À tous ceux qui, ces jours-ci, se sentent étouffer de rage et de désespoir devant la surdité ou l’animosité qu’oppose la classe politique à la demande de respect émanant des banlieues, on ne saurait trop conseiller la lecture du livre de Sidi Mohammed Barkat, Le corps d’exception, paru en septembre. À défaut de changer quoi que ce soit à la gravité de la situation, l’analyse de Barkat permet de la comprendre en profondeur – et c’est toujours ça de pris. Elle confirme ce que laissait penser le spectaculaire retour du refoulé colonial auquel on a assisté le 8 novembre (2005), avec l’exhumation de la loi sur l’état d’urgence de 1955 : il ne pourra y avoir de véritable règlement des problèmes sans un retour sur l’histoire impériale de la France, tant cette histoire est encore présente, à vif. Rien ne changera si l’on continue à attribuer les discriminations à l’embauche et au logement, les contrôles d’identité au faciès et les brutalités policières que subissent les habitants des cités à un « racisme » présenté comme un fléau ahistorique, ou à une simple xénophobie.
Barkat invite à examiner cette « révolution dans les principes qui régissent l’État et la nation » qu’a représenté l’institution du droit colonial. Lors des débats qui précèdent la promulgation du sénatus-consulte fixant le statut de l’indigène, en 1865, les parlementaires français justifient le non-accès des autochtones algériens à une pleine citoyenneté – bien qu’ils aient la nationalité française – par leur fidélité au statut musulman, jugé « contraire à nos lois et à nos mœurs ». En somme, la culture des colonisés est considérée comme « impuissante à élever les individus à la conscience morale » nécessaire à l’exercice de la citoyenneté.
Un coup de force des critères d’origine et de moralité
Ce à quoi on assiste alors, c’est à ce que Barkat ne craint pas d’appeler une « destruction des fondements de la société ». En effet, désormais, un membre de la nation ne se voit plus accorder des droits inviolables à partir de « l’évidence de son humanité », à partir de sa naissance (dans le sens où « tous les hommes naissent libres et égaux en droits »), mais à partir de sa « conformité morale », elle-même déterminée par son origine : « L’État attribue la qualité de citoyen, qualité qui a pour caractéristique principale de mettre à distance les signes distinctifs d’appartenance, à un groupe défini précisément par son origine géographique, et en définitive par son identité culturelle. L’origine, qui n’aurait dû jouer, en principe, aucun rôle dans l’inscription des membres de la nation dans le corps politique, constitue désormais l’élément central du dispositif juridique et politique (…) .» Il se produit en somme une « contre-Révolution » silencieuse. L’égalité est dorénavant « soumise à la question préalable du jugement de valeur ». C’est tout le système politique qui va « reconstituer sa cohérence à partir du critère de la morale », alors même que ce critère, éminemment empirique, n’a rien à faire en politique. La nouvelle « clef de voûte » du système réside dans la division de la nation en deux sous-ensembles : l’un, auquel on reconnaît une souveraineté pleine et entière parce qu’on présume de sa bonne moralité à partir du seul critère de son origine, et le second, toujours suspect de déviances effectives ou potentielles, qu’il s’agit d’écarter de toute responsabilité politique pour préserver le premier.
Difficile, en lisant cela, de ne pas penser à l’inflation actuelle des débats inquisiteurs sur l’immoralité supposée des descendants d’« indigènes », musulmans ou présumés tels, accusés d’être par essence violents, intégristes, antisémites, misogynes – ce qui justifierait leur relégation dans une sous-citoyenneté, voire leur mise au pas impitoyable -, alors que le reste de la population française serait, par essence, lui aussi, exempt de toutes ces tares. La différence, c’est peut-être qu’aujourd’hui, par une ironie de l’Histoire, la révolution sexuelle étant passée par là en Occident, ce qu’on reproche aux « indigènes » en matière de mœurs, c’est davantage leur excès de moralité – dans le cas des filles qui choisissent de porter le voile, par exemple – que leur immoralité, comme c’était le cas autrefois : Sophie Bessis, dans son livre L’Occident et les autres 1, faisait remarquer que le dégoût manifesté par un futur leader islamiste tunisien, dans une boîte de nuit européenne, devant tous ces jeunes gens laissant libre cours à leurs « instincts », était le pendant exact de celui des colons stigmatisant autrefois la « sauvagerie des peuplades primitives » : « C’étaient elles, alors, qui étaient régies par leurs instincts », rappelle-t-elle. Et s’il y avait, inconsciemment, chez les jeunes filles voilées évoluant dans les sociétés occidentales, comme un retour à l’envoyeur des jugements autrefois portés sur leurs ancêtres ? Reste que l’on voit apparaître clairement aujourd’hui, alors que les banlieues explosent, combien on s’est fourvoyé en débattant à n’en plus finir de questions qui n’en étaient pas, et en négligeant la question politique de l’égalité, la seule qui vaille2.
« Celui qu’on ne saurait accueillir alors même qu’il est déjà là »
Le droit colonial inaugure une forme paradoxale d’appartenance à la nation, qui fait du colonisé musulman à la fois un Français et un étranger : « Ni vraiment une inclusion ni tout à fait une exclusion, mais le report indéfini d’une pleine inclusion annoncée », écrit Sidi Mohammed Barkat. L’indigène représente « celui qu’on ne saurait accueillir alors même qu’il est déjà là ». La citoyenneté française sera accordée aux juifs d’Algérie en 1870 (décret Crémieux), puis, en 1889, aux enfants de colons étrangers, espagnols ou italiens… mais jamais aux musulmans. À leur sujet, l’Etat colonial pratique continuellement le double discours (à croire que cette fourberie n’est pas l’apanage des Arabes, en fin de compte…), multipliant les déclarations d’intention bienveillantes tout en louvoyant pour faire en sorte que l’égalité promise ne se réalise jamais. Délibérément construite, l’opposition entre Français et indigènes ne cesse donc de s’exacerber, jusqu’à l’explosion de la Toussaint 1954, qui marque le déclenchement de la guerre d’Algérie, et dans laquelle la part de dépit ne doit pas être sous-estimée. L’historien Charles-Robert Ageron posait le même constat 3 : « Les Français d’Algérie auront passé leur temps à fermer les portes de l’intégration devant les musulmans tout en leur reprochant de refuser de s’intégrer. » En réalité, cette possible « intégration » suscite même les pires craintes chez les Français de métropole, puisque s’est imposée durablement la conviction selon laquelle « la vérité ou l’authenticité de la nation dépend principalement de l’origine de ses membres ». Garantir l’intégrité de la France suppose donc de tenir à distance la « filiation indigène », jugée inauthentique et corruptrice.
« Filiation », oui : car la méfiance envers les musulmans concerne bien, non un ensemble d’individus dans une temporalité donnée, mais « tout un groupe, une masse perçue sous l’angle de sa reproduction ». Les générations successives de colonisés sont considérées comme inscrites dans une « transmission héréditaire [celle du droit et de la coutume musulmans] impropre à humaniser correctement », écrit Sidi Mohammed Barkat. Cette stigmatisation transcendant les générations explique peut-être l’obstination avec laquelle, aujourd’hui encore, et pour leur plus grande exaspération, on dénie aux descendants d’immigrés musulmans la qualité de Français à part entière, quand on ne les traite pas comme d’éternels étrangers. Le 10 novembre, sur France 2, le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy attribuait l’incendie par lui allumé à un « problème d’immigration » ; et, à un contradicteur qui lui objectait que les jeunes émeutiers étaient français, et non immigrés, il répliquait que cette distinction relevait de la « langue de bois» 4 …
Défendre les « droits de l’homme authentiquement homme »
De cette obsession de la filiation, Sidi Mohammed Barkat apporte un exemple particulièrement convaincant : le statut de « citoyen français à titre personnel », accordé à partir de 1944 à certains musulmans algériens (65 000 sur 7 millions) dont on s’est assuré au préalable « qu’ils ont témoigné de leur adhésion aux institutions du pays colonisateur et à sa politique ». Ce titre a la particularité… de ne pas être transmissible. C’est là, écrit Barkat, une mesure de « prophylaxie politique », destinée à « protéger la nation vraie contre les dangers de dénaturation que peuvent présenter les descendants de ces nouveaux citoyens ». Accorder l’égalité à certains musulmans jugés « fiables » pour mieux continuer à en exclure tous les autres : et si la « discrimination positive » chère à Nicolas Sarkozy devait davantage à la « citoyenneté française à titre personnel » de l’époque coloniale qu’au modèle nord-américain contemporain ?
Parce qu’on présume chez lui une « inclination héritée à s’écarter des règles sociales de base fondées sur la raison », le colonisé fait l’objet d’une vigilance particulière. Il est perçu comme un corps « situé en dehors de l’univers de la raison », qui « doit être tenu en respect au moyen de mesures exceptionnelles » – il est ce « corps d’exception » qui donne son titre au livre, et qui fonctionne dans l’espace public comme un « symbole de la division inégalitaire de la société ». La dangerosité qu’on lui attribue, ajoutée à la provocation que représente son surgissement sur la scène politique, explique le déchaînement de haine policière du 17 octobre 1961, auquel Sidi Mohammed Barkat consacre des pages impressionnantes. La revendication de dignité et d’égalité qui s’exprimait alors a été réprimée avec d’autant plus de zèle et d’autant moins de scrupules qu’elle semblait menacer la survie même de la nation, suspendue à cette hiérarchisation stricte entre deux catégories de citoyens – il s’agissait, en somme, de « défendre les droits de l’homme authentiquement homme ».
« Liberté, égalité, sauf dans les cités »
Les résonances innombrables que l’auteur parvient à créer entre passé et présent ne visent pas à faire croire que les deux se confondent purement et simplement, mais invitent à prendre acte des bégaiements de l’Histoire, et à les regarder en face, pour se donner une chance de les dépasser. Car force est de constater que les fictions créées par l’Etat colonial, comme celle d’une « filiation [musulmane] rebelle à toute vie en société », continuent d’être prises pour argent comptant et confondues avec la réalité. Barkat pointe l’existence d’une « subjectivité de masse » qui « légitime aujourd’hui encore, aux yeux de beaucoup, des actes que l’on prétend réprouver formellement ». Dans la classe politique, l’attitude la plus payante électoralement reste celle qui consiste à renforcer le « cordon sanitaire » séparant les Français « authentiques » et les autres, et à entretenir l’illusion dangereuse que l’on garantit ainsi la sauvegarde et la puissance de la nation – alors qu’il s’agit en fait exactement du contraire. Le statut juridique de l’indigène, cette « fabrique d’une humanité placée au ban de la société », a cessé d’exister dans les textes, mais pas dans les têtes, provoquant une « panne structurelle de l’État ». L’invocation continuelle des beaux principes de la République, si elle nie la persistance de la mentalité coloniale, risque fort de rester inopérante. Comme disent les « Guignols de l’info » : « Liberté, égalité, sauf dans les cités »…
Interroger les traces que le droit colonial a laissées dans les têtes, pour enfin donner toute leur force aux textes de loi actuels, c’est la démarche que propose Le corps d’exception. Dans la mesure où elle exige de réviser des préjugés séculaires sur l’islam, et où c’est peu dire que le contexte mondial ne s’y prête pas, c’est une démarche difficile. Au cours d’une conférence, en octobre, à l’occasion de la parution de son livre Le voile médiatique, Pierre Tévanian s’interrogeait : comment se fait-il que le matraquage politique et médiatique autour du prétendu « problème » du voile ait atteint son but, alors que la même propagande autour de la Constitution européenne a échoué, montrant la capacité des Français à résister, quand ils le veulent, aux évolutions néfastes qu’on veut leur imposer ? La question est peut-être moins ingénue qu’il n’y paraît. S’ils cessaient de plaquer sur leurs concitoyens « musulmans » les craintes et les fantasmes que leur inspire la situation internationale – la révolution iranienne, la guerre civile algérienne, le 11 septembre 2001 5(5)… -, est-il si utopique que cela d’imaginer que tous puissent enfin se pencher sur leur passé commun ? Dans la mesure où leur avenir en dépend, on veut croire que non.
Mona Chollet
- La Découverte, 2001.
- Lire à ce sujet Pierre Tévanian, Le voile médiatique – Un faux débat : « l’affaire du foulard islamique », Raisons d’agir, 2005. Voir aussi l’Almanach critique des médias, Les Arènes, 2005.
- Télérama, 17 septembre 2003.
- Voir aussi, sur Acrimed, « Le ministre, le journaliste et les "pas totalement français" », 12 novembre 2005 : http://www.acrimed.org/article2193.html.
- À ce sujet, lire Thomas Deltombe, L’islam imaginaire – la construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, La Découverte, 2005.