A Cordoue, l’évêché réécrit l’histoire de la Mezquita
Une vive polémique secoue l’Andalousie depuis qu’une plate-forme citoyenne, « Mosquée-cathédrale de Cordoue : patrimoine de tous », a dénoncé en février « les tentatives continues d’appropriation juridique, économique et symbolique de l’évêché de Cordoue ». Forte de près de 185 000 signatures sur le site de pétition en ligne Change.org, elle demande que ne soit plus employé seulement le terme de « cathédrale » pour qualifier la mosquée-cathédrale et exige « la reconnaissance juridique de sa propriété publique, une gestion transparente et la rédaction d’un code de bonnes pratiques ». Le gouvernement régional andalou s’est saisi du dossier et des personnalités publiques, comme l’écrivain Antonio Muñoz Molina ou l’architecte Norman Foster, se sont jointes à la cause de la plate-forme.
L’opinion a ainsi découvert comment, ces dernières années, le diocèse de Cordoue a procédé pour gommer le passé musulman de la mosquée-cathédrale et asseoir son contrôle sur les lieux. En 2006, il a ainsi inscrit, discrètement, la mosquée-cathédrale à son nom. « Si l’administration ne s’y oppose pas, en 2016, elle deviendra dans les faits la propriété de l’Eglise, explique Antonio Manuel Rodriguez, professeur de droit à l’université de Cordoue et porte-parole de la plate-forme. Mais notre principal souci est l’accentuation de la gestion confessionnelle des lieux. »
Dans le dépliant, imprimé en 2009, la mosquée apparaît ainsi sous le nom d’« intervention islamique », après la destruction d’une église wisigothe du VIe siècle, la basilique Saint-Vincent, par les « dominateurs musulmans ».La magnifique forêt de colonnes, célèbre dans le monde entier, n’est mentionnée qu’à une reprise, comme un « inconvénient » pour « célébrer la liturgie ». En revanche, le dépliant insiste sur « la transformation chrétienne », la destruction du centre de la mosquée pour y construire le chœur d’une cathédrale, dont l’intérêt artistique est mineur. « C’est inouï. La mosquée est présentée comme une parenthèse dans un ensemble qui appartient aux chrétiens quasiment depuis l’Antiquité. Comme si les musulmans avaient fait quelques rafistolages à quelque chose qui existait avant », s’étonne l’historien Bernard Vincent, directeur d’étude émérite au centre de recherches historiques de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), après la lecture du dépliant. « Ce texte ne contient pas d’erreurs mais des interprétations qui témoignent d’une campagne pour revendiquer le contrôle total sur la mosquée-cathédrale », continue l’historien français.
« Tentatives de prières de la part de musulmans »
Pour l’Eglise, la mosquée-cathédrale lui appartient depuis qu’en 1236, après la reconquête par Ferdinand III, elle a été consacrée au culte catholique. « Jusqu’en 1998, l’Eglise ne pouvait pas inscrire ses biens destinés au culte. Quand une nouvelle loi nous l’a permis, nous avons, peu à peu, immatriculé nos lieux de culte. A Cordoue et ailleurs, se justifie Pablo Garzon, porte-parole du diocèse. La différence est que ce temple est très polémique. »
Polémique à cause des « tentatives de prière de la part de musulmans »,éclaircit le jeune prêtre. Or, pour l’Eglise, pas question de les laisser s’agenouiller devant le mihrab, la magnifique niche de prières recouverte de mosaïques en or. Ses gardes de sécurité relèvent rapidement ceux qui s’y essaient. Cette revendication n’est pas nouvelle.
En 2006, l’ancien président de la communauté musulmane de Cordoue, Mansur Escudero, avait envoyé une lettre au pape pour demander l’autorisation pour les musulmans d’y prier. Pour montrer au monde qu’il lui était impossible de le faire, il avait ensuite prié à l’extérieur de la Mezquita, en pleine rue.
En 2010, un groupe de musulmans autrichiens avait essayé de prier dans la mosquée-cathédrale, provoquant des incidents avec les gardes de sécurité. Peu après, le nouvel évêque, le très conservateur Demetrio Fernandez, avait demandé aux autorités municipales de changer la signalisation du monument et de remplacer le terme de mosquée-cathédrale par cathédrale.« On ne fait pas la guerre au mot mosquée, sauf quand il est utilisé de manière exclusive, se défend Pablo Garzon. Mais les travailleurs subissent une pression continue, et nous y réagissons. »
Une forme d’« intégrisme »
La « pression » de la communauté musulmane est devenue le prétexte pour une disparition symbolique de la mosquée de Cordoue. Dans les années 1980 et 1990, le dépliant s’intitulait « La mosquée-cathédrale ». En 1998, déjà, il était renommé « La sainte église cathédrale », avec en sous-titre « ancienne mosquée de Cordoue ». Aujourd’hui, le monument, qui reçoit 1,4 million de visiteurs par an, n’est que cathédrale. « Nous respectons l’utilisation liturgique catholique, précise M. Rodriguez. Mais il est nécessaire qu’il y ait une gestion publique transparente et aconfessionnelle en dehors des offices religieux. Et que la diffusion de documents réponde à des critères scientifiques. »
Federico Mayor Zaragoza, directeur général de l’Unesco entre 1987 et 1999, a averti que « l’Unesco pourrait le déclarer monument ou espace culturel en péril ». De fait, le secrétaire général du comité espagnol du Conseil international des monuments et sites, chargé par l’Unesco du suivi des sites inscrits, Victor Fernandez Salinas, a dénoncé une forme d’« intégrisme »cherchant « à effacer les traces du passé ». Et de remarquer que ces dernières années, « les lieux qui avaient un plus grand sens pour le culte musulman ont été occupés avec des éléments qui renforcent le catholicisme ». Fin 2012, une grande statue de San Juan de Avila a ainsi été placée non loin du mihrab.
Le spectacle de son et lumière proposé lors de la visite nocturne de la mosquée-cathédrale a également accru les tensions. Payé par la mairie mais écrit par l’Eglise après que l’évêque a déclaré en 2008 qu’il « n’accepterait jamais que soit projetée sur les murs la vision de chevaliers arabes », il offre une description orientée de la mosquée, insistant sur l’influence byzantine et les prisonniers chrétiens utilisés pour sa construction. « Après plus de cinq siècles se hisse de nouveau la croix du Christ », conclut la première partie avec une musique grandiloquente. Plus de la moitié de la visite est ensuite consacrée à une description précise du chœur construit entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Pourtant, Charles Quint, qui en avait autorisé les travaux après une polémique entre les autorités de la ville, exprima ses remords : « Je ne savais pas ce dont il s’agissait, sinon je n’aurais pas permis que soit touché l’ancien ; pourquoi faites-vous ce qui peut être fait dans d’autres endroits, et avez-vous défait ce qui était singulier dans le monde ? »
Journaliste au Monde