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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

L’invention du Sahel,
par Jean-Loup Amselle

Dans L'invention du Sahel, publié en 2022 par les Editions du Croquant, l'anthropologue Jean-Loup Amselle se livre à l'analyse critique d'une catégorie qui parait aujourd'hui aller de soi. Il montre qu'elle fut inventée par les colonisateurs qui essentialisèrent au début du XXe siècle comme primitive et dangereuse une région de l'Afrique n'ayant en réalité d'existence que bio-climatique. Il questionne aussi ses usages politiques contemporains, tant en France que dans les Etats africains concernés. Nous publions la présentation de ce livre par l'éditeur, sa recension par Fabrice Formoso ainsi que sa table des matières.

L’Invention du Sahel, par Jean-Loup Amselle


Editions du Croquant, 15 €.
Editions du Croquant, 15 €.

Anthropologue, Directeur d’études émérite à l’EHESS, ancien rédacteur en chef des « Cahiers d’études africaines », spécialiste du Mali et de l’étude de l’ethnicité, de l’identité et du métissage.

Présentation de l’éditeur



Le Sahel est une catégorie, comme toutes les catégories qui s’appliquent à l’Afrique, ethniques et géographiques entre autres, qui semble aller de soi. Evoquant les famines et les sécheresses des années 1970, les révoltes et insurrections qui se produisent dans toute cette zone depuis des décennies, le Sahel est vu avant tout comme une terre dangereuse. Peut-être en va-t-il ainsi parce qu’il s’agit d’une catégorie instable, hybride, intermédiaire entre le désert et la savane, entre le nomadisme et la sédentarité, entre des populations « blanches » (Touaregs, Maures), des populations « rouges » (Peuls) et des populations « noires », entre l’animisme et l’islam. Impossible donc de définir de façon stricte ce qu’il en est du Sahel, de ses limites, de ce qui le caractérise en propre. Il s’agit d’une notion totalement arbitraire qui ne doit son existence qu’à la consolidation que lui ont fait subir un certain nombre de savants coloniaux et dans la foulée des écrivains et des cinéastes africains dont le plus célèbre d’entre eux est Mohamed Mbougar Sarr, lauréat du prix Goncourt 2021 pour son roman La plus secrète histoire des hommes. L’hypothèse de ce livre est donc que les problèmes de ce qui forme aujourd’hui le Sahel (en particulier la défaite de l’armée française) sont en grande partie le résultat d’une représentation figée de cette région géographique d’Afrique de l’ouest.

Jean-Loup Amselle, L’invention du Sahel


Par Bernard Formoso
Source

Près de quarante ans après la publication de Au cœur de l’ethnie1 dans lequel il dénonçait l’entreprise coloniale d’ethnicisation des peuples africains, Jean-Loup Amselle renoue avec l’analyse critique des catégories pseudo-savantes, par l’entremise desquelles l’impérialisme occidental a exercé son emprise sur les espaces sociaux colonisés et cherche désormais à imposer ses conceptions et son agenda politique aux États-nations issus des luttes pour l’indépendance.

Le concept de Sahel (« rivage » en arabe), explique-t-il au premier chapitre, est une pure invention du colonisateur français, dont les premiers usages remontent au début du XXe siècle. Sur le plan bioclimatique, la notion caractérise un arc de transition semi-aride entre le Sahara et la savane nigérienne, allant de Dakar à Djibouti. Les thèses raciologiques ont renforcé cet étagement longitudinal de l’empire colonial, en associant le Maghreb et le Sahara à une « race blanche » (les Maures, les Touaregs), la savane à une race « noire » et l’entre-deux sahélien à une race « rouge », incarnée par les Peuls. Autant les arabophones monothéistes du Nord étaient perçus en héritiers d’une haute civilisation, autant les populations du Sahel et du Sud, supposées être de tradition orale et polythéistes, étaient traitées en primitives. Or, cette stratigraphie ethnico-raciale et religieuse est démentie sur le plan historique par la très ancienne expansion subsaharienne de l’Islam, par l’entremêlement multiséculaire des populations dans le cadre des grands empires du Ghana, du Sonraï2 et du Mali, qui s’étendaient du nord au sud, et par la structuration méridienne des réseaux d’échange marchand et de traite intra-africaine des esclaves. Selon Jean-Loup Amselle, le cloisonnement inepte des espaces et des populations qu’a créé l’imaginaire colonial continue à structurer les modes de pensée et d’action des militaires français de l’opération Barkhane. Il fait obstacle à leur compréhension des jeux et enjeux politiques locaux et explique en partie la suspicion dont ils font l’objet sur place.

Les milieux intellectuels francophones du Sénégal, du Mali, du Burkina Faso ou de Djibouti ne sont pas restés imperméables au référentiel « sahélien » des colonisateurs. Au second chapitre, l’auteur montre que le succès rencontré en France par la scène artistique des pays du « Sahel » doit beaucoup au formatage de l’œuvre de ses plus éminents représentants à l’aune des conceptions et valeurs occidentales ; les autres raisons de ce succès étant la volonté des élites intellectuelles et médiatiques françaises de manifester leur antiracisme tout en s’ouvrant à des formes d’expression exotiques. Ethnicisation du récit, primitivisme, afrocentrisme, afro-futurisme, soufisme opposé au fondamentalisme wahhabite, défense de la cause des femmes et des homosexuels, tels sont selon l’auteur les principaux ingrédients de la consécration en France des œuvres littéraires africaines, en pleine consonance avec les cadres de pensée des milieux progressistes occidentaux et des causes qu’ils défendent. Pour illustrer le propos, Jean-Loup Amselle décrit la filiation intellectuelle, la carrière et l’œuvre d’une dizaine d’écrivains et de cinéastes africains qui ont été distingués en France ces dernières années, parmi lesquels Mohamed Mbougar Sarr (Goncourt 2021), Djaïli Amadou Amal (Goncourt des lycéens 2020), David Diop (Goncourt des lycéens 2018) ou Abderrahmane Sissako (réalisateur de Timbuktu, 2014). La « préférence africaine » qui se fait jour aujourd’hui dans le champ artistique hexagonal présente un double défaut, selon l’auteur. Elle est inutile et condescendante, dans la mesure où les artistes, écrivains et intellectuels africains les plus talentueux ont acquis par eux-mêmes une réputation mondiale. D’autre part, elle a pour effet de massifier et de tirer vers le bas la production artistique africaine.

Les protagonistes du conflit malien se sont pour leur part appropriés le référentiel ethnico-racial essentialisé des Français, qui discrimine les peuples en « Blancs », « Rouges » et « Noirs ». Au chapitre 3, Jean-Loup Amselle montre que si les acteurs du jeu politique local prônent officiellement un multiculturalisme pacifique, de puissants clivages ethniques entre populations mandingues et peules refont surface à la faveur du conflit et tendent à occulter des motifs économiques et religieux plus profonds. Ainsi, des tensions pour l’accès aux ressources expliquent en bonne part les affrontements actuels opposant les Peuls aux Dogons et aux associations de chasseurs bambara soutenues en sous-main par l’armée malienne. En effet, ces affrontements ont pris de l’ampleur lorsque les djihadistes peuls de toutes obédiences se sont repliés en pays dogon après avoir été chassés en 2013 de la région de Tombouctou par l’opération Serval.

Dans le cas du Mali, l’opposition ethnico-raciale entre les « Noirs » et les « Rouges » est venue se greffer à des modèles précoloniaux du politique qui imbriquent sur un mode pendulaire des valeurs égalitaires et des principes d’organisation hiérarchique. Poursuivant au chapitre 4 son analyse des ressorts du conflit sahélien, l’auteur indique que le modèle hiérarchique puise ses origines dans la geste de Sunjata Keïta, le fondateur de l’empire mandingue du Mali, qui instaura au XIIIe siècle une hiérarchie de castes, de clans et des lignages, liés par pactes de parenté à plaisanterie. Les principes directeurs de cet ordre hiérarchique sont le recours à la force brute (fanga), la guerre et la royauté. La dictature nationaliste du premier président du Mali, Modibo Keita (1960-1968), consacrait cette hiérarchie, et plusieurs coups d’état militaires postérieurs (de 2012 et 2020 notamment) ont remis ce modèle à l’ordre du jour. Selon Jean-Loup Amselle, le Djihad actuel réactualise aussi à sa manière le fanga. Les valeurs égalitaires sont pour leur part énoncées dans la Charte du Manden, aussi appelée serment des chasseurs. Cette charte, elle aussi édictée sous le règne de Sunjata Keita, régissait à l’origine l’organisation des associations de chasseurs, ces derniers étant érigés en symboles de l’autochtonie dans la mythologie. La Charte du Manden proclame le droit à la vie, à la liberté et à l’égalité. De ce fait, la classe politique locale la présente comme l’archétype africain de la déclaration universelle des droits de l’homme et l’utilise en support d’une catéchèse nationaliste selon laquelle la société malienne est unitaire et consensuelle, contrairement au pouvoir arbitraire et coercitif des puissances étrangères. Une lecture allégorique de cette charte, présentant le roi comme un membre d’une société de chasseurs élu démocratiquement, permet de résoudre la contradiction entre principes égalitaires et hiérarchiques. Les sociétés de chasseurs, pour leur part, se sont transmuées en milices armées vivant de razzias, dans le Mali de ce début de XXIe siècle ; aux antipodes, donc, des principes de liberté et de droit à la vie qui sont censés les inspirer. Selon l’auteur, la Charte du Manden est porteuse d’une philosophie politique fondamentalement ambigüe, dans laquelle les commentateurs puisent des références pour justifier les velléités démocratiques ou hiérarchiques des régimes en place. Cette ambiguïté va de pair avec une plasticité sociale qui permet d’associer les subalternes au pouvoir, tout en entraînant une suspicion généralisée à l’égard de l’origine sociale des gouvernants, dans un contexte idéologique d’aristocratisme proclamé. Seul l’affichage des qualités du guerrier permettrait de surmonter cette suspicion.

Dans la dernière section du livre, Jean-Loup Amselle traite des enjeux dont sont porteuses l’excision et l’homosexualité au Mali. Il faut, selon lui, s’extraire d’une conception essentialiste de la manière dont les islams africains appréhendent ces pratiques et plutôt comprendre les polémiques dont elles font l’objet comme des marqueurs que les acteurs du jeu politique local instrumentalisent pour s’emparer du pouvoir ou le conserver. Du coup, prendre au pied de la lettre les déclarations publiques sur ces thématiques, c’est s’exposer au risque de ne rien comprendre à ce qui se joue réellement. Ainsi, l’excision était une coutume préislamique que certains tenants de l’islam local défendent non pas par fidélité à une quelconque norme religieuse, mais parce qu’elle leur permet de s’opposer publiquement aux prises de position occidentales sur le sujet et, ce faisant, à une bourgeoisie laïque et cosmopolite malienne qui y adhère. Les polémiques relatives à l’homophobie relèvent des mêmes logiques de distinction, dans la mesure où les militants locaux de la cause LGBT sont discrédités par les nationalistes musulmans, principalement parce qu’ils reçoivent des financements de l’étranger. Cela dit, les oppositions au sein de la classe politique malienne sont loin d’être radicales. Elles fluctuent en fonction des possibilités offertes par l’aide internationale, et une notoire collusion d’intérêts peut rapprocher les adversaires politiques. Le souci d’un certain équilibre dans les prises de position anime par ailleurs les leaders politiques laïques. Ces leaders défendent officiellement des mots d’ordre occidentaux parce que leur maintien au pouvoir en dépend, mais dans le même temps ils sont soucieux de bénéficier de l’appui des leaders religieux. Quant à ces derniers, ils affichent publiquement des positions nationalistes anti-occidentales, même s’ils collaborent étroitement avec le pouvoir politique.

Au final, ce petit livre, qui est pour partie un recueil d’articles déjà parus dans des revues spécialisées, offre des éclairages très utiles pour décrypter les ressorts culturels, religieux et politiques des conflits qui secouent actuellement l’Afrique sub-saharienne.


Table des matières

Avant-propos
Introduction
Chapitre I, Le Sahel, une catégorie coloniale française
Chapitre II, Le formatage de l’intellectuel sahélien
Chapitre III, L’ethnicisation du conflit sahélien
Chapitre IV, Rhétoriques du pouvoir au Mali
Chapitre V, L’excision et l’homosexualité comme enjeux politiques au Mali
Conclusion : Le Sahel fantôme

Annexes
Un héros littéraire sahélien Yambo Ouologuem (1940-2017)
Les bons, les brutes et le truand
Le retour de l’afrocentrisme
Le retour de l’animisme



Principaux ouvrages de Jean-Loup Amselle

• Au cœur de l’ethnie : ethnies, tribalisme et État en Afrique, avec Elikia M’Bokolo, La Découverte, 1985, rééd. La Découverte poche, 1999.
• Logiques métisses : anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Payot, 1990, rééd. 1999.
• Vers un multiculturalisme français : l’empire de la coutume, Aubier, 1996, « Champs », 2001.
• Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures, Flammarion, 2001, « Champs », 2005.
• L’Occident décroché. Essais sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008, Fayard/Pluriel, 2010.
• Rétrovolutions. Essais sur les primitivismes contemporains, Paris, Stock, 2010.
• Avec Souleymane Bachir Diagne, En quête d’Afrique (s). Universalisme et pensée décoloniale, Paris, Albin Michel, 2018.


Voir aussi sur notre site :


Le moment de l’occupation coloniale du Sahara et du Sahel, par Camille Lefèbvre

  1. Jean-Loup Amselle et Elikia M’Bokolo (dir.), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.
  2. Nous reprenons l’orthographe adoptée par l’auteur pour les noms propres.
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