Benjamin Stora: “Le socle idéologique du FN vient de la guerre d’Algérie”
- L’Obs. Dans «Les Mémoires dangereuses», vous évoquez la persistance d’un malaise identitaire français lié au traumatisme non digéré de la guerre d’Algérie. Comment vous est venue l’idée de réaliser ensemble cet ouvrage composé, dans un premier volet, d’un lumineux dialogue entre vous deux et, dans un autre, de la réédition de votre essai, Benjamin Stora, «le Transfert d’une mémoire», qui identifiait les sources coloniales du frontisme?
Benjamin Stora. Tout est parti de l’intérêt d’Alexis pour ce livre qui était initialement sorti en 1999. J’en étais bien entendu très fier, mais aussi très étonné parce qu’il s’agissait du moins connu de mes travaux et qu’il n’avait remporté aucun succès. Il faut dire qu’à l’époque on pensait que les jours du FN étaient comptés, puisque la plupart de ses cadres dirigeants avaient suivi Bruno Mégret contre le père fondateur, Jean-Marie Le Pen.
Alexis Jenni. Au moment où je préparais «l’Art français de la guerre» [prix Goncourt 2011, NDLR], j’étais en effet tombé sur ce livre de Benjamin à la bibliothèque municipale de Lyon. Il a produit sur moi un effet détonant parce que j’y retrouvais des idées dont j’avais eu l’intuition par d’autres biais. En m’intéressant au fonctionnement très concret de la colonie algérienne, j’avais l’impression de découvrir une sorte d’utopie FN mise en application.
- Il n’est pas évident pour tout le monde de repérer un lien direct entre le discours idéologique produit aujourd’hui par le FN et l’Algérie française. Comment le définir ?
B. Stora. Disons que le Front national a grosso modo dans son réservoir d’histoire deux séquences fondamentales : Vichy et l’Algérie française. On a beaucoup travaillé sur la première, sans insister sur le fait qu’avec la fille la référence à l’Algérie pouvait perdurer. Et mon problème n’était pas de concevoir ces séquences comme des moments «fascistes» qui conduiraient à un autre, mais de penser le modèle de société proposé.
- Pour décrire ce modèle justement, vous parlez du «sudisme de la France». Qu’entendez-vous par là ?
B. Stora. Ça fait référence à ce rapport très particulier des Blancs américains aux Noirs, aux minorités, aux indigènes, avec cette coexistence de paternalisme, d’affection et en même temps de mépris et de ségrégation. C’était ça que j’avais moi-même vécu enfant en Algérie et que j’ai retrouvé plus tard dans la littérature d’un Tennessee Williams.
C’était tout un climat, un modèle fondé sur la force, la virilité, la fausse amitié et ce type de responsabilité du suzerain vis-à-vis du vassal. Le «sudisme», ce n’est donc pas la répétition d’un modèle fasciste d’une période à une autre (Vichy-Algérie, collaborateurs-OAS), c’est une mentalité apparue en France dans les combats désespérés pour la sauvegarde de l’Algérie française et qui se perpétue dans les combats actuels contre l’islam.
A. Jenni. Pour le dire autrement, le père Le Pen peut bien être mis de côté avec son vieil antisémitisme, ça ne change rien à la nature profonde du Front national, qui est une vision alternative à la République, complètement liée à cette société très spéciale, créée dans les trois départements de l’Algérie : officiellement membre de la République, mais dans laquelle tous ses principes ne s’appliquaient pas vraiment et où l’origine ethnique était un destin.
B. Stora. Seulement la France n’est pas une société coloniale aujourd’hui, c’est pour cela que j’ai emprunté le mot de «sudisme» à l’histoire américaine. La décolonisation a eu lieu, mais subsiste un rapport au monde qui n’est ni tout à fait colonial ni tout à fait républicain.
A. Jenni. Parce que ce monde-là a été mal compris, il continue à nous obséder. Il y a un vrai fantôme de l’Algérie coloniale dans la France contemporaine. Et non seulement le mal se transmet de génération en génération, mais il se répand. Cette histoire devient quelque chose que tout le monde connaît sans plus rien y connaître. Sauf que tout cela est fondateur de l’identité algérienne bien évidemment, mais aussi de l’identité française.
B. Stora. C’est d’ailleurs ce qu’on ne veut pas s’avouer.
A. Jenni. C’est comme si en 1962 de Gaulle, faute de pouvoir résoudre le problème, avait procédé à une amputation, qu’il avait tranché. Et, depuis, on a le syndrome du membre-fantôme. Car énormément de gens concernés au premier chef, tous les appelés, les militaires, les harkis, les pieds-noirs, les émigrés, sont en France avec un souvenir à vif. Et depuis 20 ans, dans notre rapport aux «Arabes» – à l’Algérien ultimement –, nous vivons une sorte de retour délirant du moment colonial.
B. Stora. Rappelons que 1999 a aussi été l’année où l’Assemblée nationale a reconnu en France l’existence de la guerre d’Algérie. On m’a alors dit : «Tu vas te retrouver au chômage.» En fait, c’est le contraire qui s’est produit : on entrait dans une sortie du silence, mais pas d’apaisement et, plus encore, on entrait dans une période d’affrontement des mémoires, parce que chacun se sentait victime.
La sortie de l’occultation ne nous amenait pas à la cicatrisation, elle nous a amenés à la séparation. Et, parce qu’on ne cherche pas véritablement à appréhender cette chose éminemment complexe qui s’est passée, la guerre continue. Elle se rejoue contre l’étranger, contre l’immigré, et donc contre l’Algérien. La montée du FN, c’est aussi cela.
A. Jenni. Nous ne prétendons pas expliquer pourquoi ce parti recueille aujourd’hui 30% des voix, la sociologie le fait très bien en analysant le chômage, la précarisation, le déclassement. Mais nous voulions éclairer la nature de cet imaginaire colonial, montrer comment il a constitué le socle idéologique sur lequel le Front national s’est construit, et pourquoi il fonctionne encore comme un recours possible, au point que des intellectuels médiatisés en reprennent la rhétorique.
Un air de déjà vu
- On oublie en effet parfois d’où viennent, par exemple, des concepts aussi couramment débattus que celui d’«assimilation».
B. Stora. Le dernier qui a utilisé le mot «assimilation» dans la guerre d’Algérie, c’est Jean-Marie Le Pen, à l’Assemblée nationale en janvier 1958. Pendant très longtemps, droite et extrême droite ont été partisanes du différentialisme. Le leitmotiv classique était le suivant : eux, c’est eux, nous, c’est nous, donc, chacun chez soi, double collège, citoyenneté pour les uns, pas pour les autres…
Cela change avec la guerre d’Algérie, parce que le nationalisme algérien se durcit face au nationalisme français. Jacques Soustelle, nommé gouverneur général d’Algérie par la gauche en 1955, parle le premier d’«intégration» pour permettre l’accès des Algériens à la citoyenneté française.
L’extrême droite va pour sa part proposer l’intégration totale de l’Algérie par une assimilation radicale. C’était évidemment une ruse de Jean-Marie Le Pen: en exigeant l’abandon des origines et de la religion, il savait que les autres ne pourraient que refuser. A partir de là, l’extrême droite a dit: «Ils sont inassimilables, on vous l’avait bien dit !»
On retrouve la même stratégie aujourd’hui vis-à-vis des musulmans. Les discours assimilationnistes placent la barre si haut qu’ils démontrent une impossible intégration. Alors que la multiplicité d’appartenances n’est pas inconciliable avec la République.
A. Jenni. Il y a même une phobie maladive du moindre détail qui serait justement la preuve de la non-intégration.
B. Stora. Il faut souligner un autre problème, c’est que les deux grands univers politiques qui défendaient le principe de la décolonisation en 1962, à savoir les gaullistes et les communistes, se sont effondrés. Et le fait que les gaullistes historiques ne défendent plus cet héritage a ouvert un boulevard à l’extrême droite.
Cet effacement des frontières entre gaullisme traditionnel et extrême droite qu’a réalisé Nicolas Sarkozy est très grave. Car finalement, les seuls à être constants, c’est l’extrême droite qui dit : «La décolonisation a été une erreur, la France d’avant c’était tellement mieux, on était respectés, on était puissants, on était un empire, et on a été trahis par le général de Gaulle qui nous a bradés.»
Mais aujourd’hui, hélas, il n’y a plus personne pour dire : «La décolonisation n’était pas une erreur, cela a permis à la France de se redéployer, notamment sur le plan culturel, avec la francophonie, et sur le plan économique.»
A. Jenni. Sans compter que c’était en réalité intenable, on ne pouvait pas gérer un pays avec des statuts si différents, avec huit millions de sujets coloniaux à côté d’un million de citoyens, c’était insensé !
Mais le rejet de De Gaulle, c’est aussi le rejet d’une certaine forme de démocratie un peu raide, institutionnelle, pour finalement prôner une société plus féodale, «à la bonne franquette», avec un rapport direct entre le Peuple avec un grand P et le Dirigeant avec un grand D…
Une société qui ressemblerait finalement à ce qu’était la colonie et qui fonctionnerait comme l’OAS sur la fin, c’est-à-dire avec des sortes de notables qui n’étaient capables d’aucun projet politique consistant, mais qui s’imposaient par la force, la violence, et des liens personnels sur le modèle du caïdat. Ce n’est pas sans similitudes avec le FN, qui est incapable de produire un programme cohérent tenant compte de la réalité.
- En quoi les djihadistes français affiliés à Daech sont-ils, au moins pour une part, les produits de ces ressentiments coloniaux?
B. Stora. Eux se revendiquent d’une sortie de l’Histoire et d’un discours millénariste qui entend court-circuiter les processus historiques et politiques. Et les djihadistes ne sont bien sûr pas dans un héritage algérien conscient, mais c’est par retour du refoulé que la situation se rejoue.
Alexis rappelle une certaine fierté chez eux d’une guerre qu’ils croient gagnée par les armes contre la France en 1962. (Et, entre parenthèses, c’est la dernière victoire du monde arabe contre une grande puissance occidentale.) Mais, dans les dernières générations, il y a aussi des ruptures dans la chaîne de transmission mémorielle qui génèrent des malaises. Et l’absence, dans les programmes scolaires actuels, de l’histoire de l’immigration participe de ce processus de rupture.
Il n’est pas si étonnant ensuite que certains viennent trouver un refuge tran snational et nihiliste à travers des récits fantasmés sans rapport avec l’histoire réelle, mais avec une rage au présent contre l’histoire, y compris contre celle des pères, qui ont finalement, à leurs yeux, accepté l’ordre établi.
A. Jenni. J’ajoute qu’il n’y a pas nécessité d’avoir un lien généalogique ou familial avec cette histoire de la guerre d’Algérie pour en être imprégné. Ce sont des récits disponibles, qui circulent et qu’on s’approprie. Ce récit colonial, que personne ne connaît vraiment, flotte dans la société française.
- Comment avez-vous perçu l’annonce du projet d’extension de la déchéance de nationalité pour les binationaux convaincus de terrorisme ?
B. Stora. Je suis évidemment contre. Cela nous ramène, encore une fois, au débat sur l’identité nationale, avec la nation conçue de manière étroite, alors qu’il faut au contraire décloisonner les imaginaires et «agrandir l’histoire», comme nous le proposons dans ce livre.
A. Jenni. Je suis moi-même binational, suisse et français, du coup ça me touche au plus profond. Mais, surtout, cela ne sert à rien du tout pratiquement, du point de vue de la lutte antiterroriste. En revanche, c’est une mesure symbolique qui veut abonder dans le sens d’une droite nationaliste obsédée par l’identité française.
Le message envoyé est qu’il y a des Français moins français que d’autres, et que la nationalité se mérite… Mais qui la mérite, parmi les 65 millions que nous sommes ? Pas beaucoup, pas moi en tout cas. Cela ne sert donc qu’à fonder juridiquement cette idiotie qu’est la notion de «Français de souche», et à mettre une faille soupçonneuse dans la nation. Le modèle colonial est de nouveau là…
Ce qui me chagrine, c’est que l’on est en train de jeter l’opprobre sur cette binationalité, de l’essentialiser, comme si elle était une double appartenance, alors qu’elle est simplement une histoire individuelle complexe, que l’on veut nier au nom d’un raidissement identitaire.