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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Pour Edwy Plenel, les idées d’extrême droite,
dont la persistance des préjugés coloniaux,
sont un danger majeur dans la France d’aujourd’hui

En juillet 1993, quarante intellectuels français et européens lançaient dans Le Monde un Appel à s'opposer à « l'actuelle stratégie de légitimation de l'extrême droite », tout particulièrement du racisme, dans la vie intellectuelle et médiatique. Trente plus tard, ce texte apparait comme prophétique, alors que le racisme et l'islamophobie s'expriment un peu partout impunément en France et que la théorie raciste du « grand remplacement » est parvenue à être considérée comme recevable jusque dans l'espace éditorial et médiatique. Ce sont ces années de progression des idées des « ennemis de l'égalité et de la démocratie » qu'explore Edwy Plenel dans un essai paru le 9 mars à La Découverte. Il y rend aussi hommage à Maurice Olender (1946-2022), à l'origine de l'Appel de 1993 que nous publions, de même que l'analyse par l'historienne Arlette Farge de l'abondant courrier reçu par les signataires.

L’Appel à la vigilance. Face à l’extrême droite,
par Edwy Plenel




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Présentation de l’éditeur



Le 13 juillet 1993, un « Appel à la vigilance », signé par quarante figures de la vie intellectuelle française et européenne, alertait sur la banalisation des discours d’extrême droite dans l’espace éditorial et médiatique. Ses signataires rappelaient que ces discours « ne sont pas simplement des idées parmi d’autres, mais des incitations à l’exclusion, à la violence, au crime » et que, pour cette raison, « ils menacent tout à la fois la démocratie et les vies humaines ». En conséquence, ils proclamaient s’engager « à refuser toute collaboration à des revues, des ouvrages collectifs, des émissions de radio et de télévision, des colloques dirigés ou organisés par des personnes dont les liens avec l’extrême droite seraient attestés ».

Trente ans ont passé, et c’est peu dire que cette alerte n’a pas été entendue, notamment en France. Avec le recul, cet « Appel à la vigilance » prend la stature d’une prophétie ayant tôt cherché à conjurer ce qu’il nous faut aujourd’hui combattre : l’installation à demeure dans l’espace public des idéologies xénophobes, racistes, identitaires, rendant acceptables et fréquentables les forces politiques qui promeuvent l’inégalité des droits, la hiérarchie des humanités, la discrimination des altérités. Quand avons-nous baissé la garde ? Quelle est la responsabilité des journalistes et des intellectuels dans cette débâcle ? Comment, au nom de la liberté de dire, de tout dire, y compris le pire et l’abject, la scène médiatique est-elle devenue le terrain de jeu d’idées et d’opinions piétinant les principes démocratiques fondamentaux ?


L’appel à la vigilance lancé par quarante intellectuels




Collectif. Publié dans Le Monde, le 13 juillet 1993.
Source

Dans un « appel à la vigilance », quarante intellectuels, français et européens, lancent un signal d’alarme contre « l’actuelle stratégie de légitimation de l’extrême droite », estimant qu’elle ne suscite pas « la défiance qui s’impose » parmi les auteurs, les éditeurs et les responsables de la presse écrite et audiovisuelle. Cet appel, dont nous publions le texte intégral suivi de la liste des signataires, s’accompagne de la création d’un Comité « appel à la vigilance » (54, boulevard Raspail, 75006 Paris).

Nous sommes préoccupés par la résurgence, dans la vie intellectuelle française et européenne, de courants antidémocratiques d’extrême droite. Nous sommes inquiets du manque de vigilance et de réflexion à ce sujet. C’est pourquoi certains d’entre nous ont commencé, depuis le mois de janvier 1993, à se réunir régulièrement afin d’échanger des informations et d’approfondir ces questions.

Que des idéologues d’extrême droite déploient une activité d’auteurs et d’éditeurs au sein de réseaux antidémocrates et néonazis n’est pas un fait nouveau. Mais cette activité ne se cantonne plus désormais dans une sorte de clandestinité. Sa visibilité nouvelle la rend donc aisément vérifiable à qui veut bien prendre la peine de se renseigner.

Or les mêmes ont entrepris depuis un certain temps de faire croire qu’ils avaient changé. Ils mènent pour cela une large opération de séduction visant des personnalités démocrates et des intellectuels, dont certains connus pour être de gauche. Mal informés de cette activité et de ces réseaux, ou les ignorant tout à fait, ceux-ci ont accepté de signer des articles dans des revues dirigées par ces idéologues. Une fois piégées, ces signatures accréditent évidemment l’idée que le prétendu changement est une réalité. « Cette opération n’est pas isolée. Elle s’inscrit au contraire dans l’actuelle stratégie de légitimation de l’extrême droite, qui fait feu de tout bois. Cette stratégie profite de la multiplication de dialogues et de débats autour, par exemple, de ce qu’on appelle pour le moins légèrement la fin des idéologies, de la disparition supposée de tout clivage politique entre la gauche et la droite, du renouveau présumé des idées de nation et d’identité culturelle. Cette stratégie se nourrit aussi de la dernière thèse à la mode, qui dénonce l’antiracisme comme à la fois  » ringard  » et dangereux.

De la part des auteurs, des éditeurs et des responsables de la presse écrite et audiovisuelle, ces manœuvres ne semblent pas encore susciter la défiance qui s’impose. Par manque d’information ou de vigilance, par scrupule envers la liberté d’expression, par souci d’une tolérance sans limites, bon nombre d’entre eux, et des plus estimables, font aujourd’hui, sans le vouloir, le jeu de cette opération de légitimation.

A la faveur de ces complicités involontaires, nous craignons de voir prochainement se banaliser dans notre vie intellectuelle la présence de discours qui doivent être combattus parce qu’ils menacent tout à la fois la démocratie et les vies humaines. Nous ne pouvons en effet oublier que les propos de l’extrême droite ne sont pas simplement des idées parmi d’autres, mais des incitations à l’exclusion, à la violence, au crime.

C’est pourquoi, en ce mois de juillet 1993, nous avons résolu de fonder un comité « Appel à la vigilance », qui se donne pour tâche de collecter et de faire circuler le plus largement possible toute information utile pour comprendre les réseaux de l’extrême droite et leurs alliances dans la vie intellectuelle (édition, presse, universités), et de prendre position publiquement sur toute affaire relative à ces questions.

Nous nous engageons à refuser toute collaboration à des revues, des ouvrages collectifs, des émissions de radio et de télévision, des colloques dirigés ou organisés par des personnes dont les liens avec l’extrême droite seraient attestés.

La France, à l’évidence, n’est pas le seul pays européen où se développent ces diverses stratégies. C’est pourquoi nous appelons à une Europe de la vigilance en conviant toute personne qui approuve notre initiative à signer ce manifeste.

Premiers signataires : Miguel Abensour, Henri Atlan, Marc Augé, Lothar Baier, Norbert Bensaïd, Yves Bonnefoy, Pierre Bourdieu, Georges Charpak, Claude Cohen-Tannudji, Michel Deguy, Jacques Derrida, Louis-René Des Forêts, Georges Duby, Olivier Duhamel, Jacques Dupin, Umberto Eco, Arlette Farge, Lydia Flem, Nadine Fresco, Jacques Glowinski, Françoise Héritier, Yves Hersant, François Jacob, K. S. Karol, Jean-Marie Lehm, Nicole Loraux, Patrice Loraux, Charles Malamoud, André Miquel, Philippe Nozières, Maurice Olender, Michelle Perrot, Evelyne Pisier, Léon Poliakov, Jean Pouillon, Jacques Revel, Rossana Rossanda, Jean-Pierre Vernant, Lucy Vines, Paul Virilio.



Un an après sa publication dans son édition du 13 juillet 1993, Le Monde le republiait, le 13 juillet 1994, avec plus de mille cinq cents signatures de toute l’Europe.


L’historienne Arlette Farge a publié le 24 novembre 1993 dans le même journal une analyse du courrier reçu par le Comité Appel à la vigilance créé à cette occasion :

Le courrier du comité « Appel à la vigilance » :
« Enfin ! », disent-ils…




par Arlette Farge, publié dans Le Monde, le 24 novembre 1993.
Source

Elles ne sont pas forcément longues, ces cinq cents lettres de soutien et d’adhésion au comité « Appel à la vigilance », même si certaines s’accompagnent de commentaires personnels ou de documentation. Mais elles saisissent par le ton et le vocabulaire qui les rapprochent, au-delà des fonctions de leurs auteurs, des professions représentées, de la provenance géographique ou du sexe. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cette communauté de ton et d’expression n’est pas due à une relative homogénéité socio-professionnelle de celles et ceux qui apportent leur soutien. Ce sont en effet, en premier lieu, des universitaires, des personnes appartenant aux milieux artistiques, éditoriaux et littéraires ; puis des responsables politiques de petites ou de grandes associations et, enfin, un grand nombre de professeurs de lycée, arrivant juste avant un groupe non négligeable de médecins et de psychiatres ou psychanalystes.

La communauté de ton vient du sentiment partagé qu’il est devenu nécessaire et urgent d’agir face aux multiples stratégies de légitimation de l’extrême droite. Ce sentiment paraît avoir été enfoui, depuis longtemps, en chacun mais entravé par la conscience de ne savoir que faire. Cette urgence s’exprime fortement en chaque lettre, comme si s’ouvrait soudain une porte qu’on croyait fermée, comme si se trouvait soudain éveillée, dans l’intimité de chacun, une conviction qui ne demandait qu’à s’exprimer et à être relayée par des actes collectifs.

Le plus souvent, la lettre est manuscrite. Ce fait ne dépend pas de l’âge des correspondants, bien que les personnes plus âgées soient moins familières avec le maniement des ordinateurs. Car la lettre manuscrite est un « geste » : lire cet appel et prendre aussitôt la plume signifient pour beaucoup un engagement personnel sans détours ni hésitation. « Je signe des deux mains » : cette expression qui revient si souvent marque une approbation engageant le corps et l’esprit, l’intelligence et le cœur. Ces termes sont fréquemment employés parce que, à l’évidence, cet appel sollicite une forme d’adhésion spécifique où la raison se mêle à une perception sensible de la réalité sociale et politique et de ses perversions possibles.

L’élan et l’empressement des signataires reflètent leur vive préoccupation face à la banalisation des idées d’extrême droite, dans les médias comme sur les lieux de travail. L’inquiétude, voire l’anxiété (la plupart des lettres ont une véritable résonance émotive) s’expriment en un vocabulaire simple mais fort, où se disent la solidarité, l’espoir, le désir d’agir, l’envie d’établir en Europe un socle de réflexion et d’action qui permettrait de repousser toutes les formes de confusionnisme. Pour les uns, les plus nombreux, signer cet appel est un acte grave et solennel dont ils soulignent qu’ils le font avec respect. Quelques-uns recopient fidèlement les termes mêmes de l’engagement, tout en marquant qu’il s’agit là d’un acte important, comme sans doute ils n’ont pas eu l’occasion d’en accomplir depuis longtemps.

A cette gravité répond une autre attitude : la « complicité ». Les lettres s’adressent au comité en termes de sympathie et de connivence : « amis vigilants », « amis », ou « chers amis » ouvrent le texte et précèdent la signature. Ici, c’est comme si l’on retrouvait une communauté d’action et qu’on la reconnaissait avec soulagement. « Enfin !… » écrivent-ils. Cette expression est lourde de sens : la satisfaction de sortir de l’isolement, le réconfort de n’être plus seul à s’inquiéter d’un danger considéré comme imminent.

Pour être complet sur le ton particulier de ces réponses, il faut encore mentionner deux attitudes. L’une a sûrement été provoquée par les termes mêmes de l’appel et les noms des premiers signataires. Lancée par des intellectuels, dont certains de renom, et demandant un engagement quotidien concernant leur « pratique » plus ou moins usuelle (participation à des publications, à des émissions de radio ou de télévision, etc.), cet appel a exclu ceux dont la profession n’approche pas, peu ou prou, ces lieux particuliers. Ceux de professions dites non intellectuelles qui ont répondu à cet appel l’ont fait avec timidité. Ils s’interrogent même sur leur possibilité de participation : « Accepteriez-vous que je sois des vôtres ? Je ne suis pas un intellectuel. » Il faut savoir reconnaître là une des limites de ce texte.

La citoyenneté apprise et vécue

Par ailleurs – comment ne pas le souligner ? – ce qui domine est bien le rejet de l’extrême droite et de ce qu’elle évoque comme réalités funestes et menaçantes. Le ton se crispe ou se raidit pour souligner qu’il s’agit à nouveau de lutter, rien ne pouvant en ce domaine être facilement acquis. Cela explique que la quasi-totalité des correspondants s’implique personnellement en proposant d’aider matériellement le comité, de lui donner bénévolement du temps, de mettre en place des antennes régionales ou des lieux de réflexion et de réunion ouverts au public, en France comme à l’étranger (8 % des signatures proviennent d’autres pays que la France).

A l’occasion de ces propositions, bien des préoccupations et des thèmes de réflexion sont évoqués. Ils peuvent montrer les motifs éthiques et politiques qui sous-tendent cet engagement. Si cet appel fut remarqué, c’est d’abord parce qu’il rompt avec ce qui est considéré comme le laxisme des intellectuels, leur indifférence et leur participation à la « défaite de la raison ». Il rompt de deux manières avec cette attitude : en soulignant des menaces qu’on ne repère pas toujours aisément, et en proposant de nouvelles pratiques sociales et intellectuelles. Les lettres soulignent ce double aspect et notent la richesse d’une attitude où « la science et le savoir seraient au service de la clarté ».

Au fil des missives, plusieurs thèmes sont indiqués. Les plus souvent retenus concernent le discours ressassant la disparition de l’opposition entre gauche et droite, discours confus dont il est dit à quel point il est nocif et opère de graves glissements de sens et d’interprétation dans les propos les plus divers. D’autres évoquent le débat, toujours présent, sur la fin de l’Histoire et s’interrogent sur l’éventuel repli d’une conscience historique. On parle encore, ici ou là, du nécessaire réajustement entre un militantisme souvent dépassé et une action nouvelle à inventer.

Une légère césure partage les signataires entre ceux, plus âgés _ certains sont d’anciens déportés ou d’anciens résistants _ qui privilégient avec solennité le devoir de mémoire et la transmission du passé et se sentent vraiment responsables de leur rôle de relais envers une société à venir, et ceux, plus jeunes, qui insistent sur les dispositions à prendre dans les lieux où ils se trouvent. Une phrase exprime avec justesse ce qui, en fait, doit relier les générations : « J’aimerais que mon passé soit une partie de votre avenir. »

La présence majoritaire des milieux enseignants (en université ou en lycée) et des professions allant de la médecine à la psychologie, en passant par quelques éducateurs spécialisés et personnes travaillant dans le secteur paramédical, donne beaucoup d’importance aux lieux où se tiennent le savoir, la santé et l’éducation, lieux où doit s’exercer la vigilance et où tout doit être fait pour que le langage soit le plus net possible et le moins entaché d’ambiguïtés dangereuses. Les professeurs sont particulièrement sensibles au vocabulaire des jeunes, à la banalisation des injures racistes ou des propos xénophobes qui leur semblent proférés en toute liberté et bonne conscience. L’école et l’université restent pour eux des modèles républicains, où la citoyenneté doit être définie, apprise et vécue.

Bien entendu, l’actualité fait irruption dans la plupart des courriers, qu’il s’agisse des lois concernant le code de la nationalité (dont beaucoup regrettent qu’il n’ait pas été question dans l’appel), de l’exclusion et de la pauvreté, de l’innommable guerre qui se déroule en notre voisinage indifférent en ex-Yougoslavie ou encore de la confusion intellectuelle et visuelle entretenue sur nos écrans de télévision.

Il n’en reste pas moins qu’une série de questions se dessinent, qui pourraient fragmenter cette amorce de consensus (que d’aucuns considèrent d’ailleurs comme suspect, et que toute analyse de documents tend à accentuer). Quels sont les moyens de la vigilance demandée par cet appel, hormis ceux indiqués dans le texte ? Ne faudrait-il pas engager un débat sur les formes de la liberté d’expression ? Au fond, disent-ils, qu’est-ce que condamner ? Et comment jouer, en démocratie, entre la nécessaire interdiction et le respect d’autrui ?

Il ne faut pas oublier que l’accord des signataires, quelles que soient leurs interrogations, se fonde sur un refus de participer aux activités et aux manœuvres de légitimation de l’extrême droite. A l’intérieur de cet accord, une place est demandée pour une réflexion qui définisse mieux encore les fondements d’un tel refus, et propose des actions. A noter encore quelques informations significatives : en plus des « politiques », dont la présence a déjà été notée, il faut remarquer les signatures d’une douzaine de directeurs de revues (grandes ou petites), engageant leur rédaction et la présence de quelques membres ou responsables du Parti communiste, ce qui reflète un des aspects du débat existant au sein de ce parti.

Les réponses envoyées au comité « Appel à la vigilance » forment un ensemble décisif et net. Elles marquent une volonté d’entrer au sein d’une communauté agissante et réfléchissante. L’interpellation est profonde, déterminée. Elle impressionne.


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