Les débats sur le passé colonial de la France ne cessent depuis quelques années d’envahir l’espace public. Ce surgissement provient de lieux et de groupes divers : d’associations rassemblant des acteurs liés à l’histoire coloniale (rapatriés, harkis, anciens colonisés, anciens combattants de la guerre d’Algérie…) ; de l’État à travers l’édification de « lieux de mémoires » ou le vote de textes de loi organisant la « mémoire officielle » ; de l’univers intellectuel et universitaire avec la publication de nombreux ouvrages et essais 1 ; ou encore des médias, qui rendent compte régulièrement de questions contemporaines liées, directement ou indirectement, à la période coloniale.
Cette apparition sur le devant de la scène de la « question coloniale » et de son inévitable corollaire, la question postcoloniale – via les questions liées à l’immigration ou celles concernant le « pré carré africain » de la France 2 -, n’est pas un accident, un hasard, mais bien le symptôme d’un « retour du refoulé » : la longue occultation de ce pan de l’histoire nationale explique le caractère désordonné et compulsif de son dévoilement, qui se déploie aujourd’hui dans la confrontation de mémoires concurrentes, chacune tentant d’imposer sa « part de vérité 3 ». Mais ce ressac va bien au-delà de la concurrence des mémoires : l’histoire coloniale et les mémoires qui socialement la construisent touchent la France dans sa propre identité collective, remettant en question les manières dont est représentée notre histoire nationale ; mais aussi, en partie, la mythologie de la supposée spécificité du « génie français », composé de valeurs révolutionnaires et de mission universelle, de droiture républicaine et de tolérance indifférenciée à l’Autre, de « mission civilisatrice » et de peur de la différence. Le sentiment est partagé, aujourd’hui, que la question coloniale fait vaciller cet édifice, dont les potentialités émancipatrices réelles sont contredites par les situations coloniales et certaines situations postcoloniales.
Inéluctablement, cinquante ans après le début de la guerre d’Algérie et la « perte » de l’Indochine française, une page se tourne, et le bouillonnement actuel autour des questions coloniales et postcoloniales est symptomatique de la recherche désordonnée de solutions pour affronter certaines formes de la crise que traverse la France 4. Car il est aujourd’hui devenu difficile d’ignorer la « postcolonialité », tant elle porte des tensions extraordinairement fortes : l’extension, dans les quartiers, de la comparaison entre les situations de relégation (sociale, économique, culturelle, éducative, religieuse…) et la situation coloniale ; la législation sur la bonne manière de construire et de transmettre le « bilan globalement positif » de la colonisation ; les revendications mémorielles des « enfants de la colonisation » dans un contexte de « reprise en main » de l’histoire coloniale ; la montée du « sentiment d’insécurité » face aux immigrations postcoloniales et l’incompréhension des élites républicaines devant les identités « hors normes » qualifiées de « communautaristes » ; les dénonciations médiatiques d’un « racisme anti-blanc » au moment même où nous assistons à une crispation du modèle d’« intégration à la française » ; les phobies anti-islam exprimées lors du débat sur le voile 5 ; le rejet de la France en Afrique francophone et les politiques de la francophonie 6… Autant de signes qui font de la fracture coloniale une réalité multiforme impossible à ignorer.
Le refus d’intégrer le passé colonial
Comme le demande dans ce livre Achille Mbembe : « Pourquoi, en ce siècle dit de l’unification du monde sous l’emprise de la globalisation des marchés financiers, des flux culturels et du brassage des populations, la France s’obstine-t-elle à ne pas penser de manière critique la postcolonie, c’est-à-dire, en dernière analyse, l’histoire de sa présence au monde et l’histoire de la présence du monde en son sein aussi bien avant, pendant, qu’après l’empire colonial 7 ? » En effet, comment apprécier, sans référence à la colonisation et à ses prolongements, le poids des discriminations spécifiques qui touchent, en priorité, les immigrés issus de l’ex-Empire et leurs descendants 8 ? Comment apprécier la persistance des représentations coloniales portant sur les populations de l’ex-Empire après quarante années d’occultation du passé colonial ? Comment expliquer les tensions intercommunautaires, les cristallisations identitaires, les rétractions sur les « quartiers » ? Comment comprendre les passions déclenchées autour des mémoires coloniales ? Comment saisir la forme (et les faiblesses) des relations internationales de la France postcoloniale ? Comment comprendre les enjeux actuels de son système d’intégration et l’appel à la « discrimination positive » comme dernier recours 9 ?
Ces questions, et d’autres, appellent à une réflexion dans la longue durée, pour comprendre la généalogie de phénomènes qui restent, trop souvent, pensés dans leur immédiateté. La conjonction des ressacs des mémoires coloniales ouvre la possibilité que soit entrepris un vaste travail d’analyse des histoires coloniale et postcoloniale, dont les enjeux dépassent de loin, on l’aura compris, le travail des historiens. Nous croyons indispensable – et c’est l’objet de ce livre – de proposer une réflexion large sur les situations contemporaines qui gravitent autour de ce point focal de notre histoire contemporaine, afin de mieux définir ce qui tisse la trame de fond de la fracture coloniale.
L’idée de cet ouvrage remonte à 2003, lors de l’élaboration d’une enquête menée à Toulouse, portant sur les mémoires coloniales et de l’immigration 10. Ses résultats témoignent de manière incontestable de la vivacité des mémoires coloniales, des reconstructions mémorielles à l’œuvre, mais aussi d’une inquiétante tendance à l’« ethnicisation des rapports sociaux » fondée sur la persistance de représentations d’origine coloniale. Précisons immédiatement que nous n’entendons aucunement réduire l’éclairage de la société française contemporaine aux seules lumières des articulations colonisation/postcolonie – les nier reviendrait, à l’inverse, à s’interdire d’en saisir des dimensions essentielles 11 -, ni d’ailleurs invoquer à ce propos un héritage linéaire, une reproduction à l’identique des pratiques du passé : penser la postcolonie, c’est nécessairement comprendre comment les phénomènes engendrés par le fait colonial se sont poursuivis, mais aussi métissés, transformés, résorbés, reconfigurés… C’est accepter que, pour comprendre la France du XXIe siècle et ses crises, il est tout simplement indispensable de tenir compte, lucidement et sans passion, des héritages coloniaux.
Pour autant, définir la fracture coloniale dans toutes ses dimensions n’est pas chose aisée. Ce concept voudrait à la fois signifier la tension et les effets de la postcolonialité : il recouvre des réalités multiples et des situations hétérogènes, dans la mesure où ces réalités et ces situations peuvent être éclairées, en partie, par des processus de longue durée, reliés à la situation coloniale. Il ne faut donc pas chercher de cohérence systématique dans les effets de cette fracture : elle affecte différemment des champs divers, qui ne sont pas nécessairement liés. Chacun des contributeurs de cet ouvrage tente d’en appréhender une facette, une conséquence, une partie, une dimension mythologique…
Certains lecteurs trouveront la démarche trop audacieuse, peut-être provocatrice, éventuellement dangereuse (cela ne risque-t-il pas de déstabiliser les valeurs qui fondent le « vivre ensemble » ?). En réalité, l’audace est très relative et, à la vérité, nous n’inventons rien. Depuis plus de deux décennies, la littérature scientifique de langue anglaise 12, dans les postcolonial studies, les subaltern studies mais aussi certains aspects des french studies, ont fait de la question postcoloniale (postcolonial theory13) un champ historique pleinement légitime. Même si, aujourd’hui, le terme « postcolonial » est surabondamment repris dans cette littérature, au point qu’il est difficile de donner une définition précise de ce qu’il recouvre, les postcolonial studies ouvrent un champ où sont pensées les articulations colonisation/postcolonie dans les pays ex-colonisés tout autant que dans les ex-métropoles 14.
Une littérature récente a d’ailleurs montré que la colonisation a imprégné en profondeur les sociétés des métropoles colonisatrices, à la fois dans la culture populaire et savante (ce que l’on nommera ici une culture coloniale ), dans les discours et la culture politique, le droit ou les formes de gouvernance. Il est par ailleurs légitime d’excéder les chronologies politiques qui rythment notre appréhension de la période coloniale : il serait trop simple de croire que les effets de la colonisation ont pu être abolis en 1962, après la fin de la guerre d’Algérie marquant celle de l’Empire français. Dans tous les domaines que l’on vient d’évoquer – représentations de l’Autre, culture politique, relations intercommunautaires, relations internationales, politique d’immigration, imaginaire… -, ces effets se font toujours sentir aujourd’hui.
De surcroît, la situation de la France vis-à-vis de son passé colonial est singulière. En effet, toutes les autres métropoles coloniales européennes ont envisagé et mis en œuvre des programmes (recherche, enseignement, lieux de mémoires…) liés à cette histoire des empires, dans une optique visant à dépasser le double simplisme de l’anticolonialisme et de l’hagiographie. D’autres ont décidé de développer l’enseignement de ces questions ou ont tout simplement « banalisé » la question coloniale en l’intégrant – voire en la noyant, comme en Italie – dans les registres de l’histoire nationale. La France, a contrario, est pratiquement le seul pays européen à s’être délibérément rangé du côté d’une « nostalgie coloniale » et de l’oubli institutionnalisé, tentant de dissocier histoire coloniale et histoire nationale. La seule situation comparable peut être trouvée au Japon – et, à un moindre niveau, dans le « royaume de Belgique » (lequel, avec une exposition sur « La mémoire du Congo » au Musée royal de l’Afrique centrale de Tervuren début 2005, a toutefois initié une réflexion longtemps demeurée taboue sur son passé colonial).
Cette persistance du déni, en France, n’est pas sans conséquences. Elle rend possible et attise la concurrence des mémoires, renforce le sentiment d’une partie de la population – et en particulier les Français descendants des immigrés postcoloniaux – que leur histoire est niée ; et elle favorise l’aveuglement sur les politiques néocoloniales menées en Afrique.
Une polémique récente nous semble révélatrice du blocage des élites, y compris pour ses plus éminents chercheurs : celle nouée autour de la publication aux Éditions du Seuil, en avril 2005, de la traduction d’un pamphlet de l’historien (et militant trotskyste) britannique Perry Anderson , que son éditeur français a jugé nécessaire de compléter par un « dialogue » avec l’historien Pierre Nora, membre de l’Académie française et éditeur, chez Gallimard, de la monumentale œuvre collective consacrée aux Lieux de mémoire de la France (en sept volumes, comportant cent trente-trois articles, publiés de 1984 à 1993). Le premier reproche (notamment) au second la faible place consacrée dans ces Lieux de mémoire à la question coloniale, à l’exception d’un unique article sur l’Exposition coloniale de 1931 (par Charles-Robert Ageron), aux conclusions plus que problématiques.
La réponse de Pierre Nora est, à notre sens, révélatrice de la place ambiguë de la question coloniale dans les représentations d’une partie des historiens et intellectuels français. Ainsi, à l’interrogation de Perry Anderson de savoir si la guerre d’Algérie n’aurait pas dû être évoquée dans Les Lieux de mémoire, Pierre Nora rétorque que l’événement aurait par trop caractérisé l’entreprise coloniale tout entière ; autrement dit, autant n’évoquer aucun événement. Deuxième argument : « Le deuil colonial, voilà ce qui me paraissait le vrai “lieu de mémoire”. » Enfin, troisième argument, le manque de temps : « Quand on a soixante-dix auteurs à “éditer” en même temps et derrière soixante-dix autres, des dates impératives de sortie, il y a des sacrifices qu’il faut consentir. »
Et ces « sacrifices » sont nombreux. Pour n’en citer que quelques-uns, qui sont autant de « lieux » et de moments essentiels, mais largement occultés, de la mémoire française : la conquête de l’Algérie en 1830, la retraite de Fachoda en 1898, la mission Voulet-Chanoine en 1899, l’Exposition coloniale de Marseille en 1922, la Croisière noire en 1925, le Centenaire de la conquête de l’Algérie et les événements du Yen Baï en 1930, les huit cents films coloniaux de 1912 à 1961, les massacres de mai-juin 1945 dans le Nord-Constantinois, la tuerie du camp Thiaroye (Sénégal) en décembre 1945, le bombardement meurtrier de Haiphong en 1946, les dizaines de milliers de morts à Madagascar en 1947 , la défaite de Diên Biên Phu en 1954, la répression sanguinaire du 17 octobre 1961 à Paris, le retour des Pieds-noirs en 1961-1962… Dans le travail essentiel et fondateur que représentent Les Lieux de mémoire, et malgré les explications avancées par leur maître d’œuvre, on ne peut donc que constater que la « part coloniale » de l’histoire de la France est minorée, presque oubliée.
Cet exemple fournit une assez bonne illustration de cet oubli, où une partie des historiens a préféré favoriser le « deuil » à l’histoire . Le grand orientaliste Jacques Berque pensait que la France avait voulu oublier une « déception », car « l’hypothèse coloniale se révèle avoir été stérile à terme et tout aussi gaspilleuse des facultés du colonisateur que de l’existence du colonisé » – et de rappeler que « la colonisation a faussé l’histoire », telle que l’on souhaitait qu’elle soit et non telle qu’elle fut. La première assertion paraît juste, la seconde doit être liée à une certaine conception de la nation, qui ne peut souffrir d’impasses historiques. La conséquence de ces conceptions est en tout cas que les mémoires coloniales sont devenues illégitimes et mutilées, alors que l’histoire nationale a été largement amputée de son versant colonial.
Les ressacs de la colonisation
Dans un tel contexte, on assiste en France, depuis le début des années 2000, à l’émergence d’une véritable « politique de la mémoire », qui se déploie selon deux axes : l’édification d’espaces dédiés à la mémoire coloniale ; et des déclarations officielles et des textes de loi qui tendent à produire une vision normative de l’histoire coloniale.
Les lieux, tout d’abord. Des musées et mémoriaux vont être consacrés à cette histoire : un Musée d’histoire de la France en Algérie (1830-1962) est prévu à Montpellier, sous la conduite des historiens Daniel Lefeuvre et Jacques Frémaux ; un autre doit être dédié en 2006 à la guerre d’Algérie et aux « événements » de la décolonisation au Maroc et en Tunisie (à Montredon-Labessonié, dans le Tarn), projet auquel participe l’universitaire Jean-Charles Jauffret ; un troisième projet était en élaboration en 2005 et devrait être dédié aux « rapatriés » et à leurs « mémoires » (dans le Nord, en périphérie de Lille) ; enfin, un « Mémorial national de la France d’Outre-Mer » à Marseille – qui devrait être inauguré début 2007 – va proposer un parcours autour de l’œuvre coloniale de la France en Afrique du Nord et dans les autres espaces impériaux, sous la direction de Jean-Jacques Jordi et Jean-Pierre Rioux.
Ces quatre lieux semblent répondre à une volonté de « valoriser » la présence coloniale française, particulièrement en Afrique du Nord, et plus encore en Algérie. Il est difficile de déterminer quelles sont les ambitions respectives comme les lignes directrices de ces projets ; tout au plus peut-on appréhender la démarche des concepteurs, les programmes annoncés, les liens tissés entre les projets et les principes généraux. De cette analyse, il apparaît que l’édification de ces nouveaux « lieux de mémoire » cherche à répondre à des demandes localisées des associations de « rapatriés d’Algérie », dans un but d’« apaisement » et de « reconnaissance de l’œuvre » des Français d’Afrique du Nord, probablement pas dépourvu d’arrière-pensées électorales.
Autre projet bien engagé, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) doit s’installer en 2006 à Paris, Porte dorée, en lieu et place de l’ancien « Musée des colonies ». Ce qui rend a priori impossible la création d’un lieu de mémoire sur la colonisation dans cet espace emblématique, l’un des derniers grands bâtiments coloniaux en France . Mais il serait simpliste de réduire cette politique patrimoniale à une simple opération politique (au même titre que les monuments en hommage à l’OAS édifiés par les nostalgiques de l’« Algérie française » à Toulon, à Perpignan et dans plusieurs villes du Sud-Est de la France). Ces projets mémoriaux semblent au contraire s’inscrire dans une vision d’ensemble de la direction que devraient prendre désormais, aux yeux des représentants de l’État, les recherches universitaires et, surtout, la lecture et l’enseignement de l’histoire coloniale dans les années à venir.
En effet, le second axe de cette « politique de la mémoire » concerne l’officialisation, par la rédaction de la loi du 23 février 2005 – fait sans équivalent en Europe depuis les indépendances -, d’un « jugement de valeur » sur l’entreprise coloniale. Cette loi exprime la position officielle de la France face à son passé colonial, en stipulant dans son article premier : « La nation exprime sa reconnaissance aux femmes et aux hommes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine, ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française. » Cet article révèle clairement l’hommage rendu aux groupes de pressions qui ont pesé en faveur de la promulgation de la loi, puisque c’est leur « œuvre » et, à travers elle, l’« œuvre » de la France coloniale, qui est glorifiée.
En réduisant la période coloniale à un « bon temps », en oubliant la complexité de la colonisation, mais aussi ses inégalités structurelles, ses violences et ses crimes , on ne fait pas simplement œuvre de reconnaissance de l’action des colons, on propose, ni plus ni moins, une vision fausse de l’histoire et, osons le dire, un révisionnisme colonial. Cette loi a été critiquée en France – par des enseignants, des chercheurs et une partie des médias, mais bien peu d’élus – et violemment attaquée en Algérie, notamment par un texte du FLN publié le 7 juin 2005, accusant la France de « glorifier l’acte colonial », et dans une interview de Bachir Boumaza, ancien ministre et ex-président du Sénat algérien.
Mais le plus inquiétant est que cette loi émet également des directives extrêmement claires sur la manière dont doit être enseignée l’histoire coloniale. Le texte stipule en effet que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit ». Cette volonté de l’État de voir établi un discours colonial « positif » et « normalisé » fait suite à ce que l’on pourrait qualifier de réaction conservatrice face à la période coloniale, que l’on voit croître depuis le milieu des années 1990. Ainsi, le 11 novembre 1996, le président de la République Jacques Chirac, à l’occasion de l’inauguration d’un monument « à la mémoire des victimes civiles et militaires tombées en Afrique du Nord », insistait sur « l’importance et la richesse de l’œuvre que la France a accomplie là-bas et dont elle est fière ».
Ce n’est donc pas une loi isolée et sans attaches, mais bien la partie visible d’un mouvement plus vaste et plus profond, qui va bien au-delà de la petite minorité vieillissante des nostalgiques antigaullistes de l’« Algérie française ».
Un « front républicain » aveugle devant le « fait colonial »
Dans ces discours, lieux de mémoire et mesures législatives, on peut en effet déceler un autre argumentaire, centré sur la défense de la « France éternelle ». On retrouve ici les tenants d’une République « en guerre » contre tout ce qui leur apparaît comme une menace de délitement. Ainsi, aux attaques contre cette loi très contestée, le député UMP du Nord Christian Vanneste a opposé en mars 2005, dans différentes interviews, qu’« il n’a jamais été question de peser sur la recherche de la vérité. Mais les livres d’histoire sont toujours une synthèse, une interprétation subjective de faits établis. Et là, le législateur peut tout à fait intervenir pour demander à ce que l’orientation des manuels soit conforme aux valeurs de la République ». Preuve que cette approche est partagée au-delà des clivages partisans, le député PS de l’Hérault, Kléber Mesquida, l’a soutenue également dans une interview à Libération, affirmant « en conscience » ne pas penser que le « législateur ait été guidé par un esprit colonialiste ». Mais alors, de quel « esprit » s’agit-il ? En quoi les valeurs de la République seraient-elles conformes à l’« œuvre coloniale » ? Cela signifierait-il que la République coloniale n’est pas une « utopie », mais bien une « réalité » ?
Dans la même veine, usant du sophisme, le publiciste Alain-Gérard Slama a défendu cette loi en l’opposant à celle de mai 2001 portant reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité. Et d’affirmer dans Le Figaro : « Quel que soit le jugement que l’on porte sur l’ère coloniale, l’histoire de l’implantation d’un million de Français de l’autre côté de la Méditerranée fut une de nos grandes épopées . » En d’autres termes, puisque la traite négrière et l’esclavage sont déclarés crimes contre l’humanité, pourquoi n’aurait-on pas le droit, après tout, de considérer la colonisation comme une période éminemment positive, une « épopée républicaine » ? Une compensation ou un juste équilibre, en quelque sorte.
Dans cette posture, l’État n’est donc pas seul : il est au diapason d’une « tendance lourde » promue par une cohorte – en vérité limitée, mais surmédiatisée – de « croisés des temps modernes », aussi disparates que combatifs, aussi médiatiques que peu nuancés, aussi militants que prompts à se dire « humanistes »… Une nébuleuse qui semble unie par la peur d’un monde qu’ils ne comprennent plus.
On y retrouve quelques ultrarépublicains engagés dans l’anticolonialisme historique, au premier rang desquels le directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, dont on peut suivre l’étonnante évolution de ses positions sur cette question dans ses éditoriaux hebdomadaires . Ou encore le philosophe Alain Finkielkraut, qui a signé en mars 2005 une pétition contre le « racisme anti-Blancs » et qui, dans un débat contradictoire publié deux mois plus tard par Le Point, n’a eu de cesse de souligner le fait, qu’à ses yeux, revenir sur le passé colonial de la France, ce serait entretenir un « climat de guerre civile » .
Dans un registre plus attendu, on retrouve des vieux grognards de l’empire colonial , mais aussi les tenants d’une certaine idée de la France issus de la gauche nationaliste, comme Jean-Pierre Chevènement. Ce dernier a fait un parcours étonnant, de l’anticolonialisme actif au moment de la guerre d’Algérie à l’invention revendiquée du concept de « sauvageons » quand il était ministre de l’Intérieur. Le 25 octobre 2001, il listait dans Le Nouvel Observateur – sous le titre « Cessons d’avoir honte » – les nombreuses actions remarquables de la colonisation française : « On ne peut juger la période coloniale en ne retenant que son dénouement violent mais en oubliant l’actif et, en premier lieu, l’école, apportant aux peuples colonisés, avec les armes de la République, les armes intellectuelles de leur libération. » Donnant alors corps, par ses lignes, à une pensée
rarement aussi explicite à gauche depuis Guy Mollet.
Cette pensée est aussi relayée par des universitaires spécialistes de la question coloniale ou des chercheurs de l’« anti-judéophobie ». Enfin, par une sorte de porosité intellectuelle, dans le même spectre de pensée, on compte des anti-islamiques systémiques, des anarcho-intellectuels « anti-racailles » ou anti-communautarisme très médiatiques et quelques inclassables œuvrant dans les médias, le monde associatif ou la vie politique.
Certes, ces « nouveaux républicains » et « anciens réactionnaires » ne constituent en aucune façon un mouvement structuré. Dans cette nébuleuse hétéroclite de ceux qui ont en commun, pour des raisons très diverses, de rester plus ou moins aveugles aux violences du fait colonial et au poids de ses héritages au sein de la société française contemporaine, s’affirment même de très fortes oppositions et des engagements parfaitement contradictoires. Mais tous, à leur manière, contribuent à renforcerla fracture coloniale et, de ce fait, à aggraver les tensions sociales – alimentées par le racisme et les discriminations – qu’ils prétendent vouloir pacifier.
Entre deux lectures de la mémoire
Ce qui fédère cette « posture » composite, c’est bien la « peur », l’incompréhension et… une « certaine idée de la France ». La peur de l’envahissement de la République, de cette exotisation que l’on ne comprend pas, de ces « indigènes » qui revendiquent alors qu’« on leur a tout donné », de ceux que l’on a combattus là-bas et qui reviennent ici. Cette peur, il est important de le souligner, n’est pas à proprement parler une nouveauté. Elle s’inscrit dans la lignée de l’une des composantes fortes de la tradition républicaine française (à laquelle celle-ci ne saurait évidemment être réduite) : c’est le républicain Ferry qui rencontre Chaudordy, ce leader politique monarchiste qui croyait en la grandeur coloniale de la France ; c’est Clemenceau qui, comme Maurras, va être convaincu à l’issue de la Grande Guerre – après de nombreuses années de doutes et de critiques – par cet empire qui se lève en armes pour sauver la République ; ce sont Mandel et Blum qui tentent de réformer l’Empire aux côtés de Sarraut et Daladier ; ce sont Mollet, Mitterrand et Debré qui assument une fin d’empire sanglante.
« L’épopée coloniale, précise dans ce livre Michel Wieviorka, lorsqu’elle a été associée à la République, et pas seulement à la nation, a été pensée comme une mission civilisatrice – la “marche de la civilisation contre la barbarie”, a même pu dire Victor Hugo . » Beaucoup y ont cru. Le post-marxisme et le post-tiers-mondisme ont permis un retour aux nostalgies du « bon temps » des colonies, dessinant une régression généralisée qui n’affecte certes pas la seule mémoire coloniale.
La nostalgie coloniale fait ainsi écho à la nostalgie d’une « grandeur de la France », dans laquelle l’école et, éventuellement, l’armée « intégrait », dans laquelle les hiérarchies étaient respectées et où l’on savait punir récalcitrants, délinquants et… « indigènes ». Ce « front républicain et national » a aujourd’hui ses plumes littéraires, ses polémistes, ses humanistes, ses provocateurs, ses héroïnes… Au-delà de leurs différences, ils n’ont de cesse de démontrer qu’« il faut agir », pour certains contre le désordre dans nos banlieues, pour d’autres afin de retrouver notre place en Afrique. À leursyeux, la fracture coloniale semble bien faire toujours sens : elle correspond à une « certaine France » qui s’éloigne, achevée par une défaite outre-mer peu compréhensible, trahison en quelque sorte d’une « mission civilisatrice » qui aurait été, tout bien pesé, désintéressée. Une sorte de refus de l’histoire et des transformations qui, inexorablement, érodent et font muer le modèle national. Le militant du MRAP Pierre Tévanian qualifie ce mouvement d’« idéologie nationale républicaine ». Vision trop réductrice : de façon plus complexe, il s’agit plutôt d’un ensemble paradoxal regroupant les héritiers d’une France, de gauche comme de droite, qui n’a pas assimilé entièrement la décolonisation.
Cette situation de blocage semble avoir décidé d’autres acteurs à entrer en jeu, lesquels ont radicalisé un contre-discours. C’est le cas, par exemple, de plusieurs associations voulant notamment représenter les minorités « noires » antillaises ou africaines pour la plupart issues de l’ex-Empire . Mais aussi des initiateursdel’Appel«NoussommeslesindigènesdelaRépublique » – se réclamant directement de cette histoire coloniale -, lancé en janvier 2005 à l’initiative de militants se définissant comme « issus des colonies, anciennes ou actuelles, et de l’immigration postcoloniale ». Les signataires de ce texte voulaient attirer l’attention sur la persistance de discriminations qui seraient, selon eux, d’origine coloniale.
On peut bien sûr estimer que cet appel est trop systématique – et il l’est -, dans la mesure où il affirme que la situation actuelle serait une simple reproduction de la situation coloniale (« La France reste un État colonial ! ») ; et où il entérine l’« indigénisme » – ce qu’Edward Saïd considérait comme une acceptation de facto des « conséquences de l’impérialisme ». Une telle téléonomie est évidemment réductrice. Toutefois, ce texte a l’immense mérite de rappeler que la France est bien une société postcoloniale, encore traversée par les ressacs, prolongements et processus coloniaux et postcoloniaux, héritages évidemment sujets à transformations et métissages…
Il est tout aussi remarquable de constater que l’« Appel des indigènes » a fait l’objet d’un véritable tir de barrage médiatique et politique, jusqu’à interdire à ses initiateurs, en avril 2005, de tenir leurs assises à Paris. Les essayistes et journalistes partisans de l’« intégrisme républicain » ont vu derrière cet appel l’ombre d’un islam radical voulant miner le modèle français d’intégration – argument adossé à des amalgames complaisants entre le texte de l’appel et la dérive antisémite et nauséabonde de l’humoriste Dieudonné , ses signataires étant qualifiés d’« islamo-gauchistes », de « communautaristes guerriers », voire de « fossoyeurs de la République ».
La raison centrale pour laquelle est si mal perçue toute revendication mémorielle, dès lors qu’elle émerge d’acteurs qui se définissent comme « descendants de colonisés », tient probablement au soupçon de « communautarisme », anathème majeur faisant planer le spectre de la dissolution de la communauté nationale selon le « modèle communautariste anglo-saxon », réputé « catastrophique ». Ces réactions sont un autre symptôme de la fracture coloniale, comme l’est la violence verbale – pour ne pas dire l’hystérie – des débats qui, depuis 1989 (l’« affaire de Creil »), agitent périodiquement la société française autour de la « question du voile », endiablant la polémique autour de fausses oppositions du type « communautaristes » musulmans contre « républicains » laïcs.
De ce champ de bataille mémoriel, se dégage un constat essentiel, à savoir la symétrie des débats entre les défenseurs d’une « positivité » de la colonisation et ceux qui, au contraire, souhaitent que soient reconnus l’oppression, l’exploitation et les crimes coloniaux. C’est là, incontestablement, une fracture des mémoires, travaillée par des minorités qui rejouent souvent le face à face des décolonisations. Il est donc plus que temps d’ouvrir des perspectives historiques authentiquement postcoloniales, qui pourraient permettre de saisir les transformations à l’œuvre et de dépasser le manichéisme de ces positions.
Multiplicité de la fracture coloniale
Dans cette optique, répétons-le, il est essentiel de renoncer à chercher une « cohérence systémique » dans les effets contemporains de la fracture coloniale : elle affecte des champs très divers, qui ne sont pas nécessairement liés. Ce qui fait son « unité », c’est l’origine historique commune des processus. Et c’est d’abord la crise économique structurelle traversée par la France depuis les années 1970 qui a puissamment contribué à exacerber les effets de cette fracture coloniale.
Ces effets, à l’évidence, affectent surtout certaines catégories sociales : comme l’explique dans ce livre le sociologue Didier Lapeyronnie, la banlieue est ainsi devenue un « théâtre colonial », où la domination subie « enferme dans des catégories générales et des images dont il est quasiment impossible pour l’individu de s’extraire. Ces mécanismes néocoloniaux ne sont peut-être jamais aussi présents que dans les relations entretenues par les représentants institutionnels avec les habitants des quartiers sensibles ». Les termes employés pour désigner les « quartiers » et ses populations tendent bel et bien à s’ethniciser sur un modèle colonial.
Les médias sont les principaux vecteurs de cette transmission des stéréotypes et images accumulés pendant la période coloniale sur l’espace urbain contemporain . Tous ces énoncés, disparates, forment ce que Michel Foucault aurait nommé une « unité discursive » : la production sur un même modèle d’énonciation de discours qui finissent par prendre un sens général. C’est le cas, de toute évidence, en ce qui concerne les espaces périurbains – envisagés comme des « points noirs », des « cancers », des « zones à reconquérir », voire à « nettoyer » -, où l’accumulation de reportages centrés sur des faits divers, l’insécurité, la violence, le sexisme, la misère, entretient le sentiment d’une coupure radicale entre ces espaces et la France elle-même .
La fracture coloniale se retrouve aussi dans la crise de l’identité nationale et la difficulté à intégrer l’épisode colonial dans nos représentations collectives, renvoyant en cela à la difficulté de penser la question de la différence . Cette difficulté place la France dans une position de déni très singulière dans l’espace des ex-métropoles coloniales ; mis c’est aussi une réalité vécue et ressentie par des populations issues des espaces ex-coloniaux, dans les ségrégations subies très concrètement et qui sont souvent reliées – à tort ou à raison – à leurs origines « coloniales ».
La question de la diversité et de l’altérité posée par les situations postcoloniales est également manifeste dans les blocages de la République. Aujourd’hui, plus de sept millions de personnes, immigrés postcoloniaux ou Français d’« origine immigrée » – dénomination qui en dit long sur la transmission d’un statut spécifique d’« éternels étrangers » pour les descendants d’immigrés extra-européens – vivent concrètement les métissages postcoloniaux, mais aussi des situations de relégation, de discriminations quotidiennes (à l’embauche, à l’emploi), dont nous peinons à nous expliquer l’ampleur, comme l’indiquent notamment Ahmed Boubeker, Nacira Guénif-Souilamas ou Didier Lapeyronnie dans cet ouvrage .
En effet, montrent-ils, la fracture coloniale est née de la persistance et de l’application de schémas coloniaux à certaines catégories de population (catégories réelles ou construites), principalement celles issues de l’ex-Empire. L’étude que nous avons réalisée à Toulouse en 2003 confirme à cet égard remarquablement les tendances observées lors de l’enquête menée par Alain Girard et Jean Stoetzel en 1949, qui montrait que 63 % des personnes sondées se disaient hostiles aux « étrangers », avec une perception plus ou moins favorable selon les étrangers considérés . Ce sondage révélait déjà qu’une majorité de la population considérait que les « étrangers nord-africains » avaient davantage de difficulté à s’adapter à la vie française (pour 60 % des sondés, leur adaptation était qualifiée de « difficile », voire « impossible ») que les Belges, Italiens, Polonais, Portugais ou Espagnols, pour lesquels la « communauté de mœurs » ou de genre de vie les faisaient apparaître comme plus sympathiques (plus de 60 % des sondés qualifiaient de « facile » leur adaptation). Depuis, la distance physique et culturelle par rapport aux canons hexagonaux n’a fait que se confirmer, au vu des résultats de l’enquête menée à Toulouse, qui montre à quel point les personnes ayant des ascendants issus de l’immigration coloniale souffrent davantage des préjugés de la société d’accueil que celles dont les ascendants sont européens.
L’incapacité du politique face aux mutations de la société française est dès lors saisissante. Il est en effet manifeste que, dès la fin des années 1970, une partie des populations immigrées, notamment maghrébines, a choisi de demeurer en France. Leur concentration géographique, souvent proche de la ghettoïsation, était alors porteuse de cristallisations identitaires potentielles, pour les Français « de souche » comme pour les populations immigrées. Devant cette situation, le discours intégrationniste s’est rigidifié, alors qu’une minorité de la droite dénonçait la « fin de la nation française » (dans sa perspective d’« unité biologique » et « religieuse ») et une « colonisation de la revanche ».
En 2001, la sociologue Nacira Guénif-Souilamas résumait très bien la situation : « Nous ne prenons pas conscience qu’aujourd’hui, les racines des discriminations dénoncées et condamnées remontent à l’époque où l’on prônait trop l’égalité d’accès aux droits et aux devoirs de la République sans jamais en offrir les moyens politiques et institutionnels . » Pourtant, précise Didier Lapeyronnie dans ce livre, « les “banlieues” ne sont pas un territoire conquis et occupé par l’armée et les colons ne sont pas venus s’installer pour “exploiter” les ressources et la population en la maintenant dans une situation de subordination et de dépendance justifiée par le racisme. Mais il n’empêche. Le vécu de la discrimination et de la ségrégation, et peut-être plus encore, le sentiment d’être défini par un déficit permanent de “civilisation” dans les discours du pouvoir, d’être soumis à des injonctions d’intégration au moment même où la société vous prive des moyens de la construire, évoquent directement la “colonie” et donc, pour nombre d’habitants issus de l’immigration, un “passé qui ne passe pas”. »
La question nationale au prisme du colonial
On peut donc s’interroger sur les résistances, en France, à assumer ce passé colonial – y compris dans le monde de la recherche -, comme à penser les articulations colonisation/immigration, alors que ce lien est désormais envisagé dans la plupart des autres ex-puissances coloniales européennes et que cette perspective est présente dans les interrogations du présent.
On peut suggérer que ce déni renvoie, rien de moins, à la forme même de notre société et aux manières que nous avons de nous représenter la nation . La colonisation pose en effet la question du statut de l’altérité, de la différence et de sa place dans la communauté. Or, comment « faire avec » le fait colonial, lorsque l’on sait que ce sont d’ardents républicains qui, sous la IIIe République, donnèrent l’impulsion décisive aux grandes conquêtes des années 1880-1910 et structurèrent les premiers le discours colonial moderne ? Comment faire avec le fait colonial lorsque la République a posé comme principe intangible l’indifférenciation des individus face à l’État, alors même que les politiques coloniales ont fait assaut de créativité pour inventer des statuts d’infériorité pour les « indigènes » ? Comment faire avec cette généalogie, dans laquelle s’intriquent intimement la République moderne et la colonisation ? Comment oublier que c’est la IVe République qui, de l’Indochine à Madagascar, du Cameroun à l’Algérie , et jusqu’à la Ve République avec le 17 octobre 1961, a entraîné la France dans quinze années de guerres interminables ?
Jusqu’à récemment, la réponse à ces questions consistait simplement à évoquer le moins possible ces noces historiques entre le fait colonial et la République. « Elle demande aux citoyens de la respecter, d’en être fiers, quand elle-même refuse de regarder la réalité en face et cherche à masquer, par un rafistolage rapide, les paradoxes du mythe républicain », soulignait ainsi en 2004 l’industriel Yazid Zabeg, proche de la Fondation Montaigne et de l’UMP . L’auteur de ces lignes ne pouvant être qualifié de « rebelle » face aux élites, au pouvoir ou aux institutions, il convient de mesurer le parcours qui l’a conduit à cette analyse. Dans la même perspective, l’historien Patrick Weil, après un long cheminement dans son travail sur la citoyenneté, en est arrivé à une approche assez comparable : il souligne que les « discriminations raciales et ethniques » frappent en priorité aujourd’hui « l’ensemble des Français de couleur, en particulier les Français d’outre-mer ». Précisant qu’il est nécessaire de sortir des blocages anciens et d’ouvrir le spectre historique, car « l’immigration, la colonisation, l’esclavage ne s’opposent pas à l’histoire de France, elles en sont partie intégrante », il conclut ainsi son analyse : « La perception de l’histoire des autres, leur intégration dans l’histoire nationale, c’est l’exigence ultime et nécessaire de la diversité dans la République. »
Est-ce à dire qu’il faudrait placer la République sur le banc des accusés de l’histoire ? Se faire procureur ? Cela n’aurait, pour des chercheurs, pas grand sens. En revanche, il est utile d’évaluer les conséquences actuelles des héritages de la période coloniale, pour des millions de femmes et d’hommes issus de cette histoire, mais aussi pour l’ensemble des Français. Il est pour cela nécessaire de reconnaître que l’universalisme peut-être, parfois, mis au service de politiques de domination et de discrimination qui s’appuient, en dernier ressort, sur une interprétation des inégalités raciales . Non pour briser les réelles potentialités émancipatrices des valeurs révolutionnaires, mais pour, simplement, se confronter au réel. Cela demande certes un effort conséquent, qui renvoie finalement aux représentations que nous nous faisons de la nation.
Or, il y a plusieurs manières d’être nationaliste, et l’extrême droite n’a pas le monopole de cette posture. L’une de ces manières est de croire en une unicité de la France en tant que territoire formé depuis des temps immémoriaux, et en tant que peuple reposant sur une « base ethnique » prétendument unique. L’historienne Suzanne Citron – dans son ouvrage Le Mythe national – a montré très clairement que cette mythologie fondée sur le règne de l’unique a structuré l’enseignement du fait national. L’un des enjeux d’une authentique prise en compte de l’histoire coloniale et postcoloniale est de revenir sur cette conception, afin de montrer que la formation du national est constamment traversée par des flux extérieurs : flux d’hommes (avec les vagues successives d’immigration), de cultures, d’idées, qui irriguent, renouvellent et transforment la nation. La colonisation, sous les formes asymétriques que l’on sait, fut aussi l’une de ces périodes de contacts qui ont favorisé le brassage et le remodelage des mondes. Il s’agit donc de passer de l’un au multiple, opération déjà considérable, et qui permettrait de relativiser ce qui est encore ressassé de manière permanente, à savoir le « génie français » et la « mission universelle » de la France, dans le monde métissé qui est désormais le nôtre.
L’idéologie de l’unique et le principe du « modèle français » gouvernent ainsi le modèle d’intégration des immigrés , lequel a d’ailleurs été inventé spécifiquement pour intégrer les immigrés extra-européens, et surtout les immigrés postcoloniaux, au cours des années 1970 – ce qui tendrait à démontrer que ce modèle, dans sa conceptualisation, n’a rien d’universel et est historiquement situé : le modèle d’intégration emprunte massivement, dans sa conception sinon dans ses politiques concrètes, au modèle colonial d’assimilation formalisé dès la fin du XIXe siècle, ayant évolué entre association et assimilation politique, jusqu’à donner naissance tout au début de la guerre d’Algérie au concept d’« intégration ».
C’est donc bien la question nationale qui est en jeu dans la reconnaissance de l’Autre, et c’est la préservation des valeurs nationales qui autorise, en quelque sorte, à nier celui-ci. Toute la difficulté est de faire de la différence un élément, non de délitement – ce qui est toujours possible -, mais de construction du national. Cela suppose de transformer notre manière de « penser la communauté ». La société française est aujourd’hui traversée par des processus de transformations protéiformes : postcolonial, postindustriel, flux d’immigration, échanges culturels, ouverture à l’Europe, altération des frontières… Comment vouloir figer pour l’éternité ce qui a servi jusqu’alors à construire l’État-nation ? Dans la société métissée qui est la nôtre, cela s’apparente à un pur déni de réalité, déni qui a toutes les apparences d’une fuite en avant, lourde de graves périls.
Comme l’écrivait Pierre Joxe en 1998 : « Il y a encore chez nous l’habitude d’avoir des sujets, de coexister avec des individus de statut inférieur, de faire travailler à notre profit des hommes n’ayant pas tous les droits de l’homme et encore moins ceux de citoyens. […] D’une certaine façon, il manque à la France une prise de conscience sur les crimes commis en son nom durant la période coloniale et durant la décolonisation . » Pour en sortir, poursuivait-il, il faut faire appel à une « culture historique, qui existe chez une fraction de la gauche et de l’intelligentsia, mais qui n’a pas été présente dans le débat politique, qui a été occultée, alors qu’elle serait nécessaire pour comprendre certaines difficultés actuelles ».
Dépasser les tabous de l’imaginaire colonial
C’est à cette compréhension que nous avons voulu contribuer avec ce livre, en faisant appel à des chercheurs appréhendant la question coloniale et ses héritages selon des approches aussi diverses que fécondes. Historiens, sociologues, politologues, démographes, éditeurs, écrivains et praticiens croisent ici leurs analyses sur les héritages coloniaux de la société française, éclairant le concept de fracture coloniale. L’objectif de ces approches multiples n’est pas de mettre en œuvre une interprétation unique de ce concept, mais bien d’en mesurer les diverses dimensions et de mettre en lumière les points de convergence, mais aussi les contradictions, dans les différents champs explorés.
Deux grandes parties structurent ces contributions et précèdent l’analyse de l’enquête menée à Toulouse. La première partie, « Histoire coloniale et enjeux de mémoire », dresse un panorama des origines et prolongements contemporains du passé colonial : origines historiques à travers l’indépendance d’Haïti, la guerre d’Algérie ou les discours républicains sous la IIIe République ; débats qui traversent la société française autour de l’islam ou des Dom-Tom ; enjeux de mémoires dans la sphère législative, dans l’enseignement, au sein de l’université ou dans l’univers des musées. La seconde partie, « République, “intégration” et postcolonialisme », s’attache aux effets de cette histoire coloniale sur la société française : notamment dans les pratiques d’intégration/immigration et les discours qui les soutiennent ; dans la politique étrangère et l’humanitaire, dans les « politiques de la mémoire » ou dans le sport ; enfin, dans la question coloniale et postcoloniale, comme analyseur des représentations et de la construction du national.
Notre approche, dans le prolongement de nos travaux récents , vise à replacer le passé colonial de la France dans la pensée et l’historiographie nationales, afin de produire des perspectives rendant intelligibles les situations postcoloniales. Ce regard sur ce « passé qui ne se pense pas » est, à notre sens, essentiel pour affronter la crise sociale et « identitaire » que traverse la France en ce début de XXIe siècle. Ce livre souhaite donc dépasser les tabous, historiques et politiques, qui contribuent à nous empêcher de comprendre la postcolonialité.
- On peut notamment citer, depuis 2003 : Marc FERRO, Le Livre noir du colonialisme, Robert Laffont, Paris, 2003 ; Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL et Françoise VERGES, La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, Paris, 2003 ; Jean-Pierre DOZON, Frères et sujets. La France et l’Afrique en perspective, Flammarion, Paris, 2003 ; Gilles MANCERON, Marianne et les colonies. Une introduction à l’histoire coloniale de la France, La Découverte/Poche, Paris, 2003 ; Olivier LE COUR GRANDMAISON, Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard, Paris, 2005 ; Addellali HAJJAT, Immigration postcoloniale et mémoire, L’Harmattan, Paris, 2005 ; Patrick SIMON et Sylvia ZAPPI, « La politique républicaine de l’identité », Mouvements, mars-avril 2005 ; Patrick WEIL et Sté-phane DUFOIX (dir.), L’Esclavage, la colonisation, et après…, PUF, Paris, 2005 ; Dominique VIDAL et Karim BOURTEL, Le Mal-être arabe. Enfants de la colonisation, Agone, Paris, 2005.
- François-Xavier VERSCHAVE, La Françafrique. Le plus long scandale de la République, Stock, Paris, 1998 ; Stephen SMITH et Antoine GLASER, Comment la France a perdu l’Afrique, Calmann-Lévy, Paris, 2005.
- Voir Jean-Michel CHAUMONT, La Concurrence des victimes, La Découverte, Paris, 1997.
- Voir Benjamin STORA, Le Transfert d’une mémoire. De l’« Algérie française » au racisme anti-arabe, La Découverte, Paris, 1999.
- Voir Saïd BOUAMAMA, L’Affaire du foulard islamique. La production d’un racisme respectable, Geai Bleu éditions, Roubaix, 2004.
- Voir Antoine RAYBAUD, « Deuil sans travail, travail sans deuil : la France a-t-elle une mémoire coloniale ? », Postcolonialisme. Décentrement, déplacement, dissémination, Dédale, n° 5/6, avril 1997. L’auteur y qualifie la francophonie de « simulacre d’hégémonie de la puissance française », « le lieu de tous les malentendus et de tous les contentieux entre la France et ses anciennes colonies, dont elle n’a pas pu ou voulu se débarrasser ».
- Voir infra, chapitre 12.
- Voir Herman LEBOVICS, Bringing the Empire Back Home, Duke University Press, Londres, 2003.
- Voir Gwénaëlle CALVES, « Les politiques françaises de discrimination positive : trois spécificités », Pouvoirs, n° 111, 2004 ; et Yazid et Yacine SABEG, Discrimination positive. Pourquoi la France ne peut y échapper, Calmann-Lévy, Paris, 2004.
- Voir infra, chapitre 23, une synthèse des résultats de cette enquête (et une présentation plus détaillée en annexe, p. xxx).
- Voir Achille MBEMBE, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Karthala, Paris, 2000.
- Herman LEBOVICS, La Vraie France : les enjeux de l’identité culturelle, 1900-1945, Belin, Paris, 1995 ; Edward W. SAÏD, Culture et Impérialisme, Fayard/Le Monde diplomatique, Paris, 2000.
- Moore BART GILBERT, Postcolonial Theory. Contexts, Practices, Politics, Verso, Londres/New York, 1997.
- En France, dès 1997, un numéro de la revue Dédale dirigé par Abdelwahab Meddeb (Postcolonialisme. Décentrement, déplacement, dissémination, n° 5/6, avril 1997) avait ouvert le débat, avec des contributions de Sami Naïr, Emmanuel Terray, Salman Rushdie, Tzvetan Todorov, Mahmoud Hussein, Édouard Glissant, Jean-Hubert Martin… La même année, on peut aussi signaler la très bonne synthèse, alors passée inaperçue en France, d’Alec G. HARGREAVES et Mark MCKINNEY, Postcolonial Cultures in France, Routledge, London/New York, 1997.