendance, qui est toujours vivace. Ainsi, aussi paradoxal cela soit-il, un rapport militaire des années 1950 décrit la ville comme un « lieu d’anti-Français » dans ce qui devrait pourtant être le miroir de la métropole.
L’ouverture au monde de la cité et de l’île par le maritime est donc primordiale et nous savons que le bateau a toujours été le plus grand lieu de fabrication de l’imaginaire, parfaite hétérotopie. Des navires faisant liaison chaque mois avec la ville permettaient d’accroître le champ des horizons – l’andafy malgache (pour andafin’ny ranomasina, l’« au-delà des mers ») – et le réinvestissement de nouvelles expériences acquises au cours de guerres, d’escales ou de rencontres, essentielles pour saisir l’histoire politique et sociale du pays mais aussi de la région puisqu’elles concernèrent nombre de Comoriens et de Réunionnais.
Nous trouvons ainsi trace de marins malgaches aussi bien à Buenos Aires qu’à Marseille ou Saigon. Si toutes et tous habitent la ville, ils en deviennent également les porte-parole et transportent leurs propres compétences et expériences au loin, sortes d’aventuriers non plus européens mais indianocéaniques, aux « usages du monde » plus ordinaires. Il ne faut donc plus considérer la mer comme une surface mais comme un volume, celui d’une multitude d’expériences, de pratiques et de conceptions ayant un impact direct en ville et sur l’île. Un dernier exemple emblématique est celui du salegy, genre musical emblématique du Nord né de ces différents échanges culturels. L’actuel très célèbre chanteur Eusèbe Jaojoby fit ses débuts à « Diego » dans les bars militaires, notamment au « Saïgonnais » qui était surtout fréquenté par les légionnaires, et en tira une chanson du même nom, elle aussi célèbre, vantant le fait que ce dancing était la « vraie base stratégique ».
Car étudier un port, c’est s’intéresser, en plus d’une interface, à une zone de l’entre-deux. Si Diego-Suarez fut un espace de répression, il fut aussi pour certain un tremplin et vecteur d’émancipation sociale. Les femmes eurent par exemple une place obligeant à redéterminer au mieux les frontières de l’intime en situation coloniale dans une ville dépendante de garnisons militaires et de zones portuaires, presque exclusivement constituées d’hommes. Ville jamais étudiée, dont le rôle fut trop souvent minimisé par les historiens et n’ayant fait l’objet d’aucune étude approfondie, ce travail espère combler l’un des chaînons manquants de l’historiographie du fait colonial à Madagascar. Au vu de la complexité de la ville et de ses configurations multiples, rien d’étonnant que Diego-Suarez demeure un lieu de mémoire régional extrêmement important à Madagascar et bien au-delà…