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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

A propos du film « Tirailleurs » (3) :
La question des expérimentations médicales
sur les tirailleurs de la Grande Guerre

Une grande partie de la mortalité des tirailleurs africains dans la Première Guerre mondiale ne s'est pas produite lors des opérations sur le Front mais à l'arrière, dans des camps d'hivernage ou des hôpitaux. Quelles en sont les raisons ? Ci-dessous un article d'Adrien Vial portant sur les tirailleurs sénégalais qui ont servi de cobayes au camp du Courneau en Gironde lors d'expériences pour la mise au point de vaccins. Quand ce camp fut évacué vers la fin de la guerre, les tirailleurs survivants furent dirigés vers d'autres camps du Midi de la France. Les historiens Gilles Manceron et Alain Ruscio soulignent que le souvenir des soldats africains morts à la fin de la Première Guerre mondiale à Fréjus, Menton, Nice, Marseille, Toulon et ses environs et dans des hôpitaux de tout le Midi, dont l'Ariège, reste absente de la mémoire française.

Quand les tirailleurs sénégalais servaient de cobayes



par Adrien Vial, publié par Afrique XXI le 12 octobre 2022.
Source

Adrien Vial est journaliste indépendant.

En 1916, alors que des centaines de soldats africains meurent emportés par la pneumonie dans le camp insalubre du Courneau, en France, un médecin militaire va tester sur eux, sans expérimentation animale préalable, un vaccin de sa conception. Un épisode peu connu qui a une résonance particulière en cette période de pandémie.

Ces images du camp du Courneau datant de la Première Guerre mondiale ont été généreusement fournies par Jean-Pierre Caule. DR
Ces images du camp du Courneau datant de la Première Guerre mondiale ont été généreusement fournies par Jean-Pierre Caule. DR

Vivifiée par la crise sanitaire mondiale de ces deux dernières années, la question de la vaccination a alimenté une grande variété de débats, polémiques et rumeurs diverses, entre craintes réelles et complotisme féroce. En Afrique plus qu’ailleurs, les laboratoires et les firmes pharmaceutiques sont régulièrement soupçonnés de franchir sans complexe les lignes rouges de l’éthique médicale pour pratiquer l’expérimentation humaine. Le continent serait un terrain de jeu pour apprentis sorciers sans foi ni loi profitant de populations peu ou mal informées. Chacun garde en tête le roman du Britannique John Le Carré, The Constant Gardener (La Constance du jardinier), paru en 2001 et adapté au cinéma en 2005, dans lequel des tests de médicaments sont menés en dehors de toute légalité au Kenya.

Fiction ? Délire paranoïaque ? Malheureusement, l’histoire enseigne que, depuis longtemps, des Africains servent de cobayes, en toute connaissance de cause, pour des entreprises ou des pays occidentaux. Patrie de Louis Pasteur (1822-1895), la France ne fait pas exception. Outre d’incommensurables richesses, l’empire colonial offrait des corps à profusion, des corps dont les scientifiques pouvaient disposer comme bon leur semblait. Dès le début du XXe siècle, les « tirailleurs sénégalais » firent les frais d’expérimentations sauvages, sous la houlette de l’armée et de l’Institut Pasteur. Ce fut notamment le cas dans le camp du Courneau, à La Teste-de-Buch, en Gironde, non loin de Bordeaux. Brillamment racontée dans le documentaire Une pensée du Courneau (Grand Angle Productions, 2011) par le réalisateur Serge Simon, cette affaire peu connue fait écho à des questionnements éthiques très actuels.

Tout commence en 1910 avec la parution de l’essai en quatre tomes du lieutenant-colonel Charles Mangin célébrant cette « force noire » qui pourrait pallier les déficits humains de l’armée française1. Quelques années plus tard, on le sait, la Grande Muette s’empare de l’idée et recrute de gré ou de force 200 000 soldats africains – les fameux « tirailleurs sénégalais » –, dont 134 000 seront appelés à se battre sur le territoire français lors de la Première Guerre mondiale.

Près d’une ancienne rizière toujours humide

Très vite, dans le courant de la guerre, il apparaît que cette « force noire » habituée aux températures tropicales craint particulièrement le froid et l’humidité qui règnent en Europe durant l’hiver. Les militaires le savent, un soldat épuisé par la fièvre n’est d’aucune utilité sur le champ de bataille : c’est en bonne santé que l’on souhaite envoyer les hommes à la mort !

Des solutions à ce problème, il y en a plusieurs. La plus sage serait certainement de permettre à tous les tirailleurs d’hiverner en Afrique du Nord, dans les colonies françaises les plus proches. Une autre possibilité, moins coûteuse, est de les rassembler dans des camps situés dans le sud de l’Hexagone, où les températures sont réputées plus clémentes. Pour ce faire, deux camps vont être construits. L’un sur la commune de Fréjus, au bord de la Méditerranée, et le second à La Teste, non loin de la dune du Pilat.

Choisi parmi trois sites possibles en Gironde, le Courneau est sélectionné car il offre à la fois une alimentation en eau potable – la canalisation Cazaux-Arcachon – et une liaison ferroviaire aisée avec Bordeaux depuis la gare de La Teste. Que le terrain soit situé près d’une ancienne rizière toujours humide, voire marécageuse en hiver, ne semble inquiéter personne. Les travaux commencent en mars 1916. En trois mois, c’est un camp pouvant accueillir 16 000 hommes qui sort de terre. Dans la partie Ouest est installé le commandement, ainsi qu’un dépôt de munitions et un magasin des subsistances. La partie Est est, elle, divisée en deux : le camp Sud et ses huit groupes de baraquements pouvant accueillir chacun un bataillon de 1 250 hommes, le camp Nord et ses neuf groupes de dix baraquements. Les « baraques Adrian », préfabriqués en bois démontables très communs durant la Première Guerre mondiale, y sont abondamment utilisées.

Le camp du Courneau. DR.
Le camp du Courneau. DR.

Le camp est gigantesque, mais il se révèle, dès son ouverture, totalement inadapté. En juin 1916, 54 soldats y sont déjà morts de maladies pulmonaires et ont été enterrés dans le cimetière d’Arcachon. « Ce n’est qu’en août 1916 que l’hôpital du Courneau sera construit, précise Jean-Pierre Caule, un historien amateur qui mène des recherches sur sa commune, La Teste-de-Buch, depuis plusieurs années. Avant, les tirailleurs étaient traités dans les hôpitaux de la région. » Parmi les causes de cette forte mortalité, ces baraques Adrian qui résistent mal à des intempéries rendues plus virulentes par l’abattage des arbres et un sol continûment détrempé.

« Le camp de la misère »

Mises au courant d’une situation qui menace de s’aggraver avec l’hiver, les autorités réagissent en tentant de mieux isoler les bâtiments, font drainer le terrain et creuser des puisards. Mais, comme le rappelle Serge Simon dans son documentaire, ces efforts ne sont guère efficaces. Au mois de septembre 1916, 230 tirailleurs sont morts, pour la plupart emportés par la pneumonie. Le camp du Courneau, surnommé localement le « camp des Nègres », devient bientôt le « camp de la misère ». Désormais, les corps ne sont plus inhumés à Arcachon mais non loin du camp, sur une parcelle du Natus. « Toutes les photos du camp auxquelles on peut avoir accès aujourd’hui datent d’avant octobre 1916, explique Jean-Pierre Caule. Après, la censure est de mise et les photographes sont interdits d’accès au Courneau. »

En septembre 1916, le sous-secrétaire d’État à la Santé militaire, Justin Godart, est informé de la situation par un rapport alarmant du médecin-inspecteur R. Blanchard. Dans son essai Histoire de l’expérimentation humaine en France, discours et pratiques, 1900-1940 (Les Belles Lettres, 2007), l’épidémiologiste et historien des sciences Christian Bonah écrit :


« Outre les conditions de cantonnement particulièrement déplorables de la Somme, Blanchard attire l’attention de ses supérieurs sur “un nombre important de malades parmi les Sénégalais, Soudanais et autres Africains, qui presque tous sont atteints d’affection des voies respiratoires”. L’agent infectieux semble être presque toujours le pneumocoque. En prévision des pluies d’automne qui risquent de transformer certains camps “en véritables marécages”, l’inspecteur “jette ce cri d’alarme puisque les affections respiratoires [dans les conditions de l’hiver] deviendront infiniment fréquentes et on verra s’abattre sur les troupes noires une effroyable mortalité” ».


Pour Blanchard, la seule solution susceptible d’enrayer cette évolution consiste à évacuer les tirailleurs sur l’Algérie ou le Maroc en attendant le retour de la saison chaude. Il écarte la piste du vaccin, qui représente pour lui à la fois un « vain espoir » et un « prétexte illusoire ». Un autre homme n’est pas de cet avis : il s’agit du médecin du camp du Courneau, le médecin major Kérandel, qui propose de son côté de produire un vaccin. Confrontées à deux avis radicalement opposés, les autorités tranchent en faveur de Kérandel, qui est alors détaché à l’Institut Pasteur avec pour objectif de fabriquer au plus vite ledit vaccin.

Un vaccin à tout prix

En matière de traitement antipneumococcique, le docteur Kérandel peut s’appuyer sur un précédent. Cinq ans plus tôt, en 1911, le bactériologiste et immunologiste britannique Almroth Wright a effectué des essais de vaccination sur des mineurs du Rand, en Afrique australe. Deux années d’expérimentations touchant quelque 80 000 Africains ont donné des résultats encourageants : « une diminution de 50 % de la morbidité et de la mortalité par pneumonie », souligne Christian Bonah. Cependant, Kérandel modifie la manière de produire les bactéries comme celle de les rendre avirulentes pour réaliser son vaccin. Commentaire de Serge Simon dans Une pensée du Courneau : « Kérandel travaille vite, trop vite. » Plus compréhensif, Jean-Pierre Caule explique l’attitude du médecin par l’urgente nécessité de sauver des vies : « Face à la forte mortalité, il n’a pas le loisir de faire des test sur des animaux. C’est pour cela qu’il opte pour cette solution, en prenant tout de même beaucoup de précautions. »

Il ne se passe qu’un mois avant que le médecin lance une première série d’essais, entre le 14 et le 23 octobre 1916, sur 82 malades sénégalais issus du camp de Fréjus en cours de traitement à l’hôpital pour des affections bénignes. Quelques cas de fièvre sont signalés, mais, pour Kérandel, l’expérience est concluante, et le vaccin « peut être employé à très forte dose sans provoquer aucun trouble ». Ce qu’il n’hésite pas à faire, procédant dans la foulée, au mois de novembre, à une vaccination préventive sur 1 200 tirailleurs du camp de Fréjus.

Aucune réaction anormale n’étant constaté, il en conclut que son vaccin ne présente pas de risque. Reste à savoir s’il est efficace… et il serait heureux qu’il le soit. Le 9 décembre 1916, le député sénégalais Blaise Diagne interpelle le gouvernement sur les conditions d’insalubrité du camp du Courneau, où l’on compte chaque jour plusieurs morts. De 300 en novembre 2016, le sinistre décompte passe à plus de 500 en janvier 1917…

Des humains pour cobayes

Au ministère, le sous-secrétaire d’État à la Santé militaire Justin Godart, qui a été contraint d’enterrer le rapport Blanchard pour laisser agir Kérandel à sa guise, sort de ses gonds quand il apprend que celui-ci a testé son vaccin sur des humains, sans aucune expérimentation animale préalable. « Dès le premier rapport, ma surprise fut grande de voir que ce médecin ayant préparé un vaccin par une méthode encore inutilisée pour le pneumocoque avait, sans instituer des expériences préalables chez des animaux, procédé sans mon autorisation à de véritables expériences sur des indigènes au camp de Fréjus, porteurs d’affections bénignes quelconques », écrit alors Godart, qui, choqué, s’en remet à la Commission supérieure consultative d’hygiène et d’épidémiologie militaire (CSCHEM). Celle-ci se réunit le 27 janvier 1917 pour statuer sur le cas Kérandel et décider des suites à donner à l’affaire.

Le médecin-major Teissier écrira plus tard : « Il apparut que le fait d’entreprendre des expériences sur des soldats noirs, même en temps de guerre, et bien qu’aucun incident réel n’eût été observé, dépassait les limites permises de l’expérimentation ». Il soulignera aussi « que la responsabilité morale du sous-secrétaire d’État se trouvait engagée sur une question qui pourrait trouver l’opinion publique particulièrement sensible ». Mais la Commission se heurte à un autre problème : si elle empêche Kérandel d’agir, ne risque-t-elle pas d’être accusée d’inaction alors que la maladie emporte chaque jour un ou deux tirailleurs ?

Devant l’infirmerie du camp. DR.
Devant l’infirmerie du camp. DR.

Les débats sont tendus, mais Justin Godart est isolé : s’il peut compter sur le soutien des quatre médecins civils des facultés parisiennes, il ne peut obtenir de majorité, les quatre membres de l’Institut Pasteur étant très liés aux quatre médecins militaires qui composent le reste de la CSCHEM. S’appuyant sur le précédent Almroth Wright, la Commission finit par statuer en faveur de la poursuite des essais vaccinaux. Justin Godart n’obtient guère plus qu’une petite victoire sur les termes utilisés dans le communiqué final : « Il est une expression que M. le président vient d’employer et que je voudrais voir disparaître, c’est la formule “continuer des expériences”, dit-il. Devant la sensibilité de l’opinion publique sur ces questions, je ne voudrais pas qu’on puisse nous reprocher de faire des expériences sur des Noirs, parce que ce sont des hommes qui ne peuvent, ni discuter, ni refuser ces méthodes préventives. »

Plus de mille morts

Pourtant, c’est bien d’expériences qu’il s’agit, puisque le protocole de Kérandel diffère radicalement de celui d’Almroth Wright. Dans Une pensée du Courneau, Serge Simon soutient que 6 000 lots de vaccins déjà prêts, produits par l’Institut Pasteur, ont pu peser lourd sur le choix de la commission. Jusqu’à l’été 1917, Kérandel va poursuivre ses vaccinations expérimentales au camp du Courneau, au gré des allées et venues des tirailleurs – sans jamais pouvoir enrayer la forte mortalité. Sa troisième série d’essais en avril-mail 1917 est plus limitée – elle porte vraisemblablement sur une cinquantaines de tirailleurs, la plupart ayant été renvoyés au front.

Si le vaccin ne tue pas, il ne protège pas non plus. En juillet 1917, après plusieurs rapports sur l’insalubrité du camp, l’ordre d’évacuation est donné. En moins de deux ans, sur les 27 000 soldats passés par le Courneau, plus de 1 000 seraient morts de maladies, « entre 1 200 et 1 300 dans la région », selon Jean-Pierre Caule. 956 corps reposent encore aujourd’hui à la nécropole du Natus, 250 auraient été enterrés à Arcachon, et les autres entre Mont-de-Marsan et Bayonne. Les recherches de Jean-Pierre Caule et du service de documentation de la Teste ont permis d’identifier une grande majorité d’entre eux, parmi lesquels 306 Maliens, 211 Ivoiriens, 118 Guinéens, 94 Burkinabè, 78 Sénégalais, 69 Béninois, 24 Nigériens, 11 Mauritaniens, etc. En France, sur les 30 000 tirailleurs morts pendant la Première Guerre mondiale, la moitié ont été tués par la maladie.

Des essais sur du « matériel humain » dans les colonies françaises, il y en aura d’autres : pour tester le BCG contre la tuberculose dans les années 1920, à Dakar ; pour mettre au point le vaccin sur la fièvre jaune (en Tunisie) dans les années 1930 ; pour tester la lomidine contre la maladie du sommeil, notamment à Gribi (Cameroun), en 1954… Plus récemment, des essais médicamenteux ont été remis en cause, comme ceux sur la trovafloxacine pour lutter contre la méningite, en 1996, au Nigeria, ou ceux sur le Ténofovir pour prévenir l’infection au VIH dans le même pays, dans les années 2000.

Les mentalités ont-elles changé à ce sujet ? Pas sûr. « Si je peux être provocateur, est-ce qu’on ne devrait pas faire cette étude en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation ? Un peu comme c’est fait d’ailleurs pour certaines études sur le sida. Chez les prostituées, on essaye des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées et qu’elles ne se protègent pas », suggère sur la chaîne LCI Jean-Paul Mira, chef du service de réanimation de l’hôpital Cochin, le 2 avril 2020, à Camille Locht, directeur de recherche à l’Institut Pasteur de Lille. Lequel répond : « Vous avez raison. D’ailleurs, on est en train de réfléchir en parallèle à une étude en Afrique avec le même type d’approche, ça n’empêche pas qu’on puisse réfléchir en parallèle à une étude en Europe et en Australie. » Les deux seront contraints de s’expliquer, Jean-Paul Mira exprimant ses « excuses les plus sincères » à celles et à ceux « qui ont été heurtés, choqués, qui se sont sentis insultés » par ses propos.

Sources

• Une pensée du Courneau, film de Serge Simon, Grand Angle Productions, 2011, 52 minutes.

• Histoire de l’expérimentation humaine en France, discours et pratiques, 1900-1940, de Christian Bonah, Les Belles Lettres, 2007, 423 pages.


La suite négligée de cette expérimentation ?
La mort des soldats africains au camp de Fréjus
et dans ceux du Sud de la France

par Gilles Manceron, le 7 avril 2020 pour le site histoirecoloniale.net

Pendant la Grande Guerre, plus de 950 tirailleurs dits « sénégalais » — en fait, originaires de toute l’AOF — moururent et furent inhumés au Courneau et les leurs restes furent transférés ensuite dans une fosse commune à la nécropole du Natus, près de La Teste-de-Buch. Mais, quand le camp du Courneau fut évacué fin 19172, les tirailleurs survivants furent dirigés vers d’autres camps d’hivernage du Midi de la France, le principal étant celui de Fréjus.

Que sont devenus ces hommes ?

Les Archives nationales du Mali conservent les listes de soldats maliens (soudanais à l’époque) morts pour la France en 1914-1918, qui sont au nombre de 11 262 : une liste recense 8 673 hommes « identifiés » et une autre 2 589 morts déclarés « non identifiés », mais nominale et classée par l’ordre alphabétique de leurs prénoms, dans le Livre d’or des militaires indigènes du Soudan français morts pour la France, établi en 1929-1931, cotes 3 N 15 et 3 N 83. Cette dernière liste correspond à des soldats « dont le matricule n’est pas connu », mais celle-ci mentionne leurs noms et prénoms, leur date et lieu de naissance, leur unité, leur grade (suivi d’un point d’interrogation) et la date et le lieu de leur décès. Cette seconde liste est reproduite intégralement, sur 56 pages, par l’historien malien Bakari Kamian dans son livre Des tranchées de Verdun à l’église Saint-Bernard. 80 000 combattants maliens au secours de la France (1914-18 et 1939-45), Karthala, 2001, pages 378 à 434.

9782845861381-475x500-1.jpgCette seconde liste reproduite dans ce livre recense 112 tirailleurs morts au Courneau, Arcachon ou en Gironde, mais bien davantage, près de 450 morts, dans l’ensemble des camps d’hivernage du Midi méditerranéen. 255 à Fréjus, la plupart — 219 — étant morts entre 1917 et 1919. Et aussi 89 à Menton, 10 à Nice, 60 à Marseille et 14 à Toulon et ses environs, soit 428 décès dans ces seules cinq localités.

Ces lieux, lors de la Première Guerre mondiale, n’étant pas des lieux d’opérations militaires, aucun combat ne peut expliquer leur nombre. Cette mortalité élevée dans les camps d’hivernage de Fréjus, de Menton et de tout le Midi de la France, surtout après 1917, est à questionner en relation avec les expérimentations médicales qui ont été infligées alors aux soldats africains.

Si la mémoire du camp du Courneau est réapparue récemment, celle des soldats africains, beaucoup plus nombreux, qui sont morts à la fin de la Première Guerre mondiale à Fréjus, à Menton et dans des hôpitaux de tout le Midi méditerranéen est complètement absente de la mémoire française. Ce point aveugle de la mémoire nationale est à mettre en rapport avec la persistance de la vieille idée coloniale, resurgie à l’occasion de la pandémie du coronavirus, selon laquelle il est normal de se servir des Africains comme cobayes.


Les vaccinations de soldats africains en 1916-1917

par Alain Ruscio, extrait de L’encyclopédie de la colonisation française (Les Indes savantes).

De fin 1915 à la fin de la guerre, des dizaines de milliers de colonisés furent ramenés, quelques mois d’hiver, à l’arrière (camps dits d’hivernage), afin de soigner leurs blessures et de les protéger du froid. Cette mesure, aux allures humanitaires, était en fait utilitaire : ces indigènes, venus des pays de la zone tropicale, étaient inaptes au combat durant les mois les plus froids, physiquement diminués, on dut en amputer certains.

Il y eut deux cas, au moins, où les scientifiques utilisèrent ces soldats comme cobayes — quel autre mot employer ? — afin de tester des vaccins : contre la pneumococcie et contre le tétanos.

Tant il est vrai, comme le soutinrent à cette époque les professeurs Laroche et Mazet devant leurs collègues de l’Académie de médecine, que le « peu d’intensité des réactions vaccinales » prouvait amplement que « le système nerveux des races noires est beaucoup plus calme que celui de la race blanche » (séance du 19 mars 1918)3.

Les faits

La pneumonie a toujours été une ennemie, souvent mortelle, des indigènes recrutés dans des zones chaudes, où cette maladie était auparavant rarissime, voire inexistante. « De l’avis de tous les médecins qui ont assisté au recrutement des troupes noires en Afrique Occidentale française, la pneumonie commence à sévir dès le premier rassemblement des recrutés venus de tous les points de la colonie et la mortalité est déjà considérable : 2 à 3% de l’effectif ». Proportion doublée dès les premiers temps d’arrivée en France. De sorte que « comme résultat global, on peut dire que les épidémies pneumococciques initiales, épidémies de rassemblement et d’acclimatement occasionnent des pertes qui peuvent atteindre 5 et 6% de l’effectif recruté, si on totalise les perles au Sénégal et en France » . Quel état-major accepterait de perdre ainsi plusieurs milliers de combattants avant même qu’ils aient été dirigés vers le front ?

Au camp du Courneau, 400 baraques en bois et un hôpital de campagne pour les « tirailleurs sénégalais »
Au camp du Courneau, 400 baraques en bois et un hôpital de campagne pour les « tirailleurs sénégalais »
À partir de l’hiver 1915-1916, les autorités décidèrent de ramener vers le sud des unités de tirailleurs indigènes, dans des camps d’hivernage, à Fréjus, Saint-Raphaël et au Courneau, à La Teste-de-Buch, près d’Arcachon, sur la côte atlantique. Ce dernier était réservé aux seuls Africains (dits Sénégalais). 15 000 y séjournèrent, à un moment ou à un autre. Le Courneau eut vite une sinistre réputation. Les conditions de vie, la promiscuité (certains baraquements, mal isolés, accueillant une centaine de soldats), l’hygiène déplorable, l’humidité permanente, furent porteuses d’une surmortalité alarmante. En septembre 1916, le médecin inspecteur des armées R. Blanchard4 y fit une visite. Il rédigea un rapport alarmant. Le 9 décembre 1916, le député du Sénégal Blaise Diagne — qui sans doute avait eu connaissance de ce rapport — signala que, « chaque jour », 27 tirailleurs étaient admis à la modeste unité médicale, et 3 mouraient. Toutes les estimations ultérieures confirment cette hécatombe : entre mai 1916 et septembre 1917 (veille du transfert vers Fréjus), il y eut 917 morts africains.

Or, en dehors même de toute considération humanitaire, c’était bel et bien pour redevenir des combattants que ces indigènes avaient été retirés du front.

La direction de l’Institut Pasteur (alors le Dr Émile Roux) dépêcha sur place un autre médecin, le Dr Joseph Kernaudel, chargé d’étudier les possibilités d’inoculer aux malades un vaccin antipneumococcique, jusque-là expérimenté sur les seuls animaux. À son retour, il conclut à la faisabilité. Un conflit éclata alors entre les autorités médicales, menées par le Dr Roux, et le politique chargé de la santé des troupes, le sous-secrétaire d’État Justin Godart. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, ce furent les scientifiques qui insistèrent et l’homme politique qui opposa des arguments éthiques : le simple concept d’une expérimentation sur des êtres humains lui paraissait inacceptable. Consultée, la commission supérieure de santé militaire autorisa finalement l’expérience.

Entre octobre et novembre 1916, Kerandel, cette fois à Fréjus, injecta des doses croissantes à près de 1 300 individus sénégalais.

Justin Godart revint à la charge : « Il est une expression (…) que je voudrais voir disparaître, c’est la formule “continuer des expériences”. Devant la sensibilité de l’opinion publique sur ces questions, je ne voudrais pas qu’on puisse nous reprocher de faire des expériences sur des Noirs, parce que ce sont des hommes qui ne peuvent, ni discuter, ni refuser ces méthodes préventives » (Commission d’hygiène et d’épistémologie, 27 janvier 1917)5.

Expériences ? C’était pourtant le mot approprié

Si cette affaire resta secrète, une autre suscita un début de polémique — vite étouffée. Il s’est agi de la vaccination contre le tétanos.

Le 25 juin 1917, le Dr Roux présenta avec une certaine ferveur à ses collègues de l’Académie des Sciences les résultats des recherches de ses collègues, les Drs H. Vallée et L. Bazy sur la vaccination active de l’homme contre cette affection, qui elle aussi faisait, comme on peut le deviner, des ravages parmi les troupes. Le Dr Roux présenta d’abord les résultats — encourageants — d’une expérimentation sur les lapins. Puis il annonça : « Sept blessés ont été soumis à la vaccination, tous de race noire » (Académie des Sciences, 25 juin 1917)6. Contrairement à la première, cette affaire ne fut nullement cachée. Dès le lendemain, Le Figaro, par exemple, l’annonçait même avec une certaine fierté : « L’injection ainsi préparée a été faite à sept blessés noirs, menacés de tétanos, et elle a donné les meilleurs résultats » (Le Figaro, 26 juin 1917)7.

Trois jours plus tard, le député Blaise Diagne, infatigable, se fit porteur de la protestation, toujours à la tribune de la Chambre : « Je vais vous lire maintenant deux extraits du journal Le Pays, à la date du 28 juin 1917, contenant une “Information sur la science à propos du tétanos “, et vous allez voir avec quelle inconscience amusante — ce n’est d’ailleurs qu’à ce seul titre que je vous apporte le fait — on traite des questions qui intéressent les militaires d’origine coloniale. À propos de la découverte d’un nouveau sérum fait dans les laboratoires de l’École nationale vétérinaire, l’informateur du journal écrit : “On ne se rend pas assez compte des superbes travaux qui sont entrepris dans notre grande école nationale vétérinaire où, grâce à des facilités d’expérimentation sur des animaux qu’on peut sacrifier“ — retenez bien cela — “bien entendu, on est arrivé à des solutions inespérées de grands problèmes médicaux“. Après avoir signalé ces expériences sur des animaux que l’on doit pouvoir sacrifier, on lit : “Ce nouveau vaccin a été expérimenté, après tous contrôles désirables, sur des blessés de race noire qui avaient été gravement atteints en une zone du front reconnue, par ailleurs, extrêmement tétanigène“ » (Chambre des députés, 29 juin 1917).

Un de ses collègues, Victor Augagneur, ancien gouverneur général de Madagascar, crut bon de justifier cette mesure avec l’argument : « Il ne faudrait pourtant pas laisser croire qu’on s’est livré à des expérimentations sur des hommes de race noire. Voici sans doute ce que cette information veut dire : il est reconnu par tous les chirurgiens et par les médecins que les hommes de race noire sont plus sujets au tétanos que les hommes de race blanche. Il n’est donc pas extraordinaire que, voulant démontrer l’efficacité du vaccin, on dise qu’il réussit sur des noirs. Voilà ce qu’on a entendu exprimer, mais il ne s’agit pas d’expérimentations » (Chambre des députés, 29 juin 1917).

Qui fut convaincu ? Le camp du Courneau fut évacué fin 1917. Ceux des tirailleurs qui étaient encore malades ou convalescents furent dirigés sur Fréjus.

Mémoire du camp

La nécropole du Natus portant les noms des soldats morts au camp du Courneau
La nécropole du Natus portant les noms des soldats morts au camp du Courneau
Le camp a été rasé en 1928. Les dépouilles des tirailleurs furent dispersées dans différents cimetières de la région. Mais nul ne s’y intéressait et les tombes n’étaient pas entretenues. En 1948, la municipalité de La Teste décida de rassembler les restes et de les déposer dans une fosse commune à la nécropole du Natus. Y reposent depuis ce temps plus de 950 tirailleurs sénégalais, onze soldats russes et deux soldats français.

Stèle en hommage aux tirailleurs sénégalais morts au camp du Courneau
Stèle en hommage aux tirailleurs sénégalais morts au camp du Courneau

En août 2013, près d’un siècle donc après le martyre et souvent la mort de ces tirailleurs, un officiel français de haut niveau, Kader Arif, ministre chargé des Anciens combattants, se rendit en ce lieu pour honorer leur mémoire.

Sur ce sujet


• Marc Michel, L’appel à l’Afrique. Contributions et réactions à l’effort de guerre en AOF, 1914-1919, Paris, IHRIC, PublIcations de la Sorbonne, 1982.
• Dr Christian Bonah, « Les vaccinations conte le pneumocoque dans l’armée française pendant la Première guerre mondiale », Revue du Praticien, vol. 58, 15 septembre 2008.
• Jean-Michel Mormone & Patrick Boyer, 1914.1918. Le bassin d’Arcachon, La Teste de Buch, Publications de la Société historique et archéologique d’Arcachon et du pays de Buch, 2008.
• Éric Joly, Un nègre en hiver, Éd. Confluences, 2013.
• Voir aussi «  Soldats oubliés du Courneau  », dans le Monde diplomatique, novembre 2011.

Film :
• Serge Simon, Une pensée du Courneau, Télévision, FR 3 Aquitaine, diffusé le 9 novembre 2011.


La liste des articles publiés sur notre site
sur le thème des tirailleurs coloniaux


La liste avec les liens vers ces articles


  1. Charles Mangin, La Force noire, Hachette et Cie, 1910.
  2. Des décès de tirailleurs ont encore lieu au Courneau jusqu’à la fin de la guerre.
  3. A. Borrel, « Pneumonie et tuberculose chez les troupes noires », Annales de l’Institut Pasteur, 34è année, n°3, mars 1920 (Gallica).
  4. On trouve dans certaines études l’orthographe Blanchart.
  5. Cité par le Dr Bonah.
  6. « Sur la vaccination active de l’homme contre le tétanos. Note de MM. H. Vallée et L. Bazy, présentée par M. É. Roux », in Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, publiés par MM. les secrétaires perpétuels, Tome 164, janvier-juin 1917, Paris, Gauthier-Villars & Cie, Impr.-Libraires, 1917.
  7. « À l’Institut. Académie des Sciences ».
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