« Décadrage colonial »,
une exposition au Centre Pompidou
Comment la France de l’ancien Empire a-t-elle photographié ses colonies ? Quel était le rapport des artistes français avec le colonialisme ? Entre fétichisation et essentialisation, présentation de cette exposition avec sa commissaire, Damarice Amao.
Transcription du podcast pour la visite de l’exposition
[…] L’exposition « Décadrage colonial » qu’on ouvre aujourd’hui est une exposition qui revient sur nos collections de photographies de l’entre-deux-guerres dans le contexte du colonialisme français. La question du contexte colonial français est, dans l’histoire de la photographie artistique, un contexte qui est peu abordé, contrairement à d’autres questions politiques ou culturelles.
Donc, on a eu à cœur de regarder notre collection qu’on avait un peu de mal à présenter lors des accrochages, lors des expositions, parce que c’étaient des portraits de l’époque, de Noirs, de personnes venues d’Asie que l’on avait du mal à situer dans la production photographique. L’exposition est une occasion d’affronter cet embarras premier que suscitait toute une partie de cette collection, en faisant des recherches sur le contexte de production, en identifiant mieux le parcours des photographes. Puis, l’idée a été de mettre en perspective toute cette production, de dépasser la simple question de la fascination pour l’exotisme ou de la fascination pour l’ailleurs, en organisant cette exposition selon diverses problématiques : la question du dialogue avec l’ethnographie, comment les photographes de l’entre-deux-guerres accompagnent le renouveau de l’ethnographie. Ou encore, comment la photographie a été un support, un miroir pour la fétichisation des corps noirs, le plus souvent, ou encore de voir comment ces mêmes photographes, de manière consciente ou inconsciente, ont voulu utiliser leurs photographies dans l’idéologie nationale du grand Empire colonial français.
La particularité de l’exposition, d’un point de vue muséographique, c’est que le visiteur est à la fois invité à regarder des photographies qui sont issues de notre collection, la plupart des tirages d’époque de très grande qualité, très belles, on peut le dire, et aussi d’appréhender en même temps les contre-voix que nous avons voulu proposer à travers des écrans qui font défiler des extraits de textes d’Aimé Césaire, de Paulette Nardal. Donc, pendant la visite, le visiteur est invité à s’interrompre et à prendre un moment pour lire ces commentaires de l’époque. Il est possible aussi, au cours de l’exposition, d’entendre ces textes.
On a voulu les oraliser par des voix contemporaines, par deux figures du rap français qui sont Casey et Rocé, qu’on a choisis parce qu’ils sont eux-mêmes très mobilisés par ces questions. Ils interprètent les textes qu’il est possible de lire dans l’exposition,en leur donnant une tension très contemporaine qui permet aussi d’enrichir et de mieux saisir ces textes.
1 – Ne visitez pas l’exposition coloniale
Cette exposition s’inscrit dans des projets précédents où on s’intéressait au positionnement politique de gauche des artistes et des avant-gardes. Les surréalistes sont assez bien représentés dans notre collection en ce sens. On ouvre l’exposition avec un moment particulier, en 1931, avec l’exposition coloniale de Vincennes qui a lieu à Paris et qui est un événement fastueux qui propose aux visiteurs de faire le tour du monde, le tour de l’Empire colonial français en une journée.
Cette exposition coloniale de Vincennes, qui va rassembler près de 8 millions de visiteurs, est une cible d’attaques de la part des surréalistes, qui vont produire des tracts, des publications, même une contre-exposition qu’ils organisent avec le Parti communiste pour dénoncer à la fois l’exposition coloniale qu’ils critiquent comme une sorte de carton-pâte, comme une sorte de Luna Park qui ne permettrait pas véritablement de connaître les autres cultures.
Ce que les surréalistes ont compris très vite, c’est que la colonisation n’est pas seulement politique, n’est pas seulement économique, c’est aussi une colonisation des esprits, une colonisation culturelle. Et donc, toute l’œuvre des surréalistes, c’est de dénoncer comment nous sommes colonisés, comment les esprits sont colonisés par la publicité par exemple. Il faut savoir que l’exposition coloniale génère une productionassez incroyable d’objets dérivés, mais aussi d’ouvrages, de magazines. L’esprit des Français est matraqué par toute cette production. C’est ce que les surréalistes dénoncent à travers leur critique.
« De Clairvaux s’élève une voix que rien n’arrête
C’est le journal parlé
la chanson du mur
la vérité révolutionnaire en marche
Salut à Marty, le glorieux mutin de la mer Noire
Il sera libre encore, ce symbole inutilement enfermé
Yen-Bay
Quel est ce vocable qui rappelle qu’on ne bâillonne
pas un peuple, qu’on ne le
mate pas avec le sabre courbe du bourreau
Yen-Bay
À vous, frères jaunes, ce serment
Pour chaque goutte de votre vie
coulera le sang d’un Varenne
Écoutez le cri des Syriens tués à coups de fléchettes
par les aviateurs de la troisième République
Entendez les hurlements des Marocains morts
sans qu’on ait mentionné leur âge ni leur sexe
Ceux qui attendent les dents serrées
d’exercer enfin leur vengeance
sifflent un air qui en dit long
un air un air UR
SS un air joyeux comme le fer SS
SR un air brûlant c’est l’es-pérance c’est l’aire SSSR c’est la chanson c’est la chanson d’Octobre aux
fruits éclatants
Sifflez sifflez SSSR SSSR la patience
n’aura qu’un temps SSSR SSSR SSSR »
Louis Aragon, « Front rouge », 1931…
Cet engagement anticolonial est constitutif des surréalistes. Le mouvement surréaliste est créé en 1924, et dès 1925 il se mobilise contre une des guerres coloniales qui a lieu au Maroc : la fameuse guerre du Rif qui oppose les troupes coloniales françaises et espagnoles aux tribus berbères. Par ce biais, le mouvement se lie avec les militants de gauche, communistes, de la gauche radicale et notamment de quelqu’un comme Simone Caby-Dumas, que l’on présente dans l’exposition à travers un photomontage. Simone Caby-Dumas était une militante de gauche, une caricaturiste, ce qu’on appelle une maquettiste à l’époque, ce qu’aujourd’hui on appellerait une graphiste.
Simone Caby-Dumas a notamment réalisé un photomontage très critique sur l’exposition coloniale de Vincennes, qui a été publiée dans l’Almanach ouvrier et paysan, un magazine annuel qui était publié par le Parti communiste. Elle reprend les critiques qui étaient faites par les surréalistes sur l’exposition coloniale, mais elle les montre visuellement, avec des images d’exactions contre des colonisés qui ont voulu se révolter contre l’État colonial français et également des scènes étonnantes de lynchage qui sont plutôt issues du contexte états-unien, mais qui montrent que chez les surréalistes, mais aussi chez les militants de gauche, la cause coloniale vient rejoindre aussi les questions raciales.
Donc, que ce soit la question des colonisés ou la question de la ségrégation raciale aux États-Unis, ce sont des mêmes questions que vient d’une certaine manière résumer, par exemple, la figure de Nancy Cunard, que nous avons en portrait dans l’exposition. Sa fameuse Negro Anthology est une sorte d’ouvrage somme dans lequel elle rassemble toute la production noire des États-Unis, des Caraïbes, d’Afrique ; elle offre aussi un chapitre aux surréalistes et à leur engagement anticolonial dans cet ouvrage.
2 – Le spectacle ethnographique
Dans la deuxième section de l’exposition, on a choisi de se concentrer sur le dialogue entre la photographie et l’ethnographie, qui connaît un grand essor dans l’entre-deux-guerres. Il faut savoir que, de manière générale, la photographie dans l’entre-deux-guerres connaît de nombreux usages qui s’amplifient dans la presse, dans l’édition, ans le portrait, dans la publicité. L’ethnographie n’y échappe pas.
Cette discipline, qui existe depuis le 19ᵉ siècle, se renforce ou se modifie en s’appuyant sur la photographie à cette époque. Des ethnographes ont utilisé la photographie, mais l’ethnographie va aussi beaucoup faire appel aux productions de photographes qui voyagent pour alimenter leurs études, et c’est le cas d’une partie des photographies qui se trouvent dans notre collection. Je pense par exemple à Pierre Ichac, à Pierre Verger, qui ont beaucoup travaillé avec le Musée d’ethnographie du Trocadéro qui va être le musée qui, à Paris, va vraiment institutionnaliser l’ethnographie et aussi promouvoir la photographie d’avant-garde en organisant, à côté de leurs propres expositions autour de missions ethnographiques, des expositions de photographies.
Ces mêmes photographes qui vont travailler dans un cadre scientifique ou fournir des images pour le Musée d’ethnographie du Trocadéro, vont utiliser ces photographies pour les publier dans la presse magazine, comme des documents qui vont alimenter une certaine production journalistique exotique, sensationnaliste. Donc, on a des images qui vont changer de statut, à la fois être des objets documentaires pour l’étude ethnographique, mais aussi alimenter le spectacle de l’information.
« De la peur à l’espoir, du Démiurge à Dieu, que cherchons-nous ? Où allons-nous ?
Les primitifs, eux, ne vont nulle part. Ils n’ont pas de but. Ils sont arrivés. N’ayant pas quitté la perfection, ils n’ont pas à se perfectionner. Ce sont les derniers saints. Nos mérites nous habillent mal. Ils vont nus.
Voilà seulement ce que j’ai appris chez eux, car je ne suis pas ethnographe.
D’ailleurs, j’ose parfois me demander à quoi rime l’ethnographie. Monsieur le
professeur Wirz décide d’aller étudier les Kaya-Kayas. Il quitte Bâle et ses études, vient à Merauke en Nouvelle-Guinée, se déchausse, et s’enfonce, humble et pieds nus, parmi les tribus danseuses. Il revient et publie un livre pour dire : ils font comme ci, ils font comme ça.
Le Révérend Père Geurtjens, missionnaire à Okaba, chez les mêmes Kaya-Kayas, outré, publie immédiatement un autre livre pour dire : c’est pas vrai. Je lui pose une question assez nette pour qu’on ne puisse y répondre que par oui ou par non. Trouve-t-on des masques de danse chez les populations de Geelvink-Bay, la région qu’il évangélise ? La question a plus d’importance qu’il ne paraît. Il me répond : non. J’en avais vu un la veille, et photographié. Peu de temps après j’en achetai un autre. »
Jacques Viot, Déposition de Blanc, 1932.
Parmi les photographes qui sont exposés dans cette section, nous avons aussi les photographies de Thérèse Le Prat, photographe engagée au début des années 1930 par la Compagnie des Messageries maritimes dans un but d’abord commercial. La compagnie souhaite que Thérèse Le Prat fasse des photographies des destinations qu’ils desservent pour donner envie de voyager, pour faire la promotion de ces destinations touristiques. Pendant des années, elle va sillonner l’Empire français pour prendre des photographies et ces photographies vont être reconnues pour leurs qualités artistiques et leur qualité documentaire. Et elles vont être notamment relayées et publiées par des revues artistiques telles que Photos illustrations. C’est intéressant, car elle se distingue des deux autres photographes avec qui elle est présentée, c’est-à-dire que Pierre Verger ou Pierre Ichac ce sont des photographes qui vont dédier leur vie à ces voyages, à documenter les populations de l’ailleurs, tandis que Thérèse Le Prat a un parcours un peu différent.
Elle consacre les premières années à ce contrat aux Messageries maritimes : armée de son Rolleiflex, elle va photographier les populations de l’ailleurs. Mais après, elle va se consacrer aux photographies de théâtre et sa carrière va prendre un tout autre tournant. Les photographies que l’on présente de Thérèse Le Prat sont peu connues par rapport au reste de sa pratique.
3 – Vers un nouvel ailleurs photographique
Dans une autre section de l’exposition, on se concentre un peu plus sur l’approche esthétique des photographes et la façon dont elle se modifie dans les années 1930. Dans les années 1920, les photographes modernes ont plutôt été attirés par la ville, par la machine, par la technologie. Le courant de la Nouvelle Vision est assez exemplaire de cette approche des photographes, de la manière d’appréhender le monde moderne.
Les années 1930, peut-être sous l’effet des événements économiques et politiques, entraînent les photographes sur les chemins du voyage. Très souvent et pendant longtemps, dans l’histoire de la photographie de l’entre-deux-guerres, on a résumé cette attraction pour le voyage, par une fascination pour l’ailleurs et l’exotisme. On se rend compte au fur et à mesure des recherches de contextualisation, que certains partent par eux-mêmes, comme Roger Parry, qu’on montre dans l’exposition, ou Fabien Loris et d’autres, qui partent missionnés pour des commandes. Mais ce qui est intéressant de voir, c’est que ces nouveaux départs, ces routes, entraînent une nouvelle réflexion sur l’usage du médium photographique. D’une certaine manière, même si on en reste dans des clichés exotiques, on a la recherche d’un nouveau langage photographique. Par exemple, Pierre Ichac, à l’occasion de ses premiers voyages aériens dans le continent africain, va faire découvrir les paysages africains d’une nouvelle manière, par la vue aérienne.
On a tout un ensemble d’exemples dans la collection qui n’ont quasiment jamais été montrés et que nous présentons ici, à côté de photomontages, par exemple, de Pierre Boucher, qui va faire différents voyages au Maghreb. Il ne va pas revenir avec de simples images stéréotypées ou typiques de l’orientalisme. Il va s’aventurer dans une approche plus surréalisante, pour composer des images oniriques d’un Maghreb qui reste fantasmé, mais qui est reconstruit d’une autre manière, avec les moyens du photomontage.
On a peu de contrepoints visuels dans l’exposition, mais on en a quand même quelques-uns. On en a un exemple avec Fabien Loris. C’est un illustrateur, un grand voyageur. Il va partir avec Roger Parry pour divers voyages, un premier en Afrique et puis un deuxième vers Tahiti. Ce qui est intéressant avec Fabien Loris, c’est qu’il utilise le dessin et la photographie pour déconstruire véritablement les clichés, les stéréotypes exotiques. Il vient ansi traduire son regard très critique à l’égard du système colonial.
« Avec trente et un ans de recul Tahiti, l’île où l’on meurt d’amour, me semblait une aimable farce arrivée à ses ultimes répliques. Les blancs riches de cette île enchanteresse se jalousaient, se faisaient de tortueux crocs en jambes, de pernicieuses bourrades dans les dos, se cantonnaient dans des clubs ennemis. Ils s’émancipaient avec les lourdes beautés de l’île qui vous les rendaient mous comme chiffe en un tour de paréo. L’Aorai veillait paternellement sur le sommeil opiacé des chinois hermétiques. Je goûtais pleinement cette ambiance d’opéra-bouffe, surtout à une réception
chlorotique où je m’étais fourvoyé, réception donnée par le Gouverneur, sorte de gnome écrasé par un casque colonial hors de saison et de latitude, alourdi d’une épaisse moustache et d’un accent solidement auverpin d’un comique indiscutable.
Quelques molles vierges blanches, ectoplasmes sans saveur, s’essayaient à capter l’attention de blancs godelureaux. Ces jeunes gens guettaient indolemment la fin de cette réception en pensant à la virée de la nuit proche, tous entassés de bric et de broc avec les vahinés goulues, dans des autos découvertes, tous fonçant vers la pointe-Vénus au sable noir micacé pour se gorger jusqu’à la luette de voluptés nécessairement tropicales. »
Fabien Loris, « Colonies 1932 », publié dans la revue Siné Massacre, 1963.
4 – Corps modèle
En 1925, avec la Revue nègre, Joséphine Baker est devenue un phénomène médiatique sans précédent. C’est la superstar de l’époque et s’ensuit une immense profusion visuelle autour de cette artiste très importante. Néanmoins, dans l’exposition, nous avons voulu visibiliser des modèles qui ont été oubliés, alors qu’ils sont très présents dans les années 1930, qui sont issus tout autant du music-hall que du monde du théâtre, que du monde artistique en général.
C’est notamment le cas, par exemple, de l’acteur malien Habib Benglia, qui est un des premiers acteurs noirs à jouer le répertoire classique sur la scène théâtrale française. Ou encore, Féral Benga, ce partenaire de Joséphine Baker que l’on a redécouvert il y a peu de temps et qui a été énormément photographié, notamment par Carl Van Vechten. Ces modèles, dont nous montrons les photos, ont participé à ce processus photographique.
Mais dans les années 1930, les codes du portrait photographique se renouvellent. Pierre Verger, André Steiner ou encore Roger Parry se rendent dans des lieux du tourisme colonial, qui sont des lieux de violence sexuelle, pour prendre en photo des jeunes femmes dénudées qui, en revanche, elles, n’ont pas du tout la même agentivité. Elles n’ont pas la même prise sur la diffusion des images qui sont prises d’elles et qui vont se retrouver reproduites dans des revues très diverses et variées, qui sont autant des revues d’art mais aussi des magazines de charme.
C’est pour ça que nous avons choisi de mettre ces images en vitrine, pour rendre compte d’un renouvellement des codes du portrait photographique qui néanmoins réactive des préjugés, des stéréotypes beaucoup plus anciens sur la prétendue disponibilité sexuelle des femmes tahitiennes, marocaines ou autre.
Parmi les contrepoints de l’exposition, dans cette section, nous avons sélectionné plusieurs textes, dont des textes de Jeanne et Paulette Nadal. Ce sont deux sœurs qui arrivent en France pendant l’entre-deux-guerres, qui sont les premières étudiantes noires à étudier à la Sorbonne et qui sont extrêmement investies dans la mise en valeur des cultures et des littératures noires. Elles fondent ensemble la Revue du monde noir, une revue bilingue. En parallèle de cela, elles animent un salon littéraire à Clamart, où gravitent de nombreux penseurs-penseuses. Claude McKay, mais également Aimé Césaire, passent par ce salon qui est un lieu de réflexion qui contient tous les germes de la négritude telle qu’elle va être théorisée par Aimé Césaire quelques années plus tard.
« Huit heures du soir. Avant le théâtre, “quick lunch” dans un café du Quartier Latin, qu’illumine le bariolage barbare des tubes de néon. Tout à coup, entre la lumière et moi s’interpose la silhouette d’un Noir immense. Costume de général d’opérette. Drap noir sur lequel éclatent des brandebourgs imposants, épaulettes, casquette plate d’officier allemand, galonnée d’or et de rouge, et détail encore plus inattendu, monocle à cordonnet noir, encastré dans l’arcade sourcilière gauche.
Ce détail incongru, dans ce costume absurde n’arrive pas à donner au long visage ouolof l’effet du grotesque recherché. Pris en lui-même, il me rappelle curieusement certains visages blancs, au sourire grave et à l’air infiniment noble. Mais l’ensemble est indéniablement comique, et quand passe à côté de notre chasseur noir, vendeur de cacahouètes, son collègue métropolitain, éphèbe blond à la sobre livrée marron, et qui vend lui des cigarettes, le contraste est simplement révoltant. Car enfin, en acceptant de porter cette livrée ridicule qu’il n’a pas composée, il contribue à ancrer chez les Blancs le préjugé du noir : amoureux du grotesque, histrion, baladin, non perfectible. Toute chose fort désagréable aux Noirs assimilés qui se prennent au sérieux.
Poussée par la curiosité professionnelle, je n’hésite pas à lui poser une question dénuée de tact. Ne trouve-t-il pas pénible de porter ce costume
ridicule et de faire rire les gens ? La voix éraillée, un peu assourdie, il me répond avec beaucoup de bon sens : “Pas plus qu’un acteur comique au théâtre. J’ai d’ailleurs été acteur. J’aime autant faire ce métier ridicule que d’être chômeur ou de vivre des femmes”. Et puis, avec un sourire d’une inimitable finesse : “Les Blancs veulent qu’on les fasse rire. Moi, je veux bien. Au moins, je peux manger” ».
Paulette Nardal, « Guignol ouolof », dans L’Etudiant noir, 1935.
5 – Un Empire, un drapeau
Une des dernières sections de l’exposition est consacrée à la manière dont les photographes sont instrumentalisés et intégrés à l’idéologie coloniale française dans les années 1930. Cette idéologie coloniale française se renforce, évolue dans les années 1930 vers une attention plus précise à l’Empire colonial. L’exposition coloniale de 1931 proclamait avec faste, avec un certain esprit ludique, l’envergure de l’Empire colonial français : cet aspect de divertissement est peu à peu délaissé.
C’est symptomatique par l’organisation des Salons de la France d’Outre-Mer, qui prennent le relais de l’exposition coloniale et qui vont être des salons qui sont dédiés à cette grande France, « la plus grande France », telle qu’on l’appelle à cette époque. Mais une attention accrue est portée aux ressources, aux ressources économiques, aux ressources en hommes. Il ne faut pas oublier que nous sommes à l’approche de la Seconde Guerre mondiale et qu’on a bien conscience que les troupes coloniales sont très importantes pour la défense française.
Le premier Salon de la France d’Outre-Mer, organisé en 1935, va avoir à cœur de mieux faire connaître l’Empire colonial aux Français de métropole. Donc, on met en avant les avantages, les ressources de chaque région et on a des portraits qui vont mettre en valeur la diversité culturelle de cette France aux mille couleurs, aux mille visages, mais unie pour la défense de l’Empire français.
Donc, dans cette section on montre comment la France est présente dans les salons de la France d’Outre-Mer mais aussi par exemple dans l’exposition internationale qui a lieu à New York. Elle a même un pavillon de l’Outre-Mer à part, qui témoigne véritablement de l’importance de ces colonies.
On le voit dans les représentations de l’Empire. On a toujours ce même type de système visuel : la France est représentée dans une sorte de trombinoscope où sont représentés tous les visages de l’Empire, de l’actuel Mali à l’Océanie, en passant par les visages d’individus d’Indochine. Il y a ce même type de représentations en grille pour montrer « l’égalité » entre les différents peuples colonisés.
Sont mobilisés les photographes qui sont représentés dans nos collections, comme Pierre Verger, les photographes de l’Alliance-Photo, Denise Bellon, Pierre Boucher, André Steiner, René Zuber, dont les portraits qui ont été réalisés au cours de voyages dans les colonies sont réutilisés pour représenter cette grande France plurielle. Ce qui est intéressant, c’est que dans cette iconographie qui change à mesure que la propagande coloniale se renforce pour mettre en valeur les ressources que constituent les colonies et les peuples qui y vivent, on a des portraits de plus en plus « dignes », hiératiques, qui montrent de fiers Sénégalais, de fières femmes martiniquaises. Derrière cette iconographie « positive » on a des contrepoints, qui sont traduits notamment dans les textes de Léon-Gontran Damas ou d’Aimé Césaire. Qu’est-ce qui se cache derrière ces portraits ? Ces portraits cachent des conditions misérables, inadmissibles, où ces peuples colonisés, derrière ces belles images et ces beaux portraits, restent des subalternes.
« Aux Anciens Combattants Sénégalais
aux Futurs Combattants Sénégalais
à tout ce que le Sénégal peut accoucher
de combattants sénégalais futurs anciens
de quoi-je-me-mêle futurs anciens
de mercenaires futurs anciens
de pensionnés
de galonnés
de décorés
de décavés
de grands blessés
de mutilés
de calcinés
de gangrenés
de gueules cassées
de bras coupés
d’intoxiqués
et patati et patata
et cætera futurs anciens
Moi
je leur dis merde
et d’autres choses encore
Moi je leur demande
de remiser les
coupe-coupe
les accès de sadisme
le sentiment
la sensation
de saletés
de malpropretés à faire
Moi je leur demande
de taire le besoin qu’ils ressentent
de piller
de voler
de violer
de souiller à nouveau les bords antiques
du Rhin
Moi je leur demande
de commencer par envahir le Sénégal
Moi je leur demande
de foutre aux “Boches” la paix »
Léon-Gontran Damas, « Et cætera », extrait de Pigment, 1937.
6 – La vérité sur les colonies
La dernière section de l’exposition, qui s’intitule « La vérité sur les colonies », est une manière de boucler la boucle. On avait ouvert sur l’anticolonialisme des surréalistes et la convergence avec les mouvements radicaux de gauche. Ici, on s’attarde sur le regard qui est posé par des photographes engagés, comme Éli Lotar, comme Jacques-André Boiffard, qui vont avoir l’occasion de voyager, notamment au Maghreb, au Maroc.
Leur regard documentaire va être nourri par cette conscience de la condition difficile, misérable des colonisés, qui se traduit notamment dans les photographies qu’Éli Lotar prend sur le port d’El Jadida, sur les travailleurs, sur le chômage, sur la mendicité dans les rues. Cela montre aussi comment des photographes, avec une audience peut-être limitée, ont essayé de poser un regard vrai sur ces colonies.
Après ce grand tour de l’Empire, nous avons décidé de revenir à Marseille, cette ville seuil qui, avant Paris, était la capitale coloniale de la métropole, puisque c’est en 1922, donc avant l’exposition de 1931, qu’a eu lieu l’exposition coloniale à Marseille.
Nous avons notamment mis des photographies de Cartier-Bresson qui montrent des travailleurs, des dockers et donc la réalité des conditions de vie de cette diaspora qui habite dans les grandes villes de la métropole et qui y restent pour travailler. Ces photographies, nous les avons mises en dialogue avec des extraits de Romance in Marseille, un roman de Claude McKay. Claude McKay était un ami de Henri Cartier- Bresson, avec qui il a beaucoup correspondu, et un électron libre de l’Harlem Renaissance. C’est un écrivain qui passe beaucoup d’années en France, qui tombe sous le charme de Marseille et qui, dans différents de ses romans, fait la description de ce melting-pot à la fois afro-américain, antillais, sénégalais. Il redonne une dignité à ces populations marginalisées, déclassées et offre une description réaliste de leurs conditions de vie.
« Ils étaient dans un café de la Canebière. Ce soir-là, Ray avait rendez-vous avec un autre étudiant, un Africain de la Côte d’Ivoire. Il demanda aux Martiniquais de l’accompagner, voulant leur faire faire connaissance. L’autre refusa, disant qu’il ne tenait pas à fréquenter les Sénégalais et que le bar africain était d’ailleurs un bar des bas-fonds. Il crut devoir mettre en garde contre les Sénégalais :
— Ils ne sont pas comme nous, lui dit-il. Les Blancs se conduiraient mieux avec les Noirs si les Sénégalais n’étaient pas là. Avant la guerre et le débarquement des Sénégalais en France, c’était parfait pour les Noirs. On nous aimait et l’on nous respectait, tandis que maintenant…
— C’est à peu près la même chose avec les Américains blancs. Il faut juger la
civilisation d’après son attitude générale à l’égard des peuples primitifs et pas d’après des cas exceptionnels. Vous ne pouvez pas ignorer les Sénégalais et les autres Africains noirs, pas davantage que vous ne pouvez ignorer le fait que nos ancêtres étaient des esclaves. Dans les États, on se comporte comme vous. Les Noirs du Nord se sentent supérieurs aux Noirs du Sud et aux Antillais qui ne sont pas aussi teintés qu’eux de vernis civilisé. Nous autres, Noirs instruits, nous parlons beaucoup de la renaissance de la race. Je me demande comment nous parviendrons à la susciter.
D’un côté, nous avons contre nous l’insolence arrogante du monde, quelque chose de puissant, de froid, de dur et de blanc, comme la pierre. De l’autre, l’immense armée de travailleurs, notre race, c’est le prolétariat qui fournit. Savez-vous l’os, le muscle et le sel de toute race ou de toute nation ? Dans la course à la vie moderne, nous ne sommes que des débutants. Si cette renaissance dont nous parlons doit être autre chose que sporadique ou superficielle, il faut que nous plongions jusqu’aux racines de notre race pour la susciter. »
Claude McKay, extrait de Banjo paru dans Légitime Défense , 1932).
Un livre chez Textuel : présentation de l’éditeur
« Ne visitez pas l’exposition coloniale », ce tract de mai 1931 donne le ton de la vive dénonciation par le groupe surréaliste de la politique impérialiste de la France. Alors que l’exposition coloniale est inaugurée en grande pompe est organisée la contre-exposition intitulée « La vérité sur les colonies ». Cet ouvrage met en lumière un chapitre mal connu du combat des avant-gardes à travers une iconographie subversive.
192 pages, 45 euros.
Lire aussi sur notre site :
• L’exposition coloniale de 1931 par Charles Robert Ageron
• L’Exposition coloniale de 1931, apogée du discours colonial, par Alain Ruscio
• Sur le livre d’Alain Ruscio : « Aragon et la question coloniale », par Christiane Chaulet Achour