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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Faut-il déboulonner les statues ?
les réponses des historiens
britanniques et français

Dans son numéro de juin 2023, la revue Passés-Futurs, consultable en ligne sur le site Politika, publie un riche dossier intitulé "L’incertain statut des statues. Constructions et déconstructions". Dirigé par Marc Olivier Baruch, il examine sous divers angles la question posée avec acuité dans plusieurs pays depuis le mouvement Black Lives Matter de ce qu'il faut faire aujourd'hui des statues honorant dans l'espace public des personnages liés à l'esclavagisme et à la colonisation. Outre la présentation de cette revue et son sommaire, nous publions un extrait d'un article de l'historien Olof Bortz qui passe en revue les réactions plutôt "progressistes" des historiens britanniques et celles, plus rares et plus "conservatrices", des historiens français.

L’incertain statut des statues.
Constructions et déconstructions

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Faut-il déboulonner les statues de personnages qui, s’ils étaient nos contemporains, seraient en prison plutôt qu’honorés dans l’espace public ? « Évidemment », répondent – en joignant parfois le geste à la parole – celles et ceux qui, dans la mouvance du mouvement Black Lives Matter, soulignent les biais politiques qui ont présidé, en leur temps, à l’érection de tels monuments. « Jamais de la vie », rétorquent au contraire ceux qui estiment que rien ne doit jamais changer, ou le moins possible, dans l’ordre historique et dans sa traduction monumentale. Le présent dossier se propose, à partir de quelques exemples issus d’Europe et des Amériques, de faire le point sur une question aussi ancienne que le principe même d’honorer les grands hommes – bien plus rarement les « grandes femmes » – par des statues.



Sommaire du dossier coordonné par Marc Olivier Baruch

  • Le statut des statues, permanence et nouveautés, par Marc Olivier Baruch
  • Les historiens, le déboulonnage des monuments et l’histoire du racisme : États-Unis, Royaume-Uni et France, 2015-2020, par Olof Bortz
  • Léopold II et les autres. Des statues controversées dans l’espace public en Belgique, par Chantal Kesteloot
  • Vandalismo, Iconoclastia ou Luta Pelo Direito à Memória? O Caso da Estatuária dos Bandeirantes em São Paulo, par José Ricardo Oriá Fernandes
  • “Monument of Culture, Protected by the People”: Destruction, Resistance, and Counter-Heritage in the Case of the National Theater of Albania, par Raino Isto
  • La survie des statues : animisme et pensée de l’histoire dans Les statues meurent aussi de Ghislain Cloquet, Chris Marker et Alain Resnais, par Damien Marguet
  • ‘We are Bristol’ History Commission and the Colston Statue. An interview with Professor Tim Cole, par Tim Cole, Olof Bortz
  • Who to immortalise as a sculpture? The centenary of suffrage in Britain and competing narratives of women’s emancipation, par Julie Gottlieb, Jacqui Turner, Clarisse Berthezène

Lire la revue en ligne





BLM en France et au Royaume-Uni :
2020 et les statues-symboles de l’histoire nationale

Les manifestants contre le racisme ont déboulonné la statue d’Edward Colston et l’ont jetée dans l’eau à Bristol, le 8 juin 2020. © Prachatai, Flickr
Les manifestants contre le racisme ont déboulonné la statue d’Edward Colston et l’ont jetée dans l’eau à Bristol, le 8 juin 2020. © Prachatai, Flickr

Extrait de « Les historiens, le déboulonnage des monuments et l’histoire du racisme : États-Unis, Royaume-Uni et France, 2015-2020 », par Olof Bortz (Université d’Uppsala – Hugo Valentin Center). Source

Début juin 2020, quand la vague des protestations inspirée par le mouvement Black Lives Matter arrive en Europe, des manifestants s’en prennent aux statues de personnages dont certains ont été controversés depuis des années (Cecil Rhodes au Royaume-Uni), voire des décennies (Léopold II en Belgique). Le 6 juin, la statue de Colbert située devant l’Assemblée nationale est vandalisée. Ailleurs en France, les statues de Charles de Gaulle, de Gambetta, du maréchal Bugeaud et des généraux Faidherbe (depuis 2018 l’objet du mouvement « Faidherbe doit tomber ») et Gallieni ont été taguées par des activistes antiracistes.

Le 7 juin à Bristol, des manifestants vandalisent et renversent la statue d’Edward Colston, marchand d’esclaves et philanthrope du XVIIe siècle, avant de la jeter dans la rivière Avon – ce qui est vite devenu l’événement le plus médiatisé des déboulonnages en Europe. Deux jours plus tard, le maire de Londres a décidé de déboulonner la statue de Robert Milligan, autre marchand impliqué dans la traite en Jamaïque aux XVIIIe et XIXe siècles, auquel on doit la création des West India Docks. Le monument avait été tagué et couvert d’un tissu par des manifestants qui ont également inscrit le slogan « était raciste » au pied du monument dédié à Winston Churchill. En même temps que la statue de Milligan a été déboulonnée à Londres, des milliers de manifestants se sont réunis à Oxford pour exiger que le monument à Cecil Rhodes soit déboulonné.

Le débat sur le patrimoine controversé n’a pas pris la même ampleur en Europe qu’aux États-Unis, l’histoire du colonialisme et de l’impérialisme n’occupant pas la même place que la guerre de Sécession pour les identités nationales européennes – pas plus, en sens inverse, qu’elle n’importe à l’extrême-droite européenne. Néanmoins le débat a pris des formes similaires, opposant souvent une réaction de rejet du gouvernement face à des élus locaux plus ouverts aux revendications des manifestants. Si les élus travaillistes au Royaume-Uni se sont, en général, prononcés en faveur des déboulonnages, les réactions des membres du gouvernement conservateur britannique ont été défavorables. Boris Johnson a ainsi expliqué qu’enlever des statues serait l’équivalent de « mentir sur notre histoire ». Le ministre du Logement et des Communautés, Simon Clarke, a mis en garde contre la « réécriture » ou « l’effacement » de « certaines parties de l’histoire », en estimant qu’il ne convenait pas « d’imposer la moralité d’aujour­d’hui aux gens d’une autre époque », le Royaume Uni ayant, selon lui, « massivement été du côté du bien dans le monde ». Simon Clarke mettait en garde contre l’autocritique, soutenant que la « haine de soi et l’introspection étaient débilitantes [enfeebling]1».

En France, les réactions de dirigeants ont été aussi catégoriquement négatives qu’au Royaume-Uni. Face aux manifestations, Emmanuel Macron fut catégorique, déclarant que « la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire », qu’elle « n’oubliera aucune de ses œuvres » et « ne déboulonnera pas de statue ». Pour le président français, il convient au contraire de « regarder ensemble toute notre Histoire » et ne pas tomber dans la « réécriture haineuse ou fausse du passé2». Le Premier ministre Édouard Philippe mit en garde contre le dangereux phénomène qu’il qualifiait d’« épuration mémorielle » :

L’histoire de France est un bloc. Nous prenons tout. Car nous n’avons pas le choix, c’est notre histoire. Avec des choses glorieuses, des choses plus compliquées et même des choses en rien glorieuses et franchement sombres3.

Des deux côtés de la Manche, les dirigeants ont rejeté les manifestations autour des monuments en liant ces monuments à une vision de l’histoire nationale fixe, qu’il convenait d’accepter comme un tout. Quelle a été la réponse des historiens britanniques et français à ces propos peu nuancés ?

Les historiens britanniques et le statut historique du déboulonnage

La plupart des historiens qui ont participé au débat au Royaume-Uni l’ont fait pour répondre aux hommes et femmes politiques qui ont condamné les manifestations. David Olusoga, professeur d’histoire publique à l’université de Manchester, rappela que les statues étaient des objets « d’adoration », la statue de Colston ayant pour finalité de faire savoir qu’il était « un grand homme qui a fait des choses merveilleuses » – « ce qui n’est pas vrai », ajoutait dans le même mouvement l’historien. Jessica Moody, de l’université de Bristol, fit, comme ses collègues américains, la distinction entre l’histoire et la mémoire, le passé représenté par ces statues et le moment où ils ont été érigés. Pour elle, les statues « révèlent tant les manières dont on use, et abuse, du passé que les mythologies qui sont perpétuées à travers elles1». Rebecca Senior, de l’université de Nottingham, explique pour sa part que les monuments et l’histoire ne sont pas neutres mais « des objets révisionnistes qui mobilisent l’art afin d’opprimer ». Ce sont pour elle « des accessoires visuels du programme de colonisation violente britannique. » Pippa Catterall, de l’université de Westminster, voit dans les monuments des expressions d’un point de vue porté par des élites sur elles-mêmes et sur la société. Ce qui était en jeu avec la statue de Colston n’était pas, pour Pippa Catterall, l’histoire, mais le symbole que les manifestants ont fait de cette statue et de ce qu’elle représente pour la société britannique actuelle.

L’idée selon laquelle le déboulonnage des statues serait un acte créateur – et non destructeur – d’histoire a été repris par plusieurs historiens britanniques. Dans une tribune publiée par le Guardian, David Olusoga explique, juste après le renversement de la statue de Colston, que cet acte « n’est pas une attaque contre l’histoire, c’est l’histoire4». Le même jour, l’historienne Hannah Rose Woods qualifie l’action à Bristol d’un « acte de l’histoire vivante5». De ce point de vue, loin d’être figée, l’histoire est un processus dynamique qui s’opère aussi par les manifestations du présent. Pour Claudine von Hensbergen, de l’université de Northumbrie, ces actes ont rendu l’histoire vivante et focalisé l’attention sur des monuments délaissés. Elle ajoute que « ceux qui croient en la valeur des monuments publics devraient saluer les actes qui rendent ces ouvrages vivants ». Les nouvelles exigences sociales, notamment en matière de lutte contre le racisme, rend le monument « plus important que jamais6».

Richard Evans, professeur émérite à Cambridge et expert de l’histoire du nazisme souvent appelé à se prononcer sur des questions historiques d’actualité, fait la distinction entre l’histoire, discipline académique, et la mémoire, choix collectif des valeurs qu’il convient de célébrer au présent. Il note, à propos de la statue de Colston, érigée sans que fût posée la question de l’origine de sa fortune, qu’il va de soi que « certains mémoriaux ne sont plus appropriés7». Pour Richard Evans, il est tout à fait naturel que notre image des personnes change avec le passage du temps, comme le montre le cas de la statue de Cromwell située devant la Chambre des Communes. Quand cette statue a été érigée, à la fin du XIXe siècle, Cromwell était considéré par certains comme un symbole du chemin historique vers la démocratie parlementaire et la restriction du pouvoir royal. Aujourd’hui, explique Richard Evans, la plupart des historiens considèrent Cromwell comme un fanatique religieux et un dictateur qui a imposé le puritanisme en Angleterre et perpétré des massacres génocidaires contre les Irlandais.

Un autre exemple évoqué par Richard Evans est celui de Cecil Rhodes (« l’impérialiste des impérialistes ») qui, comme Colston, était aussi philanthrope. Richard Evans réagit aux propos de Louise Richardson, la vice-chancelière d’Oxford University, qui soutient que le fait de déboulonner la statue de Rhodes reviendrait à « cacher notre histoire ». Il défend les partisans de Black Lives Matter contre les accusations portées par le journaliste Charles Moore – auteur d’une biographie de Margaret Thatcher nommé membre de la Chambre des Lords par Boris Johnson – selon lesquels ces derniers, motivés par la haine du Royaume-Uni, chercheraient à imposer « une unique narration organisée et hostile à ce pays », et à vouloir « effacer notre florissante [rich] histoire nationale ». Pour Evans, ce sont Moore et ses semblables qui essaient d’imposer « une narration unique, organisée et biaisée », alors que Black Lives Matter souhaite simplement que ce pays dispose « de mémoires nationales différentes ». S’agissant par ailleurs de à l’atteinte portée à l’histoire par ces actions, Richard Evans souligne que les destructions systématiques et massives de documents intervenues afin de cacher les crimes de l’impérialisme britannique sont infiniment plus néfastes à l’histoire que le déboulonnage des statues – qui peut au contraire « recalibrer la mémoire publique et proclamer une nouvelle identité nationale ». Toutefois il conclut que « renverser des monuments ne nous aidera pas à proprement comprendre notre passé ou résoudre nos problèmes présents » :

Rhodes peut tomber, ainsi que Colston et Milligan, et peut-être d’autres, mais cet exploit restera symbolique jusqu’à ce que les véritables questions de discrimination raciale, d’inégalité et de préjugés dans notre société aient été abordées7.

David Olusoga a lui aussi plaidé pour la modération quant aux conséquences des déboulonnages. Dans une deuxième tribune publiée par le Guardian, il maintient que « la statuaire héroïque figurative est une forme de commémoration datée » mais qu’entre la « guerre des statues » et « un véritable débat national sur le racisme » il faut donner la priorité à ce dernier. Les statues sont des « symptômes du problème » mais pas « le problème lui-même8».

Presque tous les historiens qui ont participé au débat au Royaume-Uni ont été favorables ou indulgents face au déboulonnage, à quelques exceptions près. Dans sa chronique pour The Times Literary Supplement, Mary Beard, latiniste de l’université de Cambridge, a salué le déboulonnage de la statue de Colston (« un acte assez émouvant de l’art de la performance9») tout en mettant en garde contre une vision de l’histoire qui fait, de manière simpliste, le tri entre les bons et les mauvais. Par contre, elle se déclare contre l’idée d’enlever la statue de Cecil Rhodes. Sans pour autant être d’accord avec ses opinions politiques, elle n’arrive pas à comprendre comment il serait possible de continuer d’utiliser les fonds de la fondation de Rhodes et en même temps « projeter de jeter son effigie dans la Tamise ». Pour Mary Beard, à l’instar de ses collègues américains avant août 2017, les statues controversées nous invitent à nous interroger sur qui nous sommes et de ce qui nous sépare du passé.

James Heartfield, expert de l’histoire de l’empire britannique, regrette l’enlèvement de la statue de Robert Milligan, un monument qui lui servait d’outil pédagogique pour parler à ses étudiants de la traite. Il explique que le déboulonnage des statues n’a rien d’inédit dans l’histoire. Pourtant, en ce qui concerne ce phénomène au présent, il se révèle très critique. Selon lui, les manifestations autour des monuments représentent un point de vue minoritaire, les revendications des populations issues du colonialisme et de l’esclavage, qui essaient de s’imposer à toute la société. James Heartfield fait la distinction entre attitudes matures et immatures face à l’histoire : d’après lui, être « mature » signifie faire autant attention à ce qui nous sépare qu’à ce qui nous lie au passé, tandis que la volonté de déboulonner relèverait de la pathologie, une expression d’immaturité face au passé et un « désir d’Œdipe de détrôner le père10». James Heartfield semble, à l’instar de ses collègues américains avant août 2017, prôner une sorte de devoir de mémoire, l’obligation de partager un sentiment commun face au passé, une vision consensuelle de la mémoire nationale.

**Les historiens français et l’art de la contextualisation historique

Les premiers à s’inspirer des manifestations américaines ont été des activistes martiniquais qui ont déboulonné deux statues de Victor Schœlcher en Martinique, vers la fin de mai 2020, avant la mort de George Floyd, ce qui a déclenché le débat en France. Myriam Cottias, historienne et directrice de recherche au CNRS ainsi que directrice du Centre de recherche sur les esclavages et les post-esclavages, explique que Schœlcher a longtemps été présenté comme le symbole de l’abolition de l’esclavage par une élite martiniquaise soucieuse de s’assimiler à la culture de la France métropolitaine. Selon une lecture plus récente, la mémoire de Schœlcher a servi d’écran pour ne pas évoquer les révoltes des esclaves eux-mêmes. Pour Myriam Cottias la destruction des statues de Schœlcher serait motivée par la supposition erronée que les esclaves se sont libérés de leur propre chef, alors que l’abolition était le résultat de facteurs multiples11.

La statue de Victor Schœlcher renversée et partiellement détruite le 22 mai 2020 dans le square de l’ancien Palais de Justice de Fort-de-France, en Martinique. © Toto @ Matinino, Flickr
La statue de Victor Schœlcher renversée et partiellement détruite le 22 mai 2020 dans le square de l’ancien Palais de Justice de Fort-de-France, en Martinique. © Toto @ Matinino, Flickr

Dans une tribune publiée par Libération elle explique que ces actions ne sont pas tant des réactions contre la personne de Schœlcher que contre le « schœlchérisme », culture mémorielle locale – des rues, une ville et un lycée portent son nom – considérant les Martiniquais comme des sujets passifs de leur propre émancipation12. Myriam Cottias observe que cette culture a changé depuis longtemps et qu’il y a, de la part du dirigeant indépendantiste Alfred Marie-Jeanne, la volonté d’ériger des statues pour honorer les esclaves rescapés. Elle récuse le reproche fait par les activistes martiniquais à Schœlcher d’avoir plaidé pour l’indemnisation des colons pour les pertes subies du fait de l’abolition de l’esclavage, en expliquant que Schœlcher fut obligé de négocier pour parvenir à ses fins13. En France le débat s’est poursuivi suite à la vague des manifestations début juin. Myriam Cottias maintint alors qu’on ne peut pas nier que Schœlcher était un « abolitionniste convaincu » mais souligne que les soulèvements des esclaves « ont mis une pression forte sur les gouvernements esclavagistes14».

Suite aux événements de juin et des propos d’Emmanuel Macron cité plus haut, plusieurs historiens français ont exprimé des opinions similaires à celles de leurs confrères britanniques, en approuvant les revendications des manifestations. Selon Bertrand Tillier, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et auteur d’un livre sur l’histoire des statues contestées paru en 2022, les statues en question sont « la matérialisation du discours des vainqueurs » et « le produit d’une vision consensuelle, qui est retournée et brisée15». Les activistes qui s’en prennent aux statues produisent « une nouvelle lecture » et une réactivation des monuments souvent délaissés et banalisés. Dans le même sens, Emmanuel Fureix, auteur d’un livre sur histoire de l’iconoclasme en France, de l’université Paris-Est-Créteil, parle d’une « redécouverte de pans d’histoire refoulés » et met en évidence la prise de parole par des groupes antérieurement « sans voix ». Emmanuel Fureix ajoute qu’il y a d’autres options que la destruction, comme celles de placer des statues dans un musée ou d’ajouter de nouveaux monuments pour « faire le contrepoint », comme en Afrique du Sud16.

Nicolas Offenstadt, historien à l’université de Paris I et expert de la mémoire collective, a critiqué les propos d’Emmanuel Macron qu’il considère comme caractéristiques d’une position conservatrice laissant peu d’ouverture au débat17. Pascal Blanchard, historien et chercheur-associé au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation à l’université de Lausanne, a depuis longtemps demandé la création d’un musée de la colonisation et d’un poste permanent au CNRS sur les études postcoloniales. Il prend position pour les revendications qu’il considère provoquées par le manque de débat en France sur l’héritage du colonialisme. Par contre, il se déclare opposé au déboulonnage des monuments et au changement de noms des rues et des lycées, qui aboutissent à « supprim[er] les traces », au détriment du nécessaire « travail pédagogique ». Dans le cas de Colbert, Pascal Blanchard propose de « raconter les ambiguïtés » et créer des panneaux expliquant « ce qu’est le Code noir18». Comme le débat qui s’ensuivit en témoigne, le Code noir et les actions de Colbert sont sujet, comme toute histoire, à des interprétations diverses.

Malgré la critique des propos d’Emmanuel Macron et le plaidoyer d’historiens marqués à gauche pour un débat portant sur le patrimoine lié au colonialisme, des historiens français plus installés et, de manière prévisible, des personnalités de droite faisant figure d’historiens, se sont placés du côté des pouvoirs publics, contre les manifestants. Ils l’ont fait à partir de quatre arguments principaux : l’accusation de l’anachronisme, le contexte historique relativiste, le spectre du la table rase commémorative et la critique du déboulonnage dans des sociétés démocratiques. Thierry Lentz, expert de Napoléon, récuse l’anachronisme et souligne le fait que « l’histoire s’inscrit toujours dans un contexte différent de celui d’aujourd’hui, notamment social et géopolitique14». Quelques semaines plus tard, dans une tribune publiée dans Le Monde, les historiens Jean-Noël Jeanneney, Mona Ozouf, Maurice Sartre, Annie Sartre et Michel Winock prennent position contre ce qu’ils considéraient comme lecture rétrospective de l’histoire. Ils déclarent que déboulonner une statue, c’est faire preuve « d’anachronisme » :

Ce péché contre l’intelligence du passé consiste, à partir de nos certitudes du présent, à plaquer sur les personnages d’autrefois un jugement rétrospectif d’autant plus péremptoire qu’il est irresponsable19.

En contraste avec leurs collègues qui faisaient la distinction entre le passé représenté par les monuments et le moment de leur création, ces historiens et historiennes défendent le passé tout court, et proposent une interprétation quasiment historiciste du passé ; il faudrait vénérer « l’intelligence du passé » au lieu de se fier à « nos certitudes du présent ». L’antidote de l’anachronisme est le contexte historique, présenté dans une logique relativiste. Ainsi de l’esclavage, question-clé des revendications en Europe :

C’était en un temps où l’Occident entier, tout comme le monde arabe, acceptait l’esclavage et la traite, quelque sinistre que cela nous apparaisse aujourd’hui. Comme le faisaient ensuite, un siècle plus tard encore, les pères fondateurs des États-Unis19.

Dimitri Casali, ancien professeur d’histoire-géographie, est un auteur d’ouvrages d’histoire populaire, critiqué pour sa lecture de l’histoire française comme outil d’un projet réactionnaire20. Intervenant dans le débat sur le déboulonnage des statues, il explique que l’esclavage est « certes une pratique immonde qui ne doit plus exister » mais donne au lecteur le contexte historique en précisant qu’« à l’époque le monde entier pratiquait l’esclavage et les Africains eux-mêmes ». Pour ceux qui se posent toujours des questions sur l’importance de la traite européenne, Dimitri Casali fait référence à l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch qui conclut que « un Africain sur quatre est l’esclave d’un autre Africain et cela avant l’arrivée des Européens ». Dimitri Casali se réfère à la déclaration des droits de l’homme universelle en expliquant que l’esclavage n’était pas criminel à l’époque : nulla crimen sina lege. Vu sous cette angle-là, l’esclavage, ou en tous cas l’esclavage européen et français devient presque un fait banal. Pour nous rassurer encore, Dimitri Casali cite Pierre Nora sur le fait « que l’Histoire est une longue suite de crimes contre l’humanité (malheureusement) ». Le vrai problème pour Dimitri Casali, c’est l’esclavage mondial en 2020.

Si tout le monde – et personne en particulier – était responsable de l’esclavage historique, la logique des manifestants paraît d’autant plus menaçante qu’elle risque de jeter l’opprobre sur tous les « grands hommes ». À l’instar de Donald Trump aux États-Unis, Jean-Noël Jeanneney, Mona Ozouf et leurs confrères ont invoqué le spectre d’une table rase commémorative comme si la question touchait des statues et des personnes qui n’ont pas été ciblées par les manifestions et comme si l’identité nationale ne supportait pas des changements au paysage commémoratif. Pour ces historiens, il serait impossible d’arrêter cette « frénésie moralisante », presque tous les « grands hommes » ayant été des sexistes, des racistes, des antisémites et des assassins, « la liste, concluent-ils, serait sans fin ».

On trouve, sans surprise, le même type d’analyse chez Dimitri Casali, dont le ton est plutôt celui d’un éditorialiste conservateur que celui d’un chercheur en histoire, résolu à ne pas céder un millimètre à ce qu’il appelle « la vague d’ignorance qui submerge notre société au nom de la repentance et du politiquement correct » et les « nouveaux ayatollahs de la pensée unique ». Il s’inquiète lui aussi de ce que « la liste des bannis sera sans fin » et se demande si nous sommes « en train de revivre une nouvelle Terreur intellectuelle semblable à celle de 1793 instrumentalisée par les nouveaux accusateurs publics semblables à Fouquier-Tinville ».

Gaël Nofri, homme politique – il est adjoint au maire de Nice – et auteur d’un livre sur les révolutions dans l’histoire française – présenté comme historien mais qui, pas plus que Casali, n’est historien de métier – explique dans une tribune publiée dans Le Figaro que « tous les grands hommes de l’Histoire nationale se trouvent progressivement mis en accusation, trainés devant le tribunal de l’aseptisation moderne, de la refondation intellectuelle, de la réécriture identitaire21». Pour Gaël Nofri, le déboulonnage serait contraire à la civilisation, à « une forme de sédimentation de l’œuvre humaine, une justification de l’écoulement du temps et un ancrage durable du sens de l’effort21».

L’interprétation des « grands hommes » ainsi proposée en dit long sur la difficulté de se mettre d’accord sur le contexte historique. Plusieurs historiens ont traité Colbert et Schœlcher plus ou moins de la même façon que les pères fondateurs des États-Unis : avec vénération pour ce qu’ils ont accompli, en tant qu’hommes qui ont contribué à la grandeur nationale. Dimitri Casali se livre à un véritable éloge de Colbert (« travailleur acharné jusqu’à quinze heures par jour » qui cumulait « le travail de six ministres ») et inscrit son œuvre dans une grille de lecture progressiste de l’histoire. Le Code noir serait une expression de la « volonté de légiférer et de mettre fin au chaos et l’anarchie qui régnaient avant l’État moderne ». Dans une formulation qui peut sembler maladroite dans un débat qui tourne autour de la question de l’esclavage, Dimitri Casali souligne que Colbert « meurt épuisé par sa tâche à l’âge de soixante-trois ans ». Pour Dimitri Casali le Code noir était « un progrès à l’époque en 1685 » qui « permit d’adoucir la vie des esclaves de l’époque22».

Selon l’historien américain Jacob Soll, Colbert était surtout un bureaucrate, acharné à sa tâche quelle qu’elle fût. Jacob Soll explique que Colbert a donné « le statut d’être humain aux esclaves » et a créé des règles pour les colonies françaises qui étaient « plus douces que les pratiques en vigueur dans les îles anglaises et hollandaises23». Mona Ozouf et ses cosignataires expliquent que Colbert a essayé de « réglementer les comportements criminels de nombreux colons et d’adoucir un peu (oh! certes très peu) le sort terrible de ceux qui en étaient victimes ». Pour ces historiens les actions de Colbert s’inscrivent dans une perspective progressiste de l’histoire. Sous cette même perspective, le vandalisme de sa statue leur apparait comme une expression de la déchéance.

Les historiens qui ont critiqué les manifestations actuelles optent pour une réponse « pas ici, pas maintenant » aux questions soulevées par le déboulonnage et le vandalisme. Pour Mona Ozouf et ses collègues, le déboulonnage – « un danger pour les principes républicains » – n’a pas de place dans une démocratie :

Que la chute d’une dictature appelle un peuple à renverser spontanément et à effacer les représentations des tyrans : on fait plus que le comprendre, on a pu en être joyeux, souvent, on espère pouvoir l’être encore demain, tout autour de la Terre. En revanche, en démocratie, pareille initiative revient aux élus du peuple, quel que soit le niveau de leur responsabilité19.

Comme cela a été noté plus haut, plusieurs historiens français n’ont pas partagé cette vision des choses. Prenons l’exemple de l’anachronisme : Bertrand Tillier relativise la question en expliquant que « toute période s’empare des périodes antérieures pour les réinterpréter et remettre en perspective ce qui a été lu autrement auparavant14». La politologue Sarah Gensburger remarque que c’est « la définition même de la commémoration publique que de voir le passé avec les yeux du présent24». En ce qui concerne la distinction entre l’histoire et la commémoration, Richard Vassakos, professeur d’histoire enseignant dans le secondaire, explique dans une tribune au Monde que « les personnages honorés qui sont aujourd’hui contestés incarnent un projet politique ». Ce n’est donc pas, selon lui, tant la question de l’histoire défini par des historiens, d’une part, et l’anachronisme de l’autre, mais « un projet politique » mis en place pendant la IIIe République pour honorer certaines personnes et une autre politique au moment actuel qui intervient pour critiquer ces choix25. Cette distinction qui a marqué le débat américain était moins importante en France où le débat a porté plus sur les personnages historiques.

**Les historiens et les statues

Le débat sur le patrimoine à connotation raciste a commencé avec les monuments confédérés aux États-Unis en 2015 et finit par toucher des monuments européens liés à l’histoire de l’esclavage, du colonialisme et de l’impérialisme pendant l’été 2020. Le débat américain sur le patrimoine confédéré, lui-même influencé par le Rhodes Must Fall sud-africain, est venu se greffer sur des controverses dans d’autres pays grâce au mouvement de Black Lives Matter. Le point de départ a été la spécificité de l’histoire américaine, l’esclavage, la guerre de Sécession et sa mémoire, la discrimination raciste historique ainsi que le racisme au présent avec les violences policières meurtrières et la polarisation politique sous les présidences de Barack Obama et Donald Trump. Jusqu’en août 2017, le point de vue de la plupart des historiens américains qui ont participé au débat a été qu’il fallait préserver les monuments confédérés pour se souvenir de l’histoire du racisme américain. Il s’agissait de l’idée qu’il ne fallait pas se débarrasser de ce qui dérange, que le déboulonnage conduirait à l’oubli des côtés sombres du passé. Les événements de Charlottesville ont tout changé. Vu la violence et le racisme, le passé du patrimoine confédéré n’était plus un passé dont la population américaine éprouverait le besoin de se rappeler. Après Charlottesville, plusieurs historiens américains ont changé d’avis sur le déboulonnage qui leur est apparu comme une nécessité, souvent en tournant leur regard vers l’Allemagne et l’ex-URSS pour trouver des points de comparaison. Ils ont eu l’impression de vivre un tournant historique, le changement du paysage commémoratif apparaissant comme une expression du progrès historique. Pour David Blight, qui est revenu sur la question des monuments confédérés pendant l’été 2020, les États-Unis seraient en train de vivre un nouveau « tournant 198926».

En 2020, plusieurs historiens au Royaume-Uni, certes moins nombreux qu’aux États-Unis, ont salué le renversement et déboulonnage des monuments liés à la traite esclavagiste. La réaction des historiens français face aux manifestations de l’été 2020 a été moins enthousiaste que celle de leurs collègues américains et britanniques. Le quasi-consensus des historiens américains sur le patrimoine confédéré, considéré comme porteur de symboles racistes avant 2017, n’a pas eu d’équivalent en France en ce qui concerne les vestiges du passé colonial. Même si de nombreux historiens français se sont prononcés en faveur des manifestions, le débat français a surtout été polarisé par des historiens qui ont entièrement rejeté la critique des monuments et choisi de défendre des personnages comme Colbert. Le débat américain et britannique a, en quelque sorte, uni les historiens (ou en tous cas ceux qui ont pris position) face au discours des gouvernements, mais les historiens français ont été plus divisés. Plusieurs d’entre eux ont souhaité qu’il y ait plus de débat et d’ouverture d’esprit mais ils ne sont pas montés au créneau pour demander que des statues soient déboulonnées.

Malgré les différences considérables entre les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, il y a eu une discussion commune à laquelle un grand nombre d’historiens ont contribué. Dans les trois pays, des historiens de métier, ainsi que des auteurs d’ouvrages historiques, ont avancé des arguments portant sur le rôle des monuments pour la mémoire du passé, les risques de l’oubli, la logique destructrice ou créatrice d’histoire de la vague de manifestations, l’anachronisme et des interprétations diverses du contexte historique, pour approuver ou rejeter le déboulonnage des statues.

Cet article ne couvre pas la totalité des interventions de la part des historiens mais il est néanmoins possible de constater la prédominance d’un argument progressiste anglo-américain et d’une tendance conservatrice en France. En plus, dans les trois pays, des deux côtés de débat, il y a eu trois temporalités différentes. En ordre chronologique, les historiens en France – pourtant pays où le terme de la « statuomanie » a vu le jour – se sont focalisés sur la période signifiée, c’est à dire l’histoire, au XVIIe et XVIIIe siècles, des personnages symbolisés par les statues. Aux États-Unis, c’est la période pendant laquelle les statues ont été érigées qui a été débattue, c’est à dire le XIXe et XXe siècle. Au Royaume Uni par contre, c’est surtout le présent du déboulonnage, et son statut historique, qui a pris le devant du débat. Partout, les statues ont été présentées comme des symboles des valeurs nationales, que ce soit celles d’un passé désormais condamnable, dont il faut abandonner les traces pour créer un nouveau récit national, ou au contraire celles d’une grandeur à défendre contre toute attaque.

Lire aussi les nombreuses pages
consacrées à cette question sur notre site

  1. Serina Sandhu, « Are statues history? What historians think after monuments to Edward Colston and other UK slave traders pulled down », inews, 12 juin 2020.
  2. Valentin Ehkirch, « Ni déboulonnement, ni rebaptême : faire des symboles contestés de l’Histoire de France », L’Express, 16 juin 2020.
  3. Édouard Philippe « J’ai été profondément choqué qu’à Fort-de-France on déboulonne les statues de Victor Schoelcher », Public Senat, 17 juin 2020.
  4. David Olusoga, « The toppling of Edward Colston’s statue is not an attack on history. It is history », Guardian, 8 juin 2020.
  5. Hannah Rose Woods, « The Destruction of Edward Colston’s Statue Is an Act of Living History », New Statesman, 8 juin 2020.
  6. Claudine van Hensbergen, « Public sculpture expert : why I welcome the decision to throw Bristol’s Edward Colston statue in the river », The Conversation, 8 juin 2020.
  7. Richard J. Evans, « The statues erected at the height of imperial power and prejudice do not belong in 21st-century Britain. But toppling monuments will not help us properly understand our present troubles », New Statesman, 17 juin 2020.
  8. David Olusoga, « The “statue wars” must not distract us from a reckoning with racism », The Guardian, 14 juin 2020.
  9. Mary Beard, « Statue Wars », The Times Literary Supplement, juin 2020.
  10. James Heartfield, « A healthy society does not destroy its monuments », sp!ked, 17 juin 2020.
  11. Ludovic Séré, « Statues de Schœlcher détruites : en Martinique, la mémoire de l’esclavage encore vive », La Croix, 25 mai 2020.
  12. Myriam Cottias, « Abolition de l’esclavage : rendre à Victor Schœlcher ce qui lui revient », Libération, 26 mai 2020.
  13. Aude Lorriaux, « Pourquoi des militants ont-ils détruit des statues de Victor Schœlcher (et est-ce justifié) ? », 20 minutes, 29 mai 2020.
  14. Paul Chaulet, « Colonialisme, esclavage : faut-il déboulonner les statues symboles d’un passé douloureux ? », L’Express, 8 juin, 2020.
  15. Paul Chaulet, « Colonialisme, esclavage : faut-il déboulonner les statues symboles d’un passé douloureux ? », L’Express, 8 juin 2020 ; Bertrand Tillier, La Disgrâce des statues: essai sur les conflits de mémoire, de la Révolution française à Black Lives Matter, Paris, Payot, 2022.
  16. Paul Chaulet, « Colonialisme, esclavage: faut-il déboulonner les statues symboles d’un passé douloureux ? », L’Express, 8 juin 2020.
  17. Astrid de Villaines, « Déboulonner les statues ? “Ces questions méritent un débat public” répond cet historien », The Huffington Post, 15 juin 2020.
  18. Cathernie Calvet, interview avec Pascal Blanchard, « Cela fait cinquante ans qu’on méprise l’histoire des anciens colonisés », Libération, 10 juin 2020.
  19. Jean-Noël Jeanneney, Mona Ozouf, Maurice Sartre, Annie Sartre et Michel Winock, « Déboulonnage des statues : L’anachronisme est un péché contre l’intelligence du passé », Le Monde, 24 juin 2020.
  20. Etienne Anheim, « Face à l’histoire identitaire », Le Monde, 29 septembre 2016.
  21. Gaël Nofri, « Déboulonnage de statues : Notre civilisation se vide peu à peu de sa substance », Le Figaro, 30 juillet 2020.
  22. Dimitri Casali, « Faut-il déboulonner les Statues de Colbert ? », Huffington Post, 24 septembre 2017.
  23. Jacob Soll, « Colbert n’est pas l’auteur principal du Code noir, ni le maître-penseur de l’esclavage français », Le Monde, 19 juin 2020.
  24. Sarah Gensburger, « Pourquoi déboulonne-t-on des statues qui n’intéressent (presque) personne ? », The Conversation, 29 juin 2020.
  25. Richard Vassakos, « Les dénominations et les statues n’ont jamais été aussi politiques qu’aujourd’hui », Le Monde, 5 juillet 2020.
  26. David Blight, « Europe in 1989, America in 2020, and the Death of the Lost Cause », The New Yorker, 1 juillet 2020.
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