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Édition du 1er au 15 janvier 2025

L’autre Senghor,
le militant anticolonialiste noir des années 1920
Lamine Senghor

Le Sénégalais Lamine Senghor (1889-1927) est, durant les années 1920, le plus important des militants noirs anticolonialistes en France.

L’action anticolonialiste de Lamine Senghor

Par David Murphy. A paraître dans Alain Ruscio (dir.), Encyclopédie de la colonisation française (Les Indes Savantes).

Lamine Senghor
Lamine Senghor

Ancien combattant tirailleur sénégalais de la Première guerre mondiale, membre de l’Union Intercoloniale (UIC) créée par le PCF en 1921, interdit de séjour dans sa colonie d’origine, remarquable orateur et organisateur. Il est mort très jeune à Fréjus. Ses écrits ont été rassemblés dans <em>La Violation d’un pays</em> par les éditions L’Harmattan (2012). Nous publions la notice que lui consacre l’Encyclopédie de la colonisation française</em>, sous la direction d’Alain Ruscio, dans un volume à paraître, ainsi qu’un lien vers le second épisode de la série documentaire d'<em>Arte</em>, <em>Décolonisations</em>, dans laquelle il est l’un des principaux personnages.

Entre 1924 et sa mort prématurée en 1927, le plus important des militants noirs anticolonialistes en France est le Sénégalais Lamine Senghor.

Au PCF et à l’Union Intercoloniale

Le 24 novembre 1924, il fait une entrée remarquée sur la scène politique française. Ex-tirailleur sénégalais, ancien combattant de la Guerre de 1914-18, Senghor est un homme grand et droit mais aussi tuberculeux, de santé très fragile : gazé à Verdun en 1917, il reçoit la Croix de Guerre, et après sa démobilisation, touche une pension d’invalidité à 30 %. Jusqu’alors inconnu en dehors du milieu des militants anticolonialistes, il paraît comme témoin pour la défense au Tribunal de Paris lors d’un procès pour diffamation intenté au journal noir, Les Continents, organe de la Ligue Universelle de défense de la race nègre, par Blaise Diagne, député du Sénégal à l’Assemblée nationale : le romancier René Maran avait accusé Diagne dans un article d’avoir reçu une commission pour « chaque soldat recruté » lors de la Première Guerre mondiale.

Senghor écrit un compte-rendu du procès dans son premier article pour Le Paria, journal de l’Union Intercoloniale (UIC). Diagne serait un « commis recruteur, l’agent de liaison entre le vendeur d’esclaves (les chefs indigènes de l’AOF) et l’acheteur (la France impérialiste) : marché de chair à canon pour la guerre de la civilisation »1. À cette analyse d’inspiration communiste, il faut ajouter un humanisme antimilitariste. En effet, pendant sa courte carrière de militant, Senghor soulignera à tous les pas son expérience traumatisante pendant la guerre ; et le fait d’avoir combattu pour la France rend plus difficile des tentatives officielles de faire de lui un subversif.

En cette fin 1924, Senghor est militant depuis quelques mois au sein de l’UIC, organisme créé en 1921 par le PCF. Quoique présenté comme un organisme indépendant mené par les peuples colonisés, l’UIC est en réalité sous le contrôle du Comité d’études coloniales du PCF. L’UIC dénonce le colonialisme avec une violence peu commune pour l’époque. Il s’agit de la première tentative de créer un front transcolonial qui réunirait des militants de toutes les colonies, l’Internationale Communiste (Komintern) lors de son Ve Congrès en 1924 ayant déclaré le communisme ami des mouvements indépendantistes.

Senghor intègre l’Union Intercoloniale à un moment où l’orientation de l’organisme est en train d’évoluer. Son ascension rapide – intégré dans l’exécutif de l’UIC dès la fin 1924 – est donc sans doute liée au besoin ressenti par le PCF de mieux représenter la diversité du monde colonial français. En 1925, Lamine Senghor est l’un des membres les plus actifs du Comité d’action contre la guerre du Maroc où l’armée française combat les troupes d’Abdelkrim dans les montagnes du Rif. La campagne contre la Guerre du Rif se termine par un échec mais certains meetings attirent des foules importantes : par exemple, le 17 mai 1925 Senghor fait un discours remarqué devant 15.000 personnes au Luna Park à Paris. C’est pendant cette période que Senghor découvre et développe des dons d’orateur hors du commun qui enflamme la foule avec son ardeur et sa passion.

Comité et Ligue de défense de la race nègre

Pendant un an, Lamine Senghor subit les caprices de la hiérarchie du PCF : mais le militant sénégalais semble petit à petit se lasser du manque d’intérêt pour les questions noires dont fait preuve la direction du PCF. Il est convaincu par le principe d’un grand front transcolonial pour combattre l’impérialisme mais ne comprend pas pourquoi on néglige entièrement l’Afrique noire au profit de l’Afrique du nord. Or, il décide que pour promouvoir les intérêts des peuples noirs, il faut créer des organisations noires et, en mars 1926, il lance le Comité de Défense de la race nègre (CDRN). L’Union Intercoloniale continue de vivoter pendant quelque temps mais finira par éclater en différents mouvements nationalistes.

Senghor explique ce revirement de son action politique dans « Le réveil des nègres », le dernier texte qu’il écrit pour Le Paria. Il ne s’agit pas d’une quête d’un refuge identitaire mais d’un moyen de mettre en exergue une autre dimension de la lutte anticolonialiste à travers la solidarité raciale : « Une des plus grosses questions du jour est celle du réveil des nègres. […] [E]tre nègre, c’est n’être bon [sic] qu’à être exploité jusqu’à la dernière goutte de son sang ou être transformé en soldat pour la défense des intérêts du capitalisme envers et contre tous ceux qui oseraient gêner à son extension »2.

En 1926, parler du « réveil des nègres », c’était tout de suite évoquer les idées rendues populaires par Marcus Garvey qui, pendant sa montée foudroyante, avait fait appel au monde noir de se réveiller de son long sommeil. La masse du monde noir se constitue de nègres, ceux qui sont opprimés, ceux qui refusent de coopérer avec le système capitaliste-impérialiste. C’est ici qu’on voit l’influence la plus évidente des idées de Garvey puisque Negro était également le mot-clé dans le lexique du militant jamaïcain. Mais, malgré ces échos du discours de Garvey, le CDRN se veut une organisation raisonnable, prête à travailler avec les autorités françaises pour améliorer le sort de la communauté noire.

Lamine Senghor participait, ici, avec J.T.Gumde de l'ANC et autres délégués, au Congrès international contre l'oppression coloniale tenue à Bruxelles , en février 1927
Lamine Senghor participait, ici, avec J.T.Gumde de l’ANC et autres délégués, au Congrès international contre l’oppression coloniale tenue à Bruxelles , en février 1927

Après la création du CDRN, Senghor se lance dans une tournée de propagande et de recrutement à travers les grandes villes portuaires de France – Marseille, Bordeaux, Le Havre – ainsi que dans le grand camp des tirailleurs sénégalais à Fréjus. Dans les bars et les cafés des ports, il va à la rencontre des « nègres » ; sa passion et son ardeur sont convaincantes, et beaucoup d’ouvriers noirs sont heureux de voir un des leurs défendre les intérêts de la race. Il connaît un franc succès, recrutant des centaines d’adhérents à une époque où la population noire de France se limite à peut-être 15.000 à 20.000 personnes. Senghor éprouve aussi maintes frustrations : des meetings où personne ne vient, d’autres interrompus par des récalcitrants qui trouvent ses critiques de la France outrageantes.

Puis, vers la fin 1926 on note une scission au sein du CDRN, entre « évolués » et ouvriers, communistes et assimilationnistes. Or, quand le premier numéro de La Voix des nègres (le journal du CDRN) paraît enfin en janvier 1927, il annonce dans un petit article à la dernière page la tenue d’une assemblée générale extraordinaire le 16 janvier, première étape vers un schisme irréparable. Au printemps 1927, Senghor et ses alliés quittent le CDRN et lancent la Ligue de Défense de la Race Nègre.

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En février 1927, au milieu du tumulte de la scission du CDRN, Lamine Senghor est invité à représenter son mouvement lors du Congrès inaugural de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale à Bruxelles (10-14 février 1927). La Ligue est une initiative d’inspiration communiste qui cherche à réunir le front le plus large que possible contre les puissances impérialistes européennes. À la tribune, Senghor, libéré des contraintes de l’apaisement des modérés du CDRN, pousse encore plus loin ses critiques de l’impérialisme, déclarant que la défense de la race nègre passe obligatoirement par la défaite des impérialistes3. Le discours rencontre un énorme succès non seulement parmi les délégués mais aussi à travers le monde : il est vite traduit en anglais et reproduit dans des revues aux États-Unis.

Le dernier grand moment dans la carrière de Lamine Senghor est la publication de La Violation d’un pays en juin 1927. Il s’agit d’un récit simple d’une trentaine de pages qui trace de façon polémique l’histoire sanglante de l’esclavage et du colonialisme en Afrique. Mais cette brochure est aussi un texte très hybride qui mélange la forme d’un conte avec une approche fort didactique, et utilise le langage politique du communisme révolutionnaire, le tout accompagné de cinq illustrations très simples en noir et blanc qui renforcent le message politique. Le texte se termine avec le renversement du régime colonial par une révolution mondiale qui libère non seulement les colonies mais aussi la métropole du joug capitaliste-impérialiste. Cette résolution du drame est évidemment irréaliste dans le contexte des années 1920 en Afrique mais il s’agit surtout dans le contexte de l’histoire imaginée par Senghor de la réalisation d’un vœu idéologique.

Le Congrès de Bruxelles, la création de la LDRN, la publication de La Violation d’un pays : au milieu de l’année 1927, Lamine Senghor représente le chef de file du radicalisme noir anticolonial en France. Mais l’homme se dépense sans se soucier de sa santé de plus en plus fragile (la création de la LDRN nécessite une nouvelle tournée de recrutement). En juillet, le Sénégalais part se reposer dans le Var où est installée sa famille mais son état de santé continue de s’aggraver. Son absence de Paris sème le doute parmi les membres de l’exécutif de la LDRN et cette fois-ci même Tiémoko Garan Kouyaté, son collègue le plus proche, l’accuse de malversation des fonds de la Ligue. Dans une lettre du 30 octobre 1927, Senghor donne sa démission à l’Exécutif mais elle est refusée tant qu’il ne se serait pas expliqué sur les finances de la LDRN. Senghor ne pourra jamais s’expliquer pourtant : il meurt le 25 novembre à Fréjus en compagnie seulement de quelques militants du PCF. Le hasard veut que ce même jour l’imprimeur de La Violation d’un pays présente une facture pour sa publication à Kouyaté qui râle contre son Président. La LDRN n’appendra sa mort qu’une semaine plus tard en lisant sa nécrologie dans les pages de L’Humanité.

Avec le décès de Senghor, la LDRN tire discrètement le voile sur les questions financières. Mais, plus les semaines passent, plus on semble prendre conscience du mauvais coup reçu par le mouvement qui perd un orateur hors pair et un chef de grand talent. Et puis un mythe tenace – élaboré par Willi Münzenberg de la Ligue contre l’impérialisme – se répand selon laquelle Senghor serait mort en prison, ce qui ferait de lui une victime de la répression de la France colonialiste.

La LDRN et les organisations qui en dérivent survivent jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale (et connaissent certains moments de relatif succès comme pendant la campagne contre l’invasion italienne de l’Éthiopie), mais le mouvement noir ne retrouve pas un chef de la qualité de Lamine Senghor. Cinq ans après sa mort, en novembre 1932, lors d’une réunion de communistes noirs, les militants parlent de la difficulté de réunir les différentes communautés noires et Kouyaté annonce que : « parmi les Africains un seul a été capable de faire cette propagande, c’est Lamine Senghor »4.

Volumes déjà parus de l'Encyclopédie de la colonisation française, sous la direction d'Alain Ruscio (Les Indes Savantes)
Volumes déjà parus de l’Encyclopédie de la colonisation française, sous la direction d’Alain Ruscio (Les Indes Savantes)

Voir l’histoire de Lamine Senghor
dans la série Décolonisations sur Arte

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  1. Un procès nègre », dans La Violation d’un pays…, op. cit., p. 33. L’article n’est pas signé mais le texte parle de « notre déposition », ce qui indique clairement que l’auteur en est Lamine Senghor.
  2. Ibid., pp. 41-42
  3. Ibid., pp. 57-63.
  4. Rapport de l’Agent Paul, 29 novembre 1932: Archives Nationales d’Outre-mer (ANOM) SLOTFOM 5, Carton 23.
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