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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

“Banlieues : la provocation coloniale”, par Philippe Bernard

Le Monde du 19 novembre 2005.

Il faudra bien finir par en prendre acte : les jeunes des quartiers populaires, même ceux qui sont assez désoeuvrés, désespérés ou stupides pour brûler les voitures de leurs voisins, ne sont pas des indigènes égarés en métropole que l’on soumet à la badine (ou au Kärcher), voire que l’on expulse au besoin vers leur douar d’origine.

Il faut en prendre conscience : ce sont pour la plupart des citoyens français qui cassent pour se faire entendre. Qu’ils le veuillent ou non, ils font de la politique. Comme les agriculteurs, comme les marins de la SNCM, comme les étudiants en colère. Eux aussi savent que, depuis vingt-cinq ans, les politiques et les médias ne les ont pris au sérieux que lorsqu’ils mènent des actions violentes.

De fait, en deux semaines, ils ont ébranlé le paysage social français comme aucune action partisane ou syndicale classique ne l’avait fait depuis longtemps.

Beaucoup plus au fait des jeux du pouvoir que les  » vrais  » politiques ne se l’imaginent, les enfants des cités ont amené Nicolas Sarkozy à endosser l’habit qu’il avait juré de rejeter, celui d’un Charles Pasqua marchant sur les brisées du Front national, symbole du matraquage des jeunes et des expulsions d’étrangers par charters. Ils pourraient aussi obliger MM. de Villepin et Sarkozy à sortir de leur très politicienne et vaine controverse sur la  » discrimination positive  » pour passer enfin à l’acte en matière d’accès à l’emploi.

Leur rage n’est pas d’ordre corporatif mais civique, leurs mots ne sont pas baignés de rhétorique syndicale ou universitaire et leurs modes d’action risquent de se retourner largement contre eux. Mais quand ils scandent  » J’baiserai la France jusqu’à c’qu’elle m’aime  » (morceau de rap du groupe Tandem), il serait grave d’entendre une déclaration de guerre et non la fureur de ne pas être admis dans le concert national. Jacques Chirac semble l’avoir compris, qui a reconnu que les  » enfants des quartiers difficiles  » sont  » tous les filles et les fils de la République « .

L’ennui est que les mots et les actes du gouvernement démentent largement cette belle proclamation. Quelle autre catégorie sociale – routiers? cultivateurs? – un ministre de la République aurait-il pu menacer de  » nettoyer au Kärcher  » ou traiter de  » racaille « . A l’égard de quels autres Français les policiers utilisent-ils systématiquement le tutoiement? Face à quels autres citoyens le gouvernement exhumerait-il un texte législatif conçu pour mater une rébellion coloniale? Cynisme ou retour du refoulé, le recours par le premier ministre à  » la loi de 1955  » sur l’état d’urgence, apparaît, au-delà du débat sur son efficacité pour ramener l’ordre, comme une provocation dont les effets psychologiques et politiques sur les millions de Français issus d’Afrique noire, du Maghreb, et singulièrement d’Algérie, n’ont pas fini de se faire sentir.

Comment M. de Villepin peut-il ignorer que la mémoire de la guerre d’Algérie, mal ou pas transmise dans les familles issues de l’immigration, reste une plaie à vif? Une blessure dont le rappel, même implicite, n’est pas précisément le meilleur moyen de rappeler aux descendants de fellaghas qu’ils sont les  » filles et fils de la République  » française. Ni d’ailleurs d’indiquer aux millions de Français qui ont laissé une partie de leur jeunesse dans le djebel que les gamins qui brûlent des voitures et des écoles sont des concitoyens qui n’ont pas plus à voir avec les nationalistes algériens qu’eux-mêmes avec leurs propres parents, résistants ou pétainistes.

Brandir la loi qui, au début de la guerre d’Algérie, a légalisé la chasse au faciès et la prise en main du maintien de l’ordre et de la justice par l’armée, c’est souligner le parallélisme entre les souvenirs cuisants des répressions policières des années 1950-1960 contre les nationalistes algériens et les images des cités où vivent leurs enfants et petits-enfants. C’est renvoyer ces jeunes nés en France à une extranéité incompréhensible, révoltante.

C’est, enfin, introduire un élément de déstabilisation sociale dont les effets, peu visibles en surface, s’avèrent profonds et durables. Le gouvernement réactive ainsi les mécanismes destructeurs qui avaient opéré lors des réformes sur la nationalité de 1986 et 1993 décidées sous la pression de l’extrême droite. La remise en cause du droit du sol avait ravivé la blessure d’une nationalité française de seconde zone pour les musulmans d’Algérie, qui marqua cent trente ans de colonisation française.

Le piège des mémoires cloisonnées  » Racaille « ,  » état d’urgence « , en deux mots, l’exécutif a donné raison à ceux qui tentent de persuader les jeunes issus de l’immigration qu’ils ne sont rien d’autres que des  » indigènes de la République « , traités dans leur propre pays comme l’étaient leurs parents du temps des colonies. Cette analyse, popularisée dans une pétition lancée en janvier, assimile abusivement les discriminations actuelles au statut des colonisés et renvoie dramatiquement les jeunes à une identité d’éternelles victimes. Elle tend à enfermer ces derniers dans le piège des mémoires cloisonnées et définitivement antagonistes. Pourtant, en convoquant l’imaginaire colonial, le gouvernement n’est pas loin de justifier l’appel à  » décoloniser la République  » lancé par les  » indigènes » et alimente le communautarisme qu’il prétend combattre.

Les dérapages gouvernementaux apparaissent d’autant plus préoccupants qu’ils interviennent en une période où le passé colonial, parfois manipulé, est de plus en plus souvent sollicité à l’appui des revendications identitaires et des justifications à la hargne contre la France, à Clichy-sous-Bois comme à Abidjan. L’incendie généralisé des banlieues correspond d’ailleurs aux débuts d’une sorte de relève migratoire : les enfants de l’immigration subsaharienne des années 1980 et 1990 entrent massivement sur la scène incandescente des quartiers populaires, au moment même où des enfants de Maghrébins, en partie intégrés à la classe moyenne, se vivent avant tout comme les victimes des violences et souscrivent au discours sur le rétablissement de l’ordre. Entre les mains des Français noirs, l’histoire mal digérée de l’esclavage et du colonialisme vient compléter la guerre d’Algérie comme justification à la haine des Blancs et comme clé d’explication facile aux humiliations et aux exclusions d’aujourd’hui, ainsi qu’en témoigne le succès des discours de l' »humoriste » Dieudonné.

Tant que les politiques, de gauche comme de droite, peineront à considérer les enfants d’immigrés comme des Français à 100% quelle que soit la couleur de leur peau, tant qu’un discours de vérité sur le colonialisme ne se sera pas substitué au  » rôle positif de la présence française  » scellé par la loi de février 2005, les jeunes des quartiers populaires, qui n’ont pourtant lu ni Franz Fanon ni Che Guevara, continueront de sentir combien le poids de cette histoire imprègne encore les regards portés sur eux.

Philippe Bernard

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