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Édition du 1er au 15 février 2025

A Mayotte, une opération de police néocoloniale
vise des personnes originaires d’autres îles de l’archipel des Comores

Le 24 avril 2023 le gouvernement français a lancé à Mayotte une opération militaro-policière visant à raser des bidonvilles et à expulser de l'île 10 000 personnes au prétexte qu'elles sont originaires d'autres îles de l'archipel des Comores. Elle est dénoncée par de nombreuses associations, syndicats et partis comme une atteinte grave aux droits humains des habitants de ces bidonvilles. Dans Le Monde, l'ethnologue spécialiste de la région Sophie Blanchy rappelle que les Comoriens ne sont pas des étrangers à Mayotte où rien, sinon leur nationalité, ne les distingue des Mahorais, et pointe l'absurdité de la politique sécuritaire française. La revue Afrique XXI consacre un dossier mettant en perspective cette opération « Wuambushu » à Mayotte, « post-colonie au XXIe siècle ». Nous renvoyons aussi à un article d'Alain Ruscio qui montre que la situation dans l'archipel des Comores résulte du néocolonialisme français.

« A Mayotte, les Comoriens ne sont pas des étrangers »,
par Sophie Blanchy

Des policiers d'une brigade de CRS participant à l'opération Wuambushu, à Mayotte, le 24 avril 2023. - BFMTV
Des policiers d’une brigade de CRS participant à l’opération Wuambushu, à Mayotte, le 24 avril 2023. – BFMTV


Sophie Blanchy travaille à Mayotte depuis 1980 et aux Comores depuis 1987. Après une thèse sur la vie quotidienne à Mayotte (île française de l’archipel des Comores), elle a étudié le rituel du mariage et les classes d’âge à Ngazidja (Grande-Comore).


Propos recueillis par Laurence Caramel.
Publié par Le Monde
le 25 avril 2023.
Source

L’opération « Wuambushu », annoncée depuis plusieurs semaines par le ministère de l’intérieur français, a commencé lundi 24 avril à Mayotte. Cette action de grande envergure de destruction des bidonvilles et d’expulsion de migrants clandestins – en grande majorité originaires des Comores – braque une nouvelle fois les projecteurs sur la singularité de cette île, seule parmi l’archipel colonisé, à ne pas avoir choisi l’indépendance dans les années 1970 et à être devenu département français en 2011. L’ethnologue Sophie Blanchy, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), spécialiste des sociétés comoriennes et malgaches, rappelle l’histoire ancienne de la migration et sa nécessité dans des territoires insulaires sans ressources.

**Quel regard portez-vous sur l’importante opération d’expulsion des migrants comoriens en situation irrégulière lancée à Mayotte par le gouvernement français ?

Le gouvernement choisit de répondre par la force et la destruction à une situation migratoire jugée intolérable et incompatible avec le développement de Mayotte. Mais il a face à lui une seule et même population. S’agissant des Comoriens à Mayotte, il est difficile pour moi de parler de migrants étrangers. Ces populations, qu’elles soient nées à Mayotte, à Anjouan ou à Grande Comore, partagent la même langue, pratiquent la même religion, ont la même conception de la parenté, se sont souvent mariées et continuent de se marier entre elles. Rien ne les distingue si ce n’est que certaines se retrouvent sur ce territoire avec la nationalité française et d’autres pas.

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La voie qui consiste à ériger des murs, des frontières, me semble dès lors peu tenable. Dans un espace insulaire doté de peu de ressources, migrer a toujours été une nécessité. Mayotte attire parce qu’elle est aujourd’hui mieux dotée, comme l’était Madagascar pendant la période coloniale. Le travail des Comoriens permet un transfert d’argent vers les autres îles, mais il est aussi un rouage essentiel de l’économie de Mayotte où le secteur informel demeure important.

Paris affirme répondre à une demande des Mahorais qui mettent en avant une hausse continue de la délinquance et de la criminalité.

C’est une réalité, mais elle n’est pas le fait des seuls Comoriens. 80 % de la population est pauvre à Mayotte. Des Mahorais sont pauvres, déscolarisés, délinquants… Mayotte est le département le plus pauvre de France avec une dotation par habitant trois à quatre fois moins élevée que dans l’Hexagone. Le problème est celui du retard de développement de cette île dont la population n’est pas plus importante que celle d’une ville moyenne de 350 000 habitants, mais à laquelle l’Etat ne donne pas des moyens conformes à son statut de département.

Lundi 24 avril, les Comores ont refusé l’accostage d’un navire transportant une soixantaine de personnes à Anjouan. Mais des expulsions ont régulièrement lieu vers cette île, la plus proche de Mayotte. Que deviennent ces personnes une fois arrivées à Anjouan ?

Elles se regroupent pour la plupart dans les faubourgs de Mutsamudu, la capitale d’Anjouan. L’expulsion est vécue comme un échec, une honte, qui les empêchent de retourner auprès de leur famille. Souvent, elles attendent de pouvoir repartir pour poursuivre leur rêve migratoire. Cette migration est celle des petites gens, de ruraux ou de citadins. Des personnes qui ont toujours été écrasées par les systèmes économiques et politiques en place, y compris le système colonial. Et cela est particulièrement vrai à Anjouan où les deux principales sociétés coloniales s’étaient approprié toutes les terres ne laissant rien aux villageois pour les obliger à devenir des ouvriers agricoles.

Ces populations fuient aussi un pays qui leur offre peu de perspectives…

Oui, les Comores restent un Etat fragile. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas si longtemps [1997] Anjouan et Mohéli ont voulu faire sécession avec Grande Comore. La centralisation de l’autorité et des services à Moroni, la capitale, reste une source de conflit. Les deux grandes îles, Anjouan et Grande Comore, sont en rivalité tandis que Mohéli fait figure de perdante. Au sortir de cette crise de sécession, le pouvoir a été accordé de manière tournante à un représentant de chacune des îles, ce qui était une avancée. Mais le président Azali Assoumani a mis fin à cette parenthèse. La démocratie n’est plus qu’une apparence.

Mayotte, elle, a choisi sa solution en restant dans le giron de la France. Une partie de ses élites – responsables politiques, fonctionnaires – est issue de populations venues de l’île malgache Sainte-Marie à la fin du XIXe siècle. Elles n’avaient aucun intérêt à se rallier aux élites comoriennes plus anciennes, et face auxquelles elles n’étaient pas en position de force. Les Mahorais ont toujours été considérés avec un certain mépris par les groupes dirigeants de Grande Comore et d’Anjouan. Le rattachement à la France a donné à Mayotte un autre destin, mais au prix d’une rupture croissante avec son environnement.

**M. Assoumani, fort de multiples résolutions des Nations unies, réclame la restitution de Mayotte aux Comores. N’est-ce pas une revendication de pure forme ?

C’est un discours politique incontournable pour un dirigeant comorien et il est fondé, compte tenu de la façon dont l’indépendance de Mayotte a été accordée. Est-ce de pure forme ? Quoi qu’il en soit, tout le monde a conscience que la situation actuelle est une aporie et ne peut être définitive.

La solution passe-t-elle par une approche régionale du développement ?

Les Comores ont toujours été une colonie négligée. Et la France a été aussi peu active dans la période postcoloniale. Même au temps d’Ahmed Abdallah Abdéremane [1978-1989] où elle faisait ce qu’elle voulait aux Comores, l’aide n’a jamais été suffisante. Ensuite, elle a quasiment disparu et les programmes qui demeurent ne sont que du saupoudrage.

Il faudrait certainement une vraie politique de coopération mais cela a un coût. Il ne faut pas non plus ignorer les difficultés sur lesquelles bute la mise en œuvre de telles actions quand les dirigeants des Comores raisonnent avant tout en fonction de l’intérêt de leur communauté et non celui du pays.


[

Lire le dossier spécial de la revue Afrique XXI:
« Mayotte, une post-colonie au XXIe siècle »/rouge]



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Sommaire


  • Mayotte, chronique d’une colonisation consentie (Comment Mayotte s’est séparée des autres îles) 23/04/2023
  • « Wuambushu », opération coup-de-poing et bras d’honneur (L’opération vue depuis Anjouan et la Grande Comore) 24/04/2023
  • Mayotte, une société disloquée (Comment l’État français fabrique des étrangers) 25/04/2023
  • « La départementalisation est un fait social total » (Un entretien avec le sociologue Nicolas Roinsard) 26/04/2023
  • A Mayotte, tout personne peut être arrêtée, accusée et détenue (Analyse juridique sur la constitutionnalité des contrôles d’identité à Mayotte) 27/04/2023
  • Un reportage dans les mzunguland, ghettos de Blancs à Mayotte 28/04/2023

    Lire aussi sur notre site


  • Les « kwassa-kwassa » ou la persistance du refoulé raciste

    Dans l’Humanité du 26 avril 2023,
    un excellent dossier sur la situation à Mayotte


    Marie-Christine Vergiat, vice-présidente de la LDH : « Le gouvernement répond à un problème social par de la répression »



    Entretien par Nadège Dubessay, publié dans l’Humanité le 26 avril 2023.
    Source

    Selon la vice-présidente de la Ligue des droits de l’homme, Marie-Christine Vergiat, l’exécutif est en train de jouer avec le feu. Les solutions doivent être pérennes.

Quelle est votre réaction concernant la situation à Mayotte, avec un ministère de l’Intérieur qui assure que l’opération d’évacuation du bidonville continue et va s’intensifier ?

La Ligue des droits de l’homme, comme un grand nombre d’associations, est très remontée contre cette opération. Mayotte est un archipel avec un droit d’exception. Or, ce droit – même s’il est très dérogatoire au droit national et minimaliste pour un certain nombre de la ­population, y compris en matière d’accès au logement – n’est pas appliqué.

Par ailleurs, l’opération militaro-policière, avec 1 800 membres des forces de l’ordre déployés sur place, servirait soi-disant à lutter contre la délinquance, ou l’immigration, ou l’habitat insalubre… Ces amalgames, insupportables, ne s’appliquent pas à la réalité locale.

Contrairement à ce qu’essaient de faire croire les pouvoirs publics, la délinquance à Mayotte n’est pas uniquement le fait des étrangers en situation dite irrégulière. Ce sont des « bandes » de jeunes en colère, et l’attitude du gouvernement ne peut que la renforcer. Quel que soit le motif d’intervention, les moyens déployés sont complètement disproportionnés.

Vous dénoncez une situation sociale complètement oubliée des pouvoirs publics. Quelle est-elle ?

Elle est dramatique pour tout le monde, y compris pour les Mahorais. À Mayotte, 80 % de la population vit en deçà du seuil de pauvreté et les habitants des bangas ne sont pas que des étrangers en situation irrégulière.

Le gouvernement dit vouloir lutter contre l’habitat insalubre. Si c’est vraiment le cas, des règles devraient s’appliquer, avec des moyens pour financer et développer des opérations contre l’insalubrité et le mal-logement.

Le gouvernement, en déployant des forces considérables, est sûrement conscient qu’il ne provoquera que le chaos. Quel message retenir de cette stratégie ?

Je pense qu’il joue avec le feu. Ce qui devient une pratique habituelle, à Mayotte comme en métropole. Le tribunal judiciaire de Mayotte n’aurait pas suspendu l’arrêté d’évacuation du bidonville pour voie de fait si le droit était appliqué. J’ai entendu le préfet de Mayotte expliquer que tout allait bien dans le meilleur des mondes. Que l’arrêté suspendu le 24 avril avait été pris dans les délais fixés par l’article 97 de la loi Elan, qu’il avait été placardé partout, que les personnes avaient été prévenues individuellement et que des propositions de relogement leur avaient été faites.

Or, d’après la mission de l’avocat et les représentants d’associations, de syndicats sur place, qui viennent d’ailleurs de créer un collectif, l’arrêté n’a pas été placardé dans les bonnes conditions, les personnes n’ont pas été informées individuellement. Lorsqu’elles ont reçu un courrier, il n’était pas nominatif. On peut également émettre des doutes sur les possibilités de relogement. Visiblement, elles n’ont pas été faites à tout le monde.

Quand elles le sont, elles sont éloignées de la zone dans laquelle habitaient les personnes, ce qui pose des problèmes, notamment par rapport aux conditions de scolarisation. Les gens n’ont pas le droit d’emporter leurs meubles.

Et ils sont hébergés le plus souvent dans des structures pour lesquelles on peut avoir des doutes : où il n’y a qu’un matelas pour chaque membre de la famille, sans possibilité de cuisiner. Ce sont des habitations d’urgence qui ne répondent pas aux critères d’un relogement. Le gouvernement répond à un problème social par de la répression. Ce qui ne peut que provoquer de la colère et créer une situation intenable.

Quelles seraient les alternatives possibles ?

Elles passent d’abord par la concertation, en ne démolissant rien tant qu’il n’y a pas de solutions de relogement. Et puis, la ­première chose à faire serait d’appliquer le droit. Mayotte est un département français. Il ne devrait pas y avoir de droit d’exception. Il faut arrêter de traiter les départements et territoires d’outre-mer comme des territoires de seconde zone. C’est particulièrement vrai à Mayotte.

Le gouvernement doit se donner les moyens pour que les services publics fonctionnent. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, ni en matière de logement, de santé, de justice ou encore d’éducation. À La Réunion, il y a certes des problèmes, mais sans commune mesure avec ceux de Mayotte. Si on avait fait pour l’archipel les mêmes investissements qu’à La Réunion, on ne serait pas dans cette situation-là. Il faut offrir des solutions pérennes. Ce n’est pas en envoyant la misère aux Comores, pays lui aussi en difficulté, que les choses ­s’arrangeront.

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