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Édition du 15 septembre au 1er octobre 2024

Le Tata de Chasselay, dans le Rhône,
et la mémoire vive des tirailleurs sénégalais,
par William Robin-Detraz

Depuis la sortie de Tirailleurs dans les salles de cinéma, les tirailleurs ont fait la une de l’actualité, à la fois avec une polémique montée de toutes pièces autour de propos d’Omar Sy et par les annonces opportunistes du gouvernement concernant les pensions de vieillesse des derniers tirailleurs. Peu de temps avant la sortie du film, une autre polémique, à la portée médiatique moindre, a marqué la commémoration des tirailleurs assassinés dans la région lyonnaise en juin 1940 et reposant à la nécropole du Tata de Chasselay. Ce cimetière particulier, édifié pendant la guerre en souvenir des soldats du 25e régiment de tirailleurs sénégalais, cristallise depuis les enjeux autour de la mémoire des tirailleurs. Retour sur ce lieu et sur les commémorations qui s’y déroulent depuis ce tragique mois de juin 1940.

Le Tata de Chasselay et la mémoire vive des tirailleurs sénégalais



par William Robin-Detraz, pour histoirecoloniale.net

Vue du Tata de Chasselay (Wikimedia Commons ©)
Vue du Tata de Chasselay (Wikimedia Commons ©)

William Robin-Detraz est géographe, doctorant à l’université Lumière Lyon 2. Il est l’auteur de « Haut-lieu et appropriations de la mémoire des tirailleurs sénégalais : le Tata de Chasselay (69) », dans le Bulletin de l’association des géographes français, 97-3, 2020 et il prépare actuellement une thèse dont le titre provisoire est « Commémorer les Africains « morts pour la France ». Géographie politique de la mémoire des tirailleurs sénégalais ».

La construction du Tata : se souvenir des massacres de juin 1940

Lors de la campagne de France (mai-juin 1940), l’armée allemande commet plusieurs massacres systématiques sur les soldats noirs de l’armée française lors d’une véritable « guerre raciale »1. Entre 1500 et 3000 d’entre eux sont assassinés par les Allemands. Le mois de juin 1940 est une « période de folie sanguinaire » selon une méthode répétée : les troupes françaises sont capturées, Noirs et Blancs sont séparés, puis les Africains sont passés par les armes2. Ces massacres ont lieu dans différentes localités qui ont, parfois, érigé une stèle ou un monument. Dans la région lyonnaise, plus de deux cents combattants du 25e régiment des tirailleurs sénégalais, placés au nord de Lyon pour sa défense, sont tués les 19 et 20 juin, au cours de combats ou assassinés. Le 20 juin, à vingt km au nord-ouest de Lyon, à Chasselay, les Allemands massacrent quarante-huit tirailleurs à la mitrailleuse et aux chars pour ce qui sera l’acmé de ces tueries3.

Jean-Baptiste Marchiani, premier propriétaire du Tata de Chasselay (Archives départementales du Rhône — 437W173)
Jean-Baptiste Marchiani, premier propriétaire du Tata de Chasselay (Archives départementales du Rhône — 437W173)
Dès l’été 1940, le secrétaire de l’Office départemental des mutilés, combattants et victimes de guerre du Rhône, Jean-Baptiste Marchiani, lance le projet d’un cimetière devant devenir « symboliquement le cimetière unique4». Sans le soutien de l’administration de Vichy, il décide de financer lui-même la construction de l’édifice et achète le terrain sur lequel il sera érigé.

Dans le Tata (photo W. Robin-Detraz, 2020)
Dans le Tata (photo W. Robin-Detraz, 2020)
Le cimetière prend la forme d’un « tata », bâtiment d’inspiration soudanaise, édifié dans le champ même où s’est déroulé le massacre et rassemble les corps des tirailleurs morts dans le Rhône. Un tata, en Afrique de l’Ouest, désigne une enceinte fortifiée. Ce cimetière rectangulaire, ceint de murs couleur ocre, abrite 198 stèles gardées par les huit masques africains de l’imposant portail d’entrée et protégées à chaque angle par des pyramides coiffées de piques. Depuis son édification en 1942, ce cimetière constitue une image concrète du souvenir des combattants africains et rend visible la « présence africaine » en région lyonnaise5.

Depuis les années 1940, le lieu a connu plusieurs mouvements de commémorations en fonction du contexte historique et géopolitique. Lors de son inauguration le 8 novembre 1942, le jour même du débarquement des Alliés en Afrique du Nord, des autorités de Vichy sont présentes. Elles y sont certes pour rendre hommage aux tirailleurs, mais aussi pour mener une propagande en direction de l’empire afin d’assurer le soutien des colonies au régime. Les discours prononcés ce jour-là sont radiodiffusés dans toute la métropole et l’empire. Dès lors, le Tata est considéré comme un lien fort entre la métropole et ses colonies. Cet usage politique du lieu est conservé dans l’immédiate après-guerre, jusqu’aux décolonisations.

À cette époque, le Tata jouit d’une certaine popularité, à l’image des commémorations militaires régulièrement organisées, et surtout de la seule visite d’un président de la République à ce jour, Vincent Auriol, le 15 mai 1949. Le Tata est même reconnu « d’utilité publique » par l’assemblée nationale de l’Union française en 1950. L’après-guerre est caractérisé par la récupération républicaine du monument, l’État se voulant ainsi reconnaissant envers cet empire qui lui permet de conserver une place, sans doute illusoire, dans le monde.

Visite du Président de la République, Vincent Auriol, le 15 mai 1949, accompagné de représentants de l’Union française (Archives départementales du Rhône — 437W173)
Visite du Président de la République, Vincent Auriol, le 15 mai 1949, accompagné de représentants de l’Union française (Archives départementales du Rhône — 437W173)

Le Tata dans la société post-coloniale : oubli national et redécouverte locale

Avec les indépendances africaines, le corps d’armée des tirailleurs sénégalais est progressivement dissous dans les années 1960. La mémoire des tirailleurs devient alors embarrassante des deux côtés de la Méditerranée. Parce qu’activement engagés dans le processus de colonisation, dans les guerres de décolonisation (Indochine, Madagascar, Algérie), et que nombre de juntes militaires postindépendances sont constituées d’anciens tirailleurs, l’image du tirailleur pâtit d’une ambiguïté dans les nouvelles sociétés africaines6. En France, la nouvelle humiliation de la perte de l’empire colonial conduit à oblitérer ces hommes de la mémoire collective.

Intrinsèquement lié à la mémoire des tirailleurs, le Tata connaît le même désintérêt. J.-B. Marchiani est exproprié par le ministère des Anciens Combattants en 1967 qui règle ainsi cette anomalie juridique, à savoir une nécropole nationale sur une propriété privée… Bien que reconnu d’utilité publique et nécropole nationale à compter de cette date, le Tata ne connaît plus aucune manifestation d’ordre national et le lieu se dégrade matériellement7. Seule la cérémonie instaurée pour la commémoration des combats de juin 1940 perdure, organisée par les anciens combattants des troupes de Marine.

Laissé de côté par les institutions officielles, le Tata va être redécouvert par les personnes issues de l’immigration africaine de la région lyonnaise dans les années 1980. Cet investissement s’appuie sur un petit groupe formé autour de Louis-Thomas Achille, d’origine martiniquaise et professeur d’anglais au lycée du Parc, qui se rend au Tata confidentiellement tous les 11 novembre depuis 19478. Faisant partie du mouvement politico-littéraire de la négritude, Louis-Thomas Achille fonde en 1982 l’association Amis de la Présence africaine à Lyon avec son collègue Michel Evieux et son ami Christian Zonhoncon. L’association institutionnalise la date de commémoration du 11 novembre au Tata comme cérémonie « africaine » telle qu’elle perdure encore aujourd’hui, appuyée depuis 2010 par le Collectif Africa509. Il subsiste ainsi annuellement deux dates de commémoration des tirailleurs au Tata : autour du 20 juin se déroule une « cérémonie du souvenir » organisé par les anciens des troupes de Marine, et le 11 novembre, un « pèlerinage » effectué par les diasporas africaines.

Les années 1980-1990 voient la croissance importante de la communauté africaine dans la région lyonnaise. En même temps, le contexte politique est marqué par la montée des thèmes sur l’immigration et l’ascension électorale du Front National. Le Tata est dès lors investi sur des questions identitaires et comme la légitimation de la place des immigrés africains en France. L’épisode le plus parlant de cela est la commémoration du 11 novembre 1996 où le Tata renoue avec une modeste médiatisation. La présence d’une trentaine de sans-papiers du mouvement de l’Église Saint-Bernard lors de la commémoration créée la polémique. Un panneau avec des photographies de sans-papiers expulsés est brandi durant la Marseillaise. Le maire de Chasselay s’indigne de ce geste, le jugeant inopportun. Ce à quoi lui répond le porte-parole des sans-papiers : « Nous sommes les enfants des anciens tirailleurs sénégalais qui sont morts pour la patrie française10. »

**Réinvestissement politique et tensions autour des tirailleurs « inconnu »

Depuis les années 2000, on distingue un regain d’intérêt pour la mémoire de ces hommes qui se traduit par une politique de mémoire volontariste. À ce titre, l’« appel » d’Emmanuel Macron lors du 75e anniversaire du débarquement de Provence11 est suivi rapidement par un réinvestissement gouvernemental du lieu. La cérémonie du 20 juin 2020 a lieu pour la première fois depuis les années 1950 sous la présidence d’une ministre au Tata de Chasselay. Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée aux Anciens Combattants et à la Mémoire, revient une deuxième fois au Tata en janvier 2022 au cours d’une cérémonie spécifique pour l’inauguration de deux plaques portant les noms de vingt-cinq tirailleurs jusque-là enterrés sous la mention « Inconnu ». Ces derniers auraient été identifiés par l’historien et directeur de départemental de l’ONAC de la Loire, Julien Fargettas. La cérémonie a été marquée par la présence de la famille d’un des tirailleurs identifiés, Aly Boudi Ly, dont sa fille, âgée de plus de quatre-vingts ans et qui ne l’a jamais connu12. Si les hommages d’une famille à son aïeul disparu puis retrouvé sont légitimes, l’instrumentalisation médiatique de l’événement suscite des réactions.

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Les deux plaques inaugurées le 27 janvier 2022
(W. Robin-Detraz, 2022)

Cette cérémonie et l’inauguration des plaques ont donné lieu à une polémique suite aux critiques faites par plusieurs personnes, dont en premier lieu l’historienne Armelle Mabon. En effet, lors de l’annonce par le ministère des Armées de la venue de la Ministre pour l’inauguration des deux plaques, un communiqué de presse affirme que les identifications ont été faites grâce à des « recherches génétiques »13. Or, suite à la contre-enquête menée par Armelle Mabon14 et la publication de plusieurs articles dans la presse nationale 15 et régionale16, le ministère des Armées a été obligé de reconnaître que les identifications n’ont pas été faites grâce à des recherches ADN, mais par des « recherches historiques ».

Toutefois, des doutes demeurent sur quelques-uns des vingt-cinq noms inscrits sur les plaques apposées sur les murs du Tata. Des acteurs investis pour la mémoire des tirailleurs demandent plus de précisions et de transparence quant aux archives qui ont été consultées et à la démarche historique qui a été adoptée par Julien Fargettas17. Ce dernier se défend par voie de presse et les réactions mettent rapidement en avant l’antagonisme18 qui l’oppose à Armelle Mabon à propos d’un autre massacre de tirailleurs, celui de Thiaroye commis en 1944 par l’armée française cette fois-ci19. S’il est vrai que la polémique des plaques du Tata de Chasselay est à mettre en relation avec les enjeux autour de l’identification des fosses communes de Thiaroye, il n’en demeure pas moins que des clarifications sont nécessaires autour de l’identification des vingt-cinq « inconnus » du Tata. Elles permettraient à la fois de démontrer le cheminement menant aux noms désormais présents sur les murs du Tata et de conduire à l’apaisement des tensions.

Alors que les quatre-vingts ans du Tata ont été commémorés en 2022 par plusieurs centaines de personnes témoignant d’une actualité de la mémoire des tirailleurs en France, les quatre-vingts ans du massacre de Thiaroye en 2024 font déjà l’objet d’une attention toute particulière au Sénégal20. Aujourd’hui, Chasselay et Thiaroye forment deux lieux accolés comme les deux faces d’une même pièce, celle de la mémoire douloureuse et sensible des tirailleurs sénégalais, dont les enjeux de reconnaissance demeurent toujours vifs, aussi bien en France qu’en Afrique.


Sur le massacre de Thiaroye, voir ces pages sur notre site


  1. Raffael Scheck, Une saison noire. Massacre des tirailleurs sénégalais, mai-juin 1940, Paris, Tallandier, 2007.
  2. Julien Fargettas, Les Tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945, Paris, Tallandier, 2012.
  3. Julien Fargettas, Juin 1940. Combats et massacres en Lyonnais, Editions du Poutan, 2020.
  4. Archives départementales du Rhône — 437W173, lettre de Jean Marchiani au préfet régional, 14 mars 1944.
  5. William Robin-Detraz, « Haut-lieu et appropriations de la mémoire des tirailleurs sénégalais : le Tata de Chasselay (69) », Bulletin de l’association des géographes français, no 97‑3, 2020.
  6. Julien Fargettas, La Fin de la « Force noire ». Les soldats africains et la décolonisation française, Paris, Les Indes savantes, 2018.
  7. Pour un aperçu de l’état de la nécropole au début des années 1990, voir le premier documentaire scientifique fait par Patrice Robin et Evelyne Berruezo, Le Tata. Paysages de pierres, Documentaire (Association pour la diversité culturelle, 1992), http://tirailleurs-senegalais.fr/
  8. https://louisthomasachille.com/afrique/les-amis-de-presence-africaine
  9. http://africa50lyon.org/qui-sommes-nous/
  10. Reportage FR3 du 11/11/1996. Source : INA
  11. https://www.vie-publique.fr/discours/269594-emmanuel-macron-15082019-debarquement-de-provence
  12. « Un tirailleur africain réhabilité quatre-vingts ans après », Journal télévisé de TF1 du weekend, 05/02/2022.
  13. Note aux rédactions du ministère des Armées relative au « Déplacement de Mme Geneviève Darrieussecq, ministre déléguée auprès de la ministre des Armées, chargée de la mémoire et des anciens combattants à Chasselay (69) », 26/01/2022
  14. Armelle Mabon, « Hommage ou outrage ? », Le Club de Mediapart (blog), 19/06/2022.
  15. Justine Brabant, « Tirailleurs sénégalais : le ministère des Armées a inventé des « recherches génétiques » », Mediapart, 9/11/2022.
  16. Julien Barletta, « Tirailleurs sénégalais : “Le ministère des Armées a inventé des recherches génétiques” », Lyon Capitale, 11/11/2022.
  17. Billet de l’AHTIS du 01/12/2022, http://ahtis-association.blogspot.com/ ; Armelle Mabon, « ‘‘Tata’’ de Chasselay : hommage ou outrage ? #2 ». Le Club de Mediapart (blog), 13/11/2022
  18. Dominique Durand, « La fausse polémique à propos des recherches génétiques des tirailleurs sénégalais inhumés à Chasselay, dans le Rhône », France 3 Auvergne-Rhône-Alpes, 10/11/2022 ; Simon Alves, « Tata sénégalais de Chasselay : quand le travail de mémoire tourne au règlement de comptes entre historiens », Le Patriote Beaujolais, 10/11/2022 ; Journal de 8 h 45, France Culture, « Quand le travail de mémoire tourne au règlement de compte entre historiens », 11/11/2022 ; Julien Barletta, « Nécropole de Chasselay : entre rivalités d’historiens et vérités historiques », Lyon Capitale, 4/12/2022.
  19. Martin Mourre, Thiaroye 1944. Histoire et mémoire d’un massacre colonial, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. Pour un résumé du débat historiographique autour de Thiaroye, voir A. Anthony Guyon, Les tirailleurs sénégalais. De l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours, Paris, Perrin/Ministère des Armées, 2022, p. 263-269.
  20. François-Xavier Destors et Marie Thomas-Penette, « Thiaroye 44 : enquête sur un massacre de tirailleurs au Sénégal », France 24, 13/05/2022.
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