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Les viols dans la répression de la guerre d’indépendance algérienne

Nous publions ici le texte et la vidéo de l'intervention de la journaliste et essayiste Florence Beaugé lors de la journée d'études du 20 septembre 2019, « Les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises. Vérité et justice ? », qui s'est tenue à l'Assemblée Nationale. Elle y montre que les viols constituent l’exaction la plus cachée et la plus tue de la guerre d’Algérie, autant par les victimes que par les auteurs. Ils n’ont pas été de simples « dépassements» de la part de l’armée française en Algérie mais, au même titre que la torture et les disparitions forcées, ont eu un caractère massif entre 1954 et 1962. Sur ce point, conclut-elle, le silence officiel perdure, du côté algérien comme du côté français.

Les viols: l’autre traumatisme de la guerre d’Algérie

par Florence Beaugé

Florence Beaugé a été journaliste au Monde de 2000 à 2015 ; elle est l’auteure de Algérie, une guerre sans gloire: Histoire d’une enquête, Calmann-Lévy, 2005.




Voir aussi sur notre site cette page publiée le 11 décembre 2001.

Vous pouvez vous demander pourquoi parler de la question des viols dans un colloque consacré à la question des disparus. La réponse est simple : parce qu’il subsiste deux traumatismes en Algérie, hérités de la guerre d’indépendance, les viols et les disparus. Mais autant on parle des disparus, autant les viols font partie des non-dits. Pourtant, ce traumatisme se transmet de génération en génération. Et, contrairement à ce que disent certains hommes politiques (Nicolas Sarkozy par exemple), les jeunes Algériens ne se moquent pas du passé. Dans le rapport amour/haine que l’Algérie entretient avec la France, ce passé pèse encore beaucoup, via la génération des parents et grands-parents, et bien entendu l’utilisation qu’en fait le pouvoir algérien depuis 1962. Les viols par les forces de l’ordre faisaient partie du système de répression et d’intimidation, et cela avant même la guerre d’indépendance, on l’oublie trop souvent. Dans les commissariats, on torturait de façon routinière bien avant le soulèvement de 1954. L’universitaire et journaliste André Mandouze, par exemple, n’a cessé de le dénoncer. Quant au journaliste Claude Bourdet, de L’Observateur, il a lancé un pavé dans la mare en décembre 1951 avec un article intitulé « Y a t il une gestapo algérienne ? ». Il y énumérait tous les sévices couramment employés en Algérie, notamment la torture à l’électricité et un procédé « qui semble nouveau », disait-il : le supplice de la bouteille. Une bouteille sur laquelle on faisait asseoir le ressortissant algérien qu’on voulait interroger, après l’avoir mis nu. A partir de la guerre d’indépendance, le viol des hommes avec des objets, comme méthode d’interrogatoire, se généralise.

Mais s’y ajoute le viol des femmes. Parmi toutes les exactions commises à cette époque, le viol est la plus cachée, la plus tue, de façon obstinée, par les victimes autant que par les auteurs. Un viol, c’est la honte, le déshonneur suprême pour toute la famille en Algérie. C’est ce qui m’a le plus frappée quand j’ai fait une enquête sur ce sujet pour Le Monde en 2000. Les choses ont un peu évolué (mais très peu) depuis que Louisette Ighilahriz, une indépendantiste algérienne, a brisé publiquement ce tabou, dans les colonnes du Monde en 2000 puis à la Fête de l’Humanité. Ce courage, elle l’a payé très cher. Ses sœurs de combat, les moudhjahidate, ne l’ont pas suivie et même l’ont sévèrement critiquée. Pour elles, il était insupportable d’entendre dire tout haut ce qu’elles mettaient tant d’énergie à cacher depuis 40 ans… Au sein de la famille de Louisette, ça n’a pas été mieux. Son fils s’est brouillé avec elle, estimant que cet aveu amenait la honte sur eux tous. Et sa fille, apprenant la nature des sévices que sa mère avait subis en 1957 au siège de la 10ème division parachutiste à Alger, a fait une dépression nerveuse qui a duré un an et demi et l’a obligée à s’arrêter de travailler. Le silence officiel a donc perduré du côté algérien comme du côté français. Et il perdure aujourd’hui encore.

Pourtant, la question du viol a été une préoccupation permanente des maquisards pendant la guerre d’indépendance. « Que faire des enfants nés de ces exactions ? » C’était l’un des problèmes urgents à résoudre. L’historien Mohammed Harbi m’a dit qu’il avait essayé de creuser ce dossier après 1962, en tant qu’universitaire, mais qu’il avait dû y renoncer, les femmes algériennes refusant catégoriquement d’en parler (je pense qu’un homme, même aussi charmant et délicat que Mohammed Harbi, n’a aucune chance de recueillir des confidences de femmes violées …). L’écrivain Mouloud Feraoun parle des viols à plusieurs reprises dans son Journal (1955-1962). L’universitaire Djamila Amrane-Minne également, dans son livre Des femmes dans la guerre d’Algérie (1994).

Deux facteurs ont favorisé l’extension de ce phénomène pendant la guerre d’indépendance: le racisme qui prévalait alors à l’égard de la population algérienne, et le type de guerre menée par l’armée française. Une guérilla, qui conduisait les soldats à se disperser sur le terrain. Comme ils étaient isolés, les « petits chefs » avaient toute latitude sur les civils. Cela dit, tout dépendait du chef. D’une compagnie ou d’une section à l’autre, on passait du tout au rien. Si l’officier ou le sous-officier affichaient clairement leurs positions morales, il n’y avait ni viols, ni tortures ni corvées de bois. En cas de bavure, il y avait même une sanction.

Si, en revanche, les chefs autorisaient les exactions ou fermaient les yeux sur les dépassements de la troupe, notamment les pillages, les viols étaient monnaie courante lors des raids dans les hameaux isolés. Ils n’ont pas été, en tout cas, de simples « dépassements », mais ont eu un caractère massif un peu partout entre 1954 et 1962, à la campagne beaucoup plus qu’en ville, et avec un crescendo au fur et à mesure des années de guerre. La bataille d’Alger a sans doute constitué un tournant dans ce domaine, mais d’après beaucoup de témoignages, les viols ont été particulièrement nombreux pendant l’opération Challe, en 1959 et 1960. Gisèle Halimi, l’une des premières à avoir dénoncé l’ampleur du phénomène des viols à cette époque, estime que neuf femmes algériennes sur dix étaient violées lorsqu’elles étaient soumises à un interrogatoire. Les viols commis dans les campagnes avaient pour objectif « le défoulement » de la troupe alors que, dans les PC des compagnies, ils visaient plutôt l’anéantissement de la personne. En général, ça commençait par des insultes et des obscénités, se poursuivait avec l’électricité et la baignoire, puis venaient le viol avec des objets, et enfin le viol classique et la partouze. Quand le processus était enclenché, il n’y avait pas de limites.

L’âge des victimes importait peu

L’âge importait peu. Je connais une famille de 5 filles et 3 garçons qui vit à Alger. Les 5 filles – plus la mère – ont été violées par des militaires français, l’une à l’école Sarouy, deux autres aux Bains Maures (et je pourrais continuer la liste des lieux). La plus jeune de la famille l’a été chez elle, lors d’une perquisition au domicile de ses parents. Elle avait 7 ans. Aucune des sœurs de cette famille n’en a parlé aux autres. Chacune cache ce terrible secret comme la honte de sa vie et ne sait pas que ses autres sœurs m’en ont parlé. En France, l’époque n’aidait pas à dénoncer cela. Gisèle Halimi se souvient que ses clientes refusaient obstinément qu’elle fasse état de leurs viols devant le tribunal. Elles lui disaient : « Si tu en parles, je serai bonne pour la poubelle. Personne n’acceptera ensuite de m’approcher ». Quant à la presse française d’alors, même progressiste, elle ne concourait pas à surmonter la difficulté. Une tribune de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, par exemple, a été refusée par Hubert Beuve-Méry, le patron du Monde, parce qu’on y parlait de « bouteille dans le vagin ». Pour que le papier soit publié, il a fallu le réécrire et parler de « bouteille dans le ventre ». Il est difficile de savoir combien de viols ont été commis pendant la guerre d’Algérie. Mais il est sûr cette pratique a été largement sous évaluée. Personne ne souhaite, dans le fond, regarder en face cette réalité tant elle est insupportable. Beaucoup de romans ont pourtant été écrits, depuis 1962, par des anciens appelés en Algérie, et quand ils se lâchent, les scènes de viols sont terrifiantes. Je pense, entre autres, à Pierre Guyotat et à son livre Tombeau pour 500 000 soldats.

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On ne sait pas non plus combien de « Français par le crime »,comme Mohamed Garne, sont nés de ces exactions. Lui est né du viol collectif de sa mère, âgée de 15 ans, dans le camp de détention de Theniet El Had, (au sud-ouest d’Alger) en août 1959, en pleine opération Challe. L’ouverture des archives publiques ne donnera pas une idée de ce phénomène. D’abord parce qu’il n’y a jamais eu d’ordre explicite de viols et encore moins d’ordres écrits. Ensuite parce ceux qui ont commis de tels actes ne s’en sont pas vantés dans leurs journaux de bord. En revanche, les archives privées révèlent l’ampleur du drame. Beaucoup ont été les témoins impuissants ou fascinés de ces atrocités, ce qui les rend avec le recul encore plus honteux de n’avoir rien fait. Une psychologue, Marie-Odile Godard, a fait une thèse sur les traumatismes de guerre des anciens combattants d’Algérie. Tous ceux qu’elle a interrogés lui ont parlé des viols comme quelque chose « de systématique » lors des raids dans les mechtas. Elle dit que c’est à l’occasion de ces scènes d’une extrême violence que leur équilibre a souvent basculé. Le traumatisme est tel que certains ne se souviennent pas avoir assisté à de telles scènes. Un ancien sergent m’a déclaré, de bonne foi, n’avoir jamais assisté à ce genre d’exactions pendant ses deux années en Algérie. En lisant des lettres qu’il avait adressées à ses parents et qu’il m’avait remises, j’ai découvert, au contraire, qu’il avait assisté à plusieurs scènes de viols et qu’il en avait été particulièrement marqué. Mais le souvenir en était si douloureux qu’il avait préféré le rayer de sa mémoire.

Dans ce contexte, il y a eu des actes de résistance qui réclamaient un vrai courage. En Algérie, on s’en souvient encore. Zhor Zerrari, par exemple, arrêtée en aout 1957 à l’âge de 19 ans, et torturée à l’école Sarouy, a été sauvée du viol par un sergent du nom de Jean Garnier. Celui-ci s’est interposé quand un para a promis à la jeune fille de « la faire passer le soir même à la casserole ». Jean Garnier a entrainé le soudard dans la cour de l’école. L’altercation a été violente. Puis il est revenu et a dit à Zhor Zerrari : « Tu peux être tranquille ». Tout cela pour vous dire qu’en Algérie, on est loin d’avoir enterré ce passé. Depuis le retour de mémoire du début des années 2000, intervenu grâce au Monde et à L’Humanité, les langues se sont un peu déliées. Entre elles, et sans témoin, les moudjahidate se confient, de plus en plus souvent, sur ce qu’elles ont subi. Non pas avec des mots explicites, – le mot viol n’est jamais prononcé -, mais par une sorte de langage codé, avec des clins d’œil ou des pressions du bras quand le sujet des tortures est évoqué devant elles. Et certains anciens combattants (hommes) remercient Louisette Ighilahriz, quand ils la croisent dans la rue à Alger, et lui glissent à l’oreille : « Moi aussi j’ai subi ce que tu as subi… ». C’est nouveau. Il y a une évolution des mentalités. On peut espérer que tôt ou tard les femmes violées seront considérées en Algérie pour ce qu’elles sont : des victimes. Car jusque-là les Algériennes violées subissaient la double peine : le supplice et l’impossibilité d’en parler puisqu’elles étaient « souillées ».

La France n’a pas terminé son travail de reconnaissance des faits. Les Algériens n’ont jamais réclamé de « repentance » comme le prétendent certains politiques français pour mieux botter en touche. Ils demandent juste qu’on dise ce qui a été, pour pouvoir tourner la page. Et le viol est à mettre en tête de liste de ce que les femmes ont subi, et qui a ravagé leur vie… Je pense en particulier à quatre femmes, au nom de toutes les autres :

Ourida Meddad, 19 ans, agent de liaison, qui s’est défénestrée, nue, du premier étage de l’école Sarouy, en août 1957, pour échapper à ses tortionnaires. Cette école avait été transformée en centre de tortures que dirigeait un certain lieutenant Maurice Schmitt, qui deviendra plus tard général, et chef d’état-major des armées françaises.

Louisette Ighilahriz, torturée et violée au siège de la 10èmedivision parachutiste à Alger, pendant trois mois à partir de fin septembre 1957. C’est son témoignage, paru le 20 juin 2000 à la Une du Monde, qui déclenchera le retour de mémoire inattendu et inespéré des années 2000. Louisette Ighilahriz est la première indépendantiste algérienne qui reconnaitra publiquement avoir été violée pendant la guerre d’Algérie.

Baya Larimi, dite Baya la Noire, infirmière, capturée par l’armée française en 1957 dans l’Est algérien. Transférée à Alger, la jeune fille passera d’un centre de détention à un autre. Au palais Klein à Alger, elle sera victime d’un viol collectif. Et violée à nouveau au siège de la 10ème DP à Alger par celui qui a violé Louisette Ighilahriz, le capitaine Graziani.

Khéira Garne, victime à 15 ans de viols collectifs répétés commis par des militaires français en août 1959 dans l’Ouarsenis. Un enfant, Mohamed, est né de cette tragédie. Il se dit « Français par le crime ». Ayant perdu la raison, Khéira a passé l’essentiel de sa vie dans un cimetière d’Alger. Elle est décédée en 2018. « Laisse moi avec les morts, disait-elle à son fils. Eux ne me font pas de mal. Les vivants m’ont trop fait souffrir. Tu le sais bien, tu en es la preuve éclatante… ».




Reportage « Le dernier tabou » diffusé par France 2 le 16 mars 2012 dans l’émission « Envoyé spécial », qui donne la parole à Louisette Ighilahriz et Mohamed Garne. Deux anciens appelés y témoignent, dont Henri Pouillot, qui a passé près d’un an à la fin de la guerre à l’un des centres de torture tenus par l’armée française à Alger, la Villa Sésini (et non « Susini », comme il l’appelle du fait d’une mémoire parfois défaillante), au sein d’une unité de tortionnaires et de violeurs pratiquant dans les chambrées des « viols tournants ». Son remord l’a conduit ensuite à s’engager dans le combat anticolonialiste, notamment dans l’association « Sortir du colonialisme ».
Baya Larimi et Nassima Hablal, dans le film « 10949 femmes » de Nassima Guessoum (2014) où ces deux moudjahidate apportent leur témoignage.
Baya Larimi et Nassima Hablal, dans le film « 10949 femmes » de Nassima Guessoum (2014) où ces deux moudjahidate apportent leur témoignage.


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