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Édition du 1er au 15 octobre 2024

Discourir sur la crise sociale : entre indigènes et casseurs écervelés de la République par C. Liauzu et G. Meynier

Le communiqué publié le 9 novembre 2005 par le mouvement des Indigènes de la République (« Non au couvre-feu colonial ! La révolte n’est pas un crime ! Les véritables incendiaires sont au pouvoir ! ») ne peut que susciter une assez large approbation de tous ceux qui réfléchissent au sort des laissés pour compte des sociétés actuelles et aux raisons qui en rendent compte. Il est vrai, en effet, qu’il s’agit bien d’une révolte contre des conditions de vie indignes d’une société se voulant développée et démocratique telle que celle de la République française. Il est vrai que cette violence sociale constitue une « réaction politique » et qu’elle est « salutaire ». Il est vrai que des dispositions répressives datant de la guerre de reconquête coloniale de 1954-1962 sont réutilisées cinquante ans plus tard dans un tout autre contexte. Oui, le droit à l’apprentissage dès 14 ans constitue une régression, mal déguisée en solution pragmatique. Oui, le harcèlement policier et l’état d’urgence doivent céder le pas à des enquêtes indépendantes sur les drames qui sont advenus, et aussi à la priorité de la guerre contre la discrimination, à des politiques, dignes de ce nom, d’éducation, de formation, d’emploi, de logement.

Ce ne sont pas ces points qui suscitent réserves et critiques. Ce qui est réfutable est le fait de ramener par réflexe la situation actuelle au passé colonial (Cf. « le passé colonial », « la jeunesse indigène ou indigénisée », les « zones d’indigénat »…). En vérité, il y a aussi d’autres passés qui pèsent, et le présent pèse à coup sûr plus encore. Rappelons en premier lieu que le parcage des pauvres dans des quartiers pour pauvres n’a pas attendu l’ordre colonial et ses prolongements supposés pour exister. Il y a près de deux siècles que les classes laborieuses/classes dangereuses ont commencé à y être reléguées sur fond de misère sociale. Sinon on ne comprendrait pas les insurrections ouvrières de Lyon et de Paris sous la Monarchie de juillet, les journées de juin 1848 sous la seconde République, et, enfin, en 1871, la Commune, dont les hauts lieux furent les quartiers prolétaires de l’Est Parisien.

Les humains dont descendent les révoltés d’aujourd’hui sont autant leurs ascendants que ces autres humains que furent les « indigènes » coloniaux. Leurs parents, après la toute première génération de l’entre-deux-guerres – celle qui vit éclore l’Étoile Nord-Africaine et les prémisses de la revendication nationale algérienne -, ont été pour l’essentiel, dans les années 50 et 60, appelés par les entreprises en quête de main d’œuvre bon marché, et évidemment pas dans un but humanitaire. Leur installation s’est faite dans des conditions de grande précarité et d’une insigne détresse. Leurs filles et fils ont grandi dans ce contexte, mais ils sont devenus adolescents, puis adultes au moment où couvait la crise du vieux capitalisme industriel. La génération suivante s’est formée avec le triomphe de la loi du marché, son cortège de déréglementations, de privatisations, de délocalisations et de paupérisation sociale, qui signe le triomphe sans frein du capitalisme financier – nouveau veau d’or plus ou moins adoré à droite comme à gauche.

Naguère encore ceintures rouges ouvrières, structurées par un Parti Communiste qui en était l’expression politique, leur base ouvrière s’est désintégrée. Les banlieues ouvrières ont été finalement abandonnées à elles-mêmes. L’effondrement des régimes bureaucratiques dits socialistes a fait le reste en faisant disparaître l’image incarnée de la sécurité en vouant aux gémonies tout projet alternatif au capitalisme. Désormais, plus personne n’ose appeler un chat un chat. Le jeudi 10 novembre, sur Antenne 2, face aux rodomontades de Sarkozy, Manuel Valls et André Gérin – un socialiste, un communiste – peinaient à s’élever au-dessus des exigences au jour le jour de leur terrain municipal. Aucun d’eux ne se risqua à énoncer cette évidence : la crise résulte, structurellement, de la sauvagerie d’un capitalisme débridé. Personne, dans la classe politique, ni dans les médias, ne s’y est non plus risqué, à quelques exceptions près – Jean-François Kahn dans Marianne et sur France Inter lundi 14 novembre, qui émit cette vérité : ce n’est pas le modèle républicain solidaire français qui échoue. L’échec est dû à son démantèlement programmé, cela par la droite comme par la gauche. Rappelons que, nonobstant ses suppléments d’âme collatéraux, le gouvernement Jospin a davantage privatisé que les gouvernements Balladur et Juppé réunis.

Même si la question a été vaguement posée en France, aucun parti socialiste européen n’a fait sien le programme de taxation Tobin, lequel propose depuis longtemps, de manière bien mesurée, de ponctionner de 0,5% les transferts de capitaux, aujourd’hui libres comme l’air. Bien sûr, on représentera qu’une concertation internationale devrait présider à son application. Mais si personne ne commence… Se drapant dans son maximalisme révolutionnariste coutumier, on se rappelle qu’Arlette Laguillier a dénoncé cet aménagement du capitalisme… L’ensemble de la classe politique, à quelques nuances ou exceptions près, se refuse à prendre la mesure des problèmes. Il est vrai que, cependant, la tournure politique est plus crue depuis trois ans : les emplois jeunes ont été supprimés, la police de proximité a disparu, les subventions aux associations de terrain soumises aux coupes sombres que préconise l’idéologie du moins d’État : tout ce qu’on envisage de rétablir maintenant peu ou prou, dans la précipitation.

Ajoutera-t-on que des explosions telles que celles qui secouent la France ne sont en rien une spécificité française, et elles ne sont pas davantage une spécificité coloniale ou néocoloniale, par-delà des continuités qui prolongent le racisme et les discriminations du passé. Sont bel et bien installés le racisme et les discriminations du présent, et dans un tout autre contexte que le contexte colonial. La ghettoïsation explosive est, par exemple, aussi, assez avancée dans l’Italie de Berlusconi, alors même que le passé colonial de l’Italie est bien plus léger que le passé colonial français. Il y manque peut-être encore un cow-boy médiatique aussi tonitruant que Sarkozy, pompier pyromane typique de la République française. Ailleurs dans le monde, les révoltes des exclus sont le pain quotidien des favellas brésiliennes. Il y a eu en Grande Bretagne les émeutes de Birmingham et de Bradford ; celles, meurtrières, de Los Angeles aux États-Unis. Il y a eu la répression sanglante de celles de Casablanca par la dictature monarchique d’Hassan II, puis de celles d’Alger en octobre 1988 par la bureaucratie kleptocratique militaire algérienne, qui a fait plusieurs centaines de morts : dans tous ces cas, il sera bien difficile de trouver, là, spécifiquement, ou de trouver seulement la trace coloniale.

Un vieil ami anglais travailliste de gauche disait à l’un de nous deux il y a quelques jours que si, maintenant, l’explosion est contenue au Royaume Uni, c’est d’une part parce que les populations indo-pakistanaises sont installées au cœur des cités – ailleurs, en Autriche, une ventilation volontariste des populations différentes travaille sainement à leur interpénétration – ; mais d’autre part aussi parce que, en Grande Bretagne, la dégradation est plus avancée qu’en France. Le National Health Service, qui fut il y a un demi siècle le meilleur système de santé européen, n’est plus aujourd’hui que l’ombre de lui-même. Il y a, au Royaume-Uni, deux fois moins de médecins qu’en France pour une population équivalente. Et on vient d’y autoriser infirmières et pharmaciens à prescrire tous les médicaments, parallèlement aux médecins. Plus largement, la paupérisation y est si massive que la frontière sociale ne passe pas entre les Indo-Pakistanais et les Britanniques de souche : tous sont victimes du nivellement par le bas, sont voués aux petits boulots précaires qu’on veut nous faire prendre pour un signe de plein emploi lorsque, en France, on célèbre si souvent sans vergogne le modèle britannique. Les films de Ken Loach nous l’apprennent assez.

Autrement dit, et à des degrés de délabrement différents, nous ne sommes plus dans la sauvagerie coloniale, mais bel et bien dans celle du capitalisme sans frein. Et ce capitalisme est de moins en moins national : il produit partout plus ou moins les mêmes effets ; il est mondialisé, et cette mondialisation là n’est pas vraiment belle.

Quoi d’étonnant que, dans ce naufrage organisé, quelques adolescents, sans encadrement ni repères politiques, et désorientés par la crise de la famille traditionnelle, croient rejouer le passé en fonctionnant, par exemple, selon un machisme néo-patriarcal qui surveille et opprime leurs sœurs, un système néo-tribal perverti qui se réduit en fait à des fraternités belliqueuses de caïds et de gangs, installée dans l’agressivité réactionnelle ? Quoi d’étonnant, aussi, que tout cela s’oriente sur le modèle des cruautés qui s’inscrivent dans l’obsession du moins d’état et du démantèlement consécutif du service public, c’est-à-dire des solidarités collectives ? Les violences de quelques uns de ces adolescents sont-elles autre chose que l’intériorisation des injonctions brutales du capitalisme sauvage, du marché, des déréglementations et des privatisations, érigées en dogme ? Ne brûle-t-on pas des voitures parce qu’elles représentent in situ un modèle de consommation encore inatteignable pour de jeunes ados ? Ne fait-on pas flamber des écoles et des gymnases parce que ce sont des lieux d’éducation collective, et que le collectif a des connotations obscènes pour le libéralisme absolu ? Ne casse-t-on pas les cabines téléphoniques publiques précisément parce qu’elles sont publiques ? Les téléphones portables, qui privatisent les échanges, eux, n’ont pas à craindre d’autodafés perpétrés par leurs détenteurs. Mais, dans tous les cas, au vrai, ces violences sont-elles autre chose qu’une manière désespérée de se tirer une balle dans le pied ?

La classe politique, incapable même de nommer les raisons foncières de l’explosion, joue les écervelés de la République. Mettre en cause le regroupement familial qui est un droit, incriminer la polygamie, c’est chasser sur les terres du F.N. Les deux assemblées – celles même qui avaient voté la loi portant « reconnaissance de la Nation » aux anciens colons et imposant que les « programmes scolaires reconnaissent le rôle positif » de la colonisation, viennent de prolonger de trois mois le décret sur l’état d’urgence. Les sondages des présidentiables de droite sont excellents, Sarkozy gagne onze points… Où va la gauche, où va la République ? Elle ne doit pas s’étonner, dès lors, du décervelage généralisé. Lui répondent des « Indigènes de la République ». Ces derniers prennent certes acte des mouvements sociaux, et ils évoquent des remèdes politiques, mais à court terme et au ras de l’événement, sans avoir ni analyse politique de fond ni projet politique corollaire. C’est que regarder le passé comme un modèle – ou un contre-modèle – intemporel ne constitue ni une attitude historienne ni une posture politique, mais une idéologie risquant bien d’être marquée par ce que le grand philosophe égyptien Fouad Zakariyya appelle « l’aliénation par le temps. » Les duretés du présent requièrent d’autres résolutions, une autre analyse politique, et un vrai projet s’engageant dans un combat résolu contre le capitalisme absolu, et dans l’émergence de nouvelles solidarités collectives.

Claude Liauzu, Gilbert Meynier

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