Au musée de la Porte Dorée à Paris,
visa renouvelé pour l’histoire des migrations
par Clémence Mary et Claire Moulène, publié par Libération le 15 juin 2023.
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Après trois ans de travaux, le Musée de l’histoire de l’immigration au destin très politique, rouvre ses portes ce week-end avec un parcours rénové et enrichi par le travail d’historiens, loin d’un récit national figé.
C’est l’histoire d’un musée qui cherche son cap. Et qui pourrait enfin dessiner une ligne claire, après des années d’errance, avec une nouvelle exposition permanente ouverte au public à partir de samedi. Habilement présenté comme un «musée de fierté nationale» par sa nouvelle directrice, Constance Rivière, qui succède à Pap Ndiaye à la tête du Palais de la Porte Dorée, le Musée national de l’histoire de l’immigration veut cesser de rougir de lui-même. Pour cela, il s’est entouré d’un solide aréopage de spécialistes – en histoire, Delphine Diaz, Emmanuel Blanchard et Marianne Amar, et en géographie, Camille Schmoll – pour dessiner, main dans la main avec les conservateurs, ce nouveau chapitre d’un musée né en 2007.
Dans un riche accrochage de 1 800 m² qui mêle notices historiques, documentaires, objets usuels et d’art, on circule entre caricatures d’Honoré Daumier, photos de familles napolitaines et pluie de demandes de naturalisation suspendues façon mobile de Calder, sans compter les œuvres d’artistes contemporains dont on sait combien la question décoloniale les occupe, de Kader Attia à Mathieu Pernot en passant par Zineb Sedira ou à Moussa Sarr. Un lustre en chaînes et en coquillages, référence directe à l’esclavage, commandé à la jeune plasticienne Gaëlle Choisne, côtoie le banc biffé du tribunal de Bobigny où se sont alignées des centaines de mineurs étrangers isolés.
«Faire évoluer les regards»
De l’ancienne exposition permanente intitulée «Repères», pas grand-chose ne subsiste. «L’ancien parcours était né de l’historiographie de son époque, loin d’être aussi riche et structurée qu’aujourd’hui», rembobine l’historien Patrick Boucheron, qui s’est vu confier, dans le sillage de son Histoire mondiale de la France (Seuil, 2017), la délicate mission de réorienter le musée «pour faire face aux hantises d’aujourd’hui», et qui observe désormais de l’extérieur le fruit de ses préconisations. En 2019, après deux années d’enquête qui mobilisent près de 45 historiens et géographes, le professeur au Collège de France rend, avec l’historien Romain Bertrand, un rapport en forme de boîte à outils théorique. Faire musée d’une histoire commune, paru au Seuil, a servi de script. Le lieu se devait, selon les mots de Patrick Boucheron, de «faire évoluer les regards», d’être «en colère» «contre l’inattention» et «une perception faussée, tant par méconnaissance que par effets des discours politiques, des réalités de l’immigration, avec laquelle il faut composer, plutôt que de vouloir tous les dix mois pondre une nouvelle loi sécuritaire et déclamatoire !».
Et justement, le nouveau parcours du musée ouvre ses portes alors qu’on s’apprête à débattre d’un énième projet législatif (porté par Gérald Darmanin cette fois). Le public n’a pas encore pu parcourir ses allées qu’on entend déjà bruisser sur les réseaux sociaux les anathèmes et procès en «wokisme», visant notamment une campagne publicitaire du musée centrée sur Louis XIV, l’un de «ces étrangers qui ont fait la France», car de mère espagnole et de grand-mère autrichienne. A l’inverse, d’autres dénoncent que l’instigateur du code noir, en 1685, soit la tête d’affiche du nouveau parcours. Preuve que le sujet de l’immigration est aujourd’hui miné, comme il «l’a toujours été», rappelle Boucheron. C’est pourquoi l’exposition tient aussi à en montrer les aspects plus tranquilles et discrets. Et à rappeler qu’un Français sur trois est issu de l’immigration, selon les dernières données de l’Insee, pour un total aujourd’hui de sept millions d’immigrés soit 10 % de la population française.
«On ne dit pas ce qu’il faut penser mais ce qui s’est passé, expose le directeur de l’institution Sébastien Gökalp. Le musée n’est pas partisan mais fondé sur une approche scientifique, préoccupé par le vivre ensemble. Il s’adresse à tous, de droite comme de gauche, et ne cherche pas à être pour ou contre l’immigration.» Le politologue Patrick Weil, à l’origine même de la création du musée dans les années 2000, abonde : «Un musée d’histoire nationale n’a pas pour rôle d’influer sur les débats politiques mais de donner à réfléchir à tous en rappelant une histoire méconnue.» Chacun reconnaît malgré tout que la simple existence de l’institution est en soi un choix politique. «Dans le monde, une vingtaine de musées liés à l’histoire de l’immigration et leur bonne santé notamment financière est toujours liée aux aléas politiques», rappelle Constance Rivière.
« Les politiques, de droite comme de gauche, n’ont jamais voulu être vues au Palais de la Porte Dorée », ironisait il y a quelques jours Patrick Boucheron. Cette fois, la ministre de la Culture, Rima Abdul-Malak, l’a visité quelques jours avant l’inauguration qui s’est tenue mercredi en présence de Pap Ndiaye et de Sylvie Retailleau, deux des ministres de tutelle, mais aussi Jacques Toubon et Jean-Marc Ayrault. « Il nous faut plus de lieux de traversée de l’histoire comme celui-ci, qui permettent à chacun de se rattacher à ces migrations par des morceaux de vie, insiste Rima Abdul-Malak qui a elle-même vécu, à 10 ans, l’exil depuis Beyrouth. Car derrière les statistiques et l’histoire avec un grand “h”, il y a des vies humaines. » A l’aube du nouveau projet de loi, elle espère « un débat nécessaire, humaniste et nuancé ». Et invite les députés de tous bords à venir visiter l’exposition… Sur le parcours, exit l’approche thématique, il s’agit de revisiter la chronologie, en assumant le risque téléologique de tout voir à l’aune des problématiques contemporaines. Avec son accrochage modulable, la collection entend raconter « un “nous” moins étriqué » à travers une dizaine de dates.
Dès la première station, la messe est dite : 1685 voit apparaître le code noir qui fixe le statut des noirs en France et associe d’emblée l’histoire de l’immigration en France à celle de l’esclavage. Un choix fort et débattu en interne, alors que la première mission officielle du musée était d’ancrer l’histoire de l’immigration au XIXe siècle, et que certains auraient préféré situer le point de départ à la Révolution française. Mais 1685 est aussi la date de la révocation de l’édit de Nantes, ce qui permet de raconter une autre histoire, celle de l’exil forcé de près de 300 000 huguenots à Berlin, à Londres, à Genève ou à Amsterdam. En tressant ces migrations croisées et parallèles, c’est finalement une France ouverte aux circulations qui se révèle, d’accueil mais aussi de départs et de transits.
Révolution de 1789 et débuts des naturalisations, double droit du sol et flambée xénophobe un siècle plus tard, première carte d’identité pour les étrangers en 1917… Les grandes étapes s’enchaînent, ponctuées des récits de témoins. La vie de Lazare Ponticelli, Italien émigré seul à 9 ans et « dernier des poilus », fait partie de ces destins individuels qui donnent chair et corps au parcours. A côté de l’immigration algérienne des années 60, la vie quotidienne des réfugiés portugais se donne à voir, « dont le cliché de l’ouvrier plombier ou maçon masque la réalité d’un exil très politique, pas moins que celui des Syriens aujourd’hui », pointent les commissaires. Le musée examine aussi sa propre histoire en exposant le tract des surréalistes – Breton, Eluard ou Aragon – boycottant l’Expo coloniale de 1931, dont le Palais de la Porte Dorée était l’un des fleurons.
De l’arrêt de l’immigration de travail en 1973 aux nouveaux flux venus de l’Est dans les années 90, en passant par la «Marche des beurs» [Marche pour l’égalité et contre le racisme, NDLR] de 1983, les visages de la France se transforment et subissent, dès la fin du XIXe siècle, des caricatures, telles ces marionnettes de la fin du XIXe, représentant des stéréotypes racistes, présentées ici sous verre avec pincettes et avertissements. Se targuant de dessiner «une France aux contours variables», les commissaires élargissent la question de l’accueil et du racisme à celle de la figure de l’Autre au point d’y intégrer l’affaire Dreyfus, ou un espace dédié aux «musiques du monde» – de Myriam Makeba à Serge Reggiani ou à Amália Rodrigues. « Car l’immigration est avant tout une histoire d’altérité », justifie Constance Rivière, qui a fait ses armes au PS auprès de François Hollande, puis comme haut fonctionnaire aux côtés de Jacques Toubon.
Le parcours ainsi ficelé est prévu pour durer au moins dix ans. Ce qui serait un exploit au regard de l’histoire brève mais tourmentée du musée. Ouvert dans la précipitation en 2007 sous Nicolas Sarkozy – lequel, en pleine campagne électorale et sentant le sujet brûlant, se refuse à l’inaugurer – il était déjà dans les tuyaux dans les années 90. C’est Zaïr Kédadouche, footballeur et haut fonctionnaire, qui en soumet l’idée à Patrick Weil avant d’en toucher un mot à Simone Veil, alors ministre de la Santé et des affaires sociales. Restée lettre morte, l’idée renaît en 1998, surfant sur la France black-blanc-beur victorieuse de la Coupe du monde de foot, mais elle affronte, malgré le soutien de Lionel Jospin, le refus de la rue de Valois tenue par la socialiste Catherine Trautmann. A peine Nicolas Sarkozy élu, Patrick Weil fait entrer Jacques Toubon dans la danse pour ranimer le projet phénix. «Sans Toubon, on n’aurait rien», salue Weil aujourd’hui. L’ex-ministre de la Culture, qui deviendra le premier directeur du conseil d’orientation du musée, constitue un comité scientifique et dégotte le lieu, qui abritait jusque-là le Musée des arts africains et océaniens dont les collections sont versées au musée du Quai-Branly en 2006. Mais le projet tourne court, quand huit des intellectuels associés dont Patrick Weil et l’historien Gérard Noiriel démissionnent avec fracas en 2007 en guise de protestation à la création par Nicolas Sarkozy d’un nauséabond ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Identité nationale.
Remettre de l’ordre dans ce projet éminemment politique
C’est donc la cale presque vide et sans véritable boussole que le musée voit le jour. « A l’époque, on a surtout confié les clés au scénographe », ironise aujourd’hui le directeur du musée Sébastien Gökalp. Il faudra attendre 2014, deux ans après l’arrivée au pouvoir de François Hollande qui l’inaugure – enfin – cette année-là, pour qu’un historien essuie les premiers plâtres et tente de remettre de l’ordre dans ce projet éminemment politique. Ce sera Benjamin Stora, historien spécialiste de l’immigration maghrébine et des guerres de décolonisation, avec pour double objectif de faire admettre l’histoire de l’immigration comme patrimoine commun.
La «galerie des dons», créée à cette époque, organise la collecte d’objets du quotidien : chaussures, téléphones portables et sacs de couchage ou certificats de parrainage républicain qui permettent, à travers le portrait de celui ou de celle auxquels ils appartenaient, de retracer une vie minuscule en la rattachant à la part universelle de ces destins partagés d’immigrés. Ces dons, autrefois cantonnés dans une salle à part, ponctuent désormais le nouvel accrochage dynamique du musée.
Mais le musée fait à cette époque face à d’importants dysfonctionnements internes et à une fronde portant sur la façon même de montrer cette histoire. L’historienne de l’art Françoise Vergès, qui n’avait pas encore écrit son essai Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée (paru ce printemps aux éditions La Fabrique) faisait partie des intellectuels qui avaient refusé de le visiter. «Venir dans ce musée sans exiger de réponses aux questions posées depuis longtemps [en matière d’inclusivité et d’antiracisme, ndlr] revient à être complice du déni et du silence. On est au Musée de l’histoire de l’immigration et on a une direction 100 % blanche et des femmes de ménage et des vigiles racisés ! », s’emportait-elle dans Libé. Elle déplorait surtout que l’exposition permanente s’attache essentiellement au trajet «d’intégration» des immigrés, enjeu politique majeur d’alors. « L’ancien accrochage s’inscrivait dans une histoire récente et très économique, inspirée des travaux de Gérard Noiriel, précise Delphine Diaz. Focalisée sur l’immigration de travail, maghrébine, des années 80-90, elle n’abordait qu’à la marge les sujets fondamentaux de l’asile ou des réfugiés. Nous avons voulu la compléter plus que s’y opposer, et en faire une histoire pleinement politique. »
La section « temps présent » clôt le parcours
Quittant l’histoire, la politique s’invite aussi dans la section «temps présent» qui clôt le parcours, largement irriguée par les réflexions postcoloniales. «Il fallait reconnaître les effets de ce passé colonial, sa violence jusqu’à aujourd’hui, qui fait l’objet de beaucoup de discours fallacieux. Mais on ne devait pas se contenter de cette lecture fondamentale mais insuffisante car elle éclipse d’autres migrations [qui ne sont pas issues des pays anciennement colonisés par la France ndlr]», nuance la géographe Camille Schmoll. La place des femmes dans l’immigration est la plus visible et questionnée, à travers les extraits vidéo de l’artiste Amandine Gay ou à l’évocation de Madjiguène Cissé, porte-parole du collectif de Saint-Bernard en 1995, et l’écrivaine martiniquaise Paulette Nardal. « Les femmes représentent dès le départ près de la moitié des populations immigrées, explique Schmoll. Le phénomène, mis en lumière par l’exil des Ukrainiennes, n’est pas récent et il est faux de le réduire au regroupement familial. Beaucoup de ces femmes sont venues seules et ont été doublement discriminées à leur arrivée en France. »
Dispersé dans les coursives qui offrent une vue en contre-plongée sur les grandes fresques coloniales du Palais de la Porte Dorée (désormais contextualisées grâce à un cartel), ce panorama du temps présent s’ouvre sur les canots de sauvetage de l’Aquarius. Une façon de pointer directement les nouveaux enjeux liés à la Méditerranée. L’intégration à bas bruit, les crises mémorielles ou les migrations climatiques font partie pour l’heure des autres déclinaisons de ce chapitre en train de s’écrire. L’œuvre Road to Exile de l’artiste Barthélémy Toguo, barque en bois emplie de ballots de tissus multicolores reposant sur un tapis de bouteilles (à la mer) vides, fait tragiquement écho au naufrage meurtrier qui vient d’avoir lieu au large de la Grèce.
Voir la vidéo sur le renouvellement
du Musée de l’histoire de l’immigration
sur Arte
Ecouter sur France Musique l’émission
« Les chants de l’exil résonnent au cœur de la collection permanente du musée de l’immigration »
Rapport de préfiguration de la nouvelle exposition permanente
du Musée national de l’histoire de l’immigration
(Collectif, Seuil, 2017)
Présentation de l’éditeur
« Pourquoi tant de spécialistes reconnus ont-ils décidé de nous suivre et de nous faire confiance dès la première réunion de notre comité ? Sans doute parce que chacun a senti que ce musée, qui ne saurait être le musée des autres, mais doit au contraire être le musée d’un “nous” moins étriqué et plus respirable, n’est pas non plus un musée comme les autres. Au moment où les débats politiques en France et en Europe sont faussés par des crispations idéologiques qui éloignent sans cesse les discours publics d’une mesure seine et juste de la réalité, c’est sans conteste le musée d’histoire dont nous avons besoin. Et puisqu’on en a besoin, d’influentes forces politiques tenteront encore de faire en sorte qu’il soit bridé dans ses ambitions.
Nous avons choisi de disposer dans l’espace des récits, pour dire ici, maintenant, depuis longtemps, “ça a eu lieu”, “ça a lieu là” – il y a lieu de considérer cette histoire. Nous proposons donc ici quelque chose comme une volte-face : par une ruse de l’histoire récente, le Musée national de l’histoire de l’immigration est installé dans le pavillon amiral de l’Exposition coloniale de 1931. Ce piège à regards, chambre noire de l’histoire coloniale, doit désormais se transformer en machine à ouvrir les yeux. Le musée doit investir son lieu car il lui faut affronter son histoire. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’imposer à l’histoire des immigrations une surdétermination coloniale : cette histoire ne peut être que mondiale par vocation et comparatiste par méthode. Il s’agit de prendre la mesure du buissonnement, de la bigarrure dont nous sommes issus. On doit pouvoir s’y retrouver mais pas pour cultiver le petit lopin tranquille des identités. »
Direction d’ouvrage :
Romain Bertrand est directeur de recherche au Centre de recherches internationales (CERI, Sciences Po-CNRS).
Patrick Boucheron est professeur au Collège de France.
Coordinateurs : Emmanuel Blanchard, Delphine Diaz, Anouche Kunth et Camille Schmoll.
Lire aussi dans Le Monde du 18-19 juin 2023
« Du code noir à Shengen,
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par Philippe Dagen
contre « des conditions de précarité indignes d’un musée national »
dans un billet de Blog sur Mediapart