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Édition du 15 décembre 2024 au 1er janvier 2025

Le travail forcé au Congo au début du XXe siècle

Félicien Challaye fit partie de la commission présidée par Savorgnan de Brazza chargée en 1905 par le gouvernement français d'enquêter sur "la condition matérielle et morale des indigènes au Congo". Il publia ses notes en 1935 dans un ouvrage intitulé « Souvenirs sur la colonisation ». Ces textes furent repris en 1998 dans « Un livre noir du colonialisme » édité par Les nuits rouges. En voici quelques extraits. L'article consacré à 976 vous donnera des précisions sur le contexte de l'époque.

La situation des indigènes

Depuis le début du vingtième siècle, les noirs du Congo sont soumis à un régime de travail forcé comparable à l’esclavage, pire que l’esclavage sous certains rapports.

Autour de 1900, un certain nombre de capitalistes et de parlementaires commencent à réclamer la création de compagnies privilégiées, destinées à exploiter les richesses naturelles des colonies en général, du Congo français en particulier. Le principal défenseur de cette thèse est Eugène Etienne, alors sous-secrétaire d’État aux Colonies.

Un autre sous-secrétaire d’État aux Colonies, Delcassé accorde discrètement, sans publication officielle du contrat, une concession de 11 millions d’hectares (soit 1/5 de la France), située dans le Haut-Ogooué.

Puis, de mars à juillet 1899, le ministre des Colonies Guillain accorde, par décret, quarante concessions au Congo français.

Les concessionnaires reçoivent pour trente ans d’immenses domaines variant entre 200 000 et 14 millions d’hectares. Pendant cette période, toutes les richesses naturelles de ces domaines appartiennent aux concessionnaires : ivoire, bois précieux, caoutchouc. La compagnie doit payer à la colonie une redevance fixe de 15 % de ses bénéfices.

Les terres que l’Etat, pour les concéder, baptisait « terres vacantes », étaient en réalité les propriétés collectives des tribus indigènes. Celles-ci utilisaient à leur profit ces vastes étendues de savanes et de forêts, sur lesquelles elles revendiquaient des droits exclusifs, reconnus et respectés par les tribus voisines.

Par suite de l’établissement du régime concessionnaire, les noirs sont victimes d’une immense expropriation. D’un trait de plume, on leur arrache toutes les richesses naturelles de leur sol, c’est-à-dire leurs seules richesses.

Puis les compagnies, rémunérant trop mal le travail des noirs, ne peuvent compter sur leur coopération volontaire ; elles sont conduites à employer la menace et la violence.

Elles fixent elles-mêmes, aussi bas que possible, le prix du caoutchouc qu’elles achètent. Considérant que le latex leur appartient, en vertu de l’acte de concession, elles déclarent ne payer aux indigènes que le travail nécessaire à le récolter; et elles évaluent ce travail au plus bas prix. Elles paient aussi le caoutchouc cinq ou dix fois moins que ne le payent les commerçants dans les régions de commerce libre où les acheteurs se font concurrence.

Puis, les compagnies payent souvent les produits du sol, ou plutôt (selon leur thèse) le travail nécessaire à leur récolte, non pas en argent, mais en marchandises, évaluées à très haut prix, souvent à 300, 400, 500 % et plus, de leur valeur réelle, parfois imposées d’office à des indigènes qui ne savent qu’en faire.

Ainsi, en échange de leur caoutchouc, évalué à un prix dérisoire, les indigènes reçoivent des marchandises évaluées à des prix exorbitants. Ils se sentent incapables d’obtenir facilement les produits d’Europe qu’ils désirent; ils ne sont pas encouragés à travailler, ils ne font spontanément aucun effort pour sortir de leur misérable condition.

Les compagnies concessionnaires ne peuvent compter sur le travail volontaire des noirs. Aussi ont-elles, dès l’origine, réclamé le droit de forcer les indigènes à travailler pour elles. Ayant reçu en concession les produits du sol. elles estiment que l’Etat leur a concédé la main-d’œuvre nécessaire à les récolter; elles regardent les indigènes comme leur propriété, leur chose, leur instrument.

L’Etat ne leur accorde pas officiellement le droit de contraindre les noirs au travail. Mais toutes les fois, qu’elles le peuvent, elles se l’attribuent.

Certaines compagnies équipent elles-mêmes des travailleurs armés ; d’autres utilisent et paient des gardes régionaux prêtés par l’Etat Travailleurs armés et gardes régionaux servent à terroriser les indigènes par la vue de leurs fusils.

Souvent la menace suffit, appliquée à des populations faibles et sans armes modernes.

Quand la menace ne suffit pas, on emploie la violence pour obliger les noirs à chercher le caoutchouc. On les emprisonne ; on les passe à la chicote (c’est – on l’a vu déjà – une cravache en cuir d’hippopotame, qui inflige de cruelles souffrances). On arrête, on amarre» (comme on dit là-bas) le chef du village. On enlève comme otages les femmes et les enfants; on ne les relâche que contre une certaine quantité de caoutchouc ou d’ivoire. On fusille les récalcitrants. Quand un village s’obstine à faire preuve de mauvaise volonté, on organise contre lui une « expédition punitive » : on brûle les cases, on détruit les plantations, on massacre hommes, femmes et enfants, pour l’exemple.

En 1905, accompagnant le noble Savorgnan de Brazza au Congo français, j’ai recueilli, sur les violences et les crimes des compagnies concessionnaires, des témoignages accablants.

Le passage de la mission Brazza ne met pas fin à ces atrocités. En 1906, une compagnie concessionnaire, la M’Poko, pour l’exemple, massacre quinze cents indigènes.

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Sur ces malheureuses populations victimes des compagnies concessionnaires s’abat, en outre, la tyrannie toute puissante d’une administration complice.

L’Etat exige de ces noirs, auxquels il ne rend aucun service, un impôt de capitation, payé en caoutchouc; il remet ce caoutchouc aux compagnies concessionnaires ; les prix de rétrocession sont très favorables à ces sociétés.
Le 19 mars 1903, le commissaire général Gentil envoie aux fonctionnaires une circulaire par laquelle il leur annonce qu’il se basera, pour les noter, sur les résultats obtenus au point de vue de l’impôt indigène. Désormais, les administrateurs vont employer tous les moyens pour faire rentrer l’impôt.

J’ai cité précédemment le drame des femmes de Bangui. En avril 1904, un administrateur envoie de Bangui un commis des Affaires indigènes lever l’impôt dans les environs de Mongoumba. Le commis, accompagné d’un agent de la compagnie concessionnaire, fait enlever, dans deux villages mauvais payeurs, 68 otages (58 femmes et 10 enfants). Emmenés à Bangui, ces otages sont entassés dans un étroit espace, une sorte de cave, sans lumière, empestée par les respirations et les déjections; on oublie de les nourrir ou on les nourrit à peine. Quand un jeune docteur, récemment arrivé, exige la libération des survivants, on constate qu’il reste 21 otages sur 68 (13 femmes et 8 enfants); 47 otages (45 femmes et 2 enfants) sont morts de faim et de manque d’air dans cette prison maudite.

L’administrateur qui a ordonné l’expédition obtient de la justice un non-lieu ; alors il est déplacé avantageusement, envoyé de Bangui, poste alors détestable, à Brazzaville, capitale de la colonie, poste unanimement désiré…

Au moment où la mission Brazza était au Congo se continuaient dans le secret des razzias de femmes et d’enfants. En mai 1905, l’administrateur de Fort-Sibut
(Krébedjé), M. Gaboriaud, fait enlever de villages en révolte, et garde comme otages 119 femmes et fillettes. Une trentaine de ces femmes sont atteintes de maladies vénériennes communiquées par les gardes régionaux du détachement, qui les ont violées.

A la même époque dans le Haut-Chari, l’administration emploie, pour se procurer des porteurs, les pires procédés de violence – on l’a vu plus haut, en étudiant l’affaire Toqué-Gaud. On fait enlever les hommes dans les villages, par des gardes régionaux noirs, souvent très brutaux. On s’empare des femmes et des enfants qu’on garde dans des « camps d’otages »; on ne les relâche que quand l’homme a fait sa corvée. Ces camps d’otages sont des séjours d’intolérable misère : les femmes, les enfants, entassés dans un étroit espace, y sont l’objet de toutes les violences, de tous les outrages; beaucoup meurent, de variole ou de faim.

Félicien Challaye

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