« Les Otages », une contre-enquête captivante
sur les traces des butins coloniaux
au « Soudan français »
Taina Tervonen, franco-finlandaise, a grandi au Sénégal jusqu’à l’âge de ses 15 ans et parle le wolof. Ayant appris enfant l’histoire sénégalaise, elle est surprise à son arrivée en France par le récit colonial français. Les Otages est son deuxième ouvrage publié chez Marchialy après Les Fossoyeuses (2021).
De la France au Mali en passant par le Sénégal, la journaliste Taina Tervonen a enquêté sur le pillage de Ségou, ville prise par les troupes du colonel Archinard en 1890.
par Morgane Le Cam, publié le 4 septembre 2022 par Le Monde Afrique.
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C’est un jeu de pistes à travers le temps, pour briser le silence entourant l’histoire des objets pillés lors de la colonisation du Soudan français, territoire de l’actuel Mali. Dans les musées de France, les cartels apposés sous ces trésors se résument le plus souvent à quelques mots, indiquant le nom de l’officier en ayant fait « don » et la date d’arrivée dans les collections. Ces objets sont pourtant les témoins silencieux d’une violente histoire coloniale. Que l’on préférait garder enfouie ?
Dans Les Otages, contre-histoire d’un butin colonial, paru mercredi 31 août aux éditions Marchialy, la journaliste franco-finlandaise Taina Tervonen part sur les traces de ces bijoux, manuscrits, armes et ustensiles du quotidien, constituant le fameux trésor de Ségou, ville malienne autrefois capitale de l’empire Toucouleur fondé par le chef guerrier et religieux El-Hadj Oumar Tall au XIXe siècle. Un butin pillé par le colonel français Louis Archinard lors de la prise de la ville en 1890.
Depuis Dakar et Saint-Louis du Sénégal – terre de naissance du guide –, en passant par Le Havre, ville d’origine du commandant des troupes françaises au Soudan, ou encore par Fréjus, où était autrefois installé un « camp d’acclimatation et de transit » pour les tirailleurs sénégalais, l’autrice raconte, à la première personne, ses recherches dans les méandres d’archives encore sous-exploitées et ses rencontres avec les gardiens mémoriels de ces objets symboliques de la colonisation.
A commencer par le fameux sabre attribué à El-Hadj Oumar Tall, dont l’empire sera défait par les soldats français à la fin du XIXe siècle. En novembre 2019, Edouard Philippe, alors premier ministre, le restitue au Sénégal. Il s’agit là de la toute première œuvre rendue officiellement à l’Afrique. Mais l’origine du sabre reste douteuse. Alors Taina Tervonen mène l’enquête dans ces contrées sénégalaises « sablonneuses » qu’elle connaît bien, pour y avoir grandi jusqu’à ses 15 ans.
« Volés »
La journaliste, collaboratrice régulière de la revue XXI et du site d’informations Les Jours, emmène le lecteur jusque dans la « grotte-bureau » de l’archéologue Abdoulaye Sokhna Diop, qui fut le premier à affirmer dès 1998 que l’objet n’avait rien à voir avec El-Hadj Oumar Tall. Puis elle fait escale à Halwar, village de naissance de ce dernier, pour en rencontrer les héritiers et rapporter sous forme de dialogues simples et percutants leur version de l’histoire du trésor ségovien.
Au Musée parisien du quai Branly, Taina Tervonen fait aussi une découverte surprenante lorsqu’elle épluche les registres d’archives dans le but de localiser les objets de ce butin dont la valeur avait été estimée entre 200 000 et 250 000 francs français par l’administration coloniale. Plusieurs références à des bijoux sont marquées d’une croix rouge : « “Volés”, indique la légende manuscrite », raconte-t-elle. De quoi accroître sa soif de réponses. Alors elle continue à chercher. Jusqu’à s’apercevoir que d’autres pièces du trésor ont aussi été perdues.
Numéros d’inventaires mal attribués, étiquettes égarées, incendie du Muséum d’histoire naturelle du Havre suite aux bombardements ennemis lors de la seconde guerre mondiale puis inondation de celui-ci en 1994 et, enfin, cambriolages au Musée de l’armée ainsi qu’au Palais de la porte Dorée en 1914 et 1937… Impossible de connaître le nombre exact de pièces du trésor de Ségou qui ont disparu des réserves au fil des décennies.
Mais, pour ce qui est des 96 bijoux en or et en argent pillés et ramenés à Paris, la contre-enquête de Taina Tervonen établira que seules 22 d’entre eux demeurent dans les réserves du Quai-Branly. « Je ne peux m’empêcher de penser à une des nombreuses objections formulées contre les restitutions, écrit-elle. Les Etats africains qui réclament les œuvres ne seraient pas en mesure de les protéger contre les vols et les trafics. »
C’est aussi le constat de Felwine Sarr, auteur avec l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy du rapport sur les restitutions commandé par Emmanuel Macron en mars 2018, Restituer le patrimoine africain (éd. Philippe Rey/Le Seuil), et que Taina Tervonen a rencontré à Dakar. « Au fond, il y a toujours cette idée que l’Africain est incapable, regrette l’intellectuel sénégalais. On se dit qu’on est de ceux qui savent mieux. Or ce qui est intéressant dans le débat sur la restitution, c’est précisément cela : l’espace symbolique qu’il ouvre et qui nous permet de réinventer cette relation. C’est peut-être là le pouvoir de ces objets. »
« Savoir où on va »
Pour « savoir où on va », l’autrice est persuadée, comme le bijoutier qu’elle rencontre à Saint-Louis et à qui elle montre les registres lacunaires recensant les pièces du butin ségovien gardées dans les musées français, qu’il est nécessaire de savoir d’« où l’on vient ». Dans son livre – son second, après Les Fossoyeuses (éd. Marchialy, 2021), elle s’emploie donc à raconter la violence de la colonisation à travers les mots des vainqueurs et des vaincus, déterrés des archives lors de sa quête autour des origines du trésor.
Ainsi, en partant sur les traces du sabre attribué à El-Hadj Oumar Tall, Taina Tervonen se plonge dans l’histoire de son petit-fils Abdoulaye qui, presque au même titre que les objets, sera emmené de force à Paris, où il intégrera l’école militaire de Saint-Cyr avant de mourir de tuberculose peu de temps après. Selon le récit qui circule au Sénégal, le sabre aurait été pris des mains de cet enfant de 11 ans par le colonel Archinard, alors qu’il tentait de défendre sa mère face aux colons.
Dans des lettres envoyées à son ravisseur et dont Taina Tervonen publie de précieux extraits, le prince héritier, qui se dit malgré son rapt « dévoué et reconnaissant » lors de son arrivée en France, finit par « déborder de colère froide » envers cette administration coloniale dont le dessein fut de le couper de ses origines afin d’empêcher qu’il règne et gêne les intérêts français, à l’avenir.
C’est cette domination que raconte l’ouvrage Les Otages. Un asservissement qui, analyse finalement la journaliste, « exige de contrôler le regard, d’en limiter le cadre, qu’il s’agisse d’objets venus d’ailleurs placés dans les musées pour raconter une supériorité naturelle, ou de jeunes gens qu’on instruit jusqu’à un certain point et qu’on n’autorise à regarder que ce qui suscite l’admiration ».
Des milliers d’objets volés lors de la colonisation dorment dans les inventaires des musées français
par Christophe-Cécil Garnier, publié le 9 septembre 2022 par Streetpress.
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Après un débat sur la restitution des œuvres d’art à l’Afrique, la journaliste Taina Tervonen a enquêté entre la France et le Sénégal. Son livre Les Otages revient sur tout un pan de l’histoire coloniale violente, peu abordée dans les musées.
Presque cinq ans après, Taina Tervonen se souvient très bien du discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougou, en novembre 2017. À l’époque, le nouveau président français affirme que la France restituerait « temporairement ou définitivement, les œuvres africaines des musées français d’ici cinq ans ». « Tout le monde était surpris », se rappelle Taina Tervonen. Car le débat sur les retours d’œuvres d’art est « assez ancien, il a commencé dès l’indépendance des États africains », rembobine la plume franco-finlandaise. Le sujet est aussi clivant :
« Ça n’a pas loupé, dès l’annonce de Macron, on a eu des réactions du genre : “Ce n’est pas possible, les musées français vont se vider. Et puis à qui on va restituer ? Et puis, ça nous appartient.” Je caricature à peine. »
La journaliste se demande alors ce que racontent ces objets gardés en France, ce qu’ils ont de « si puissants sur l’histoire coloniale pour que cela suscite un tel débat » avec de telles idées reçues. Trois ans d’enquête plus tard, cela donne le livre Les otages, contre-histoire d’un butin colonial, paru début septembre (aux éditions Marchialy). Taina Tervonen s’est concentrée sur le devenir d’un de ces butins : le trésor de Ségou (Mali), récupéré par un colonel français en 1890, où il aurait mis la main sur le sabre du chef de guerre Oumar Tall. Un moyen pour elle de faire le lien entre deux moments de sa vie : l’auteure a passé une partie de sa scolarité au Sénégal. « J’y ai appris la colonisation version sénégalaise, ce qui n’est pas tout à fait la même version que celle que mes enfants apprennent aujourd’hui à l’école française. » Elle y apprend l’histoire d’Oumar Tall et comprend le pouvoir symbolique lié aux objets volés là-bas. « Il y avait une grille de lecture différente que je trouvais intéressante », raconte-t-elle. Un trésor qui n’est presque pas exposé, éparpillé entre plusieurs musées en France. La famille d’Oumar Tall demande le retour du trésor « depuis les années 90 », « mais on ne leur restitue pas pour autant, je trouvais ce point de départ intéressant » confie Taina Tervonen.
L’occasion d’évoquer de façon plus large la question du butin colonial français qui dort dans nos musées, et qui ne correspond pas toujours à des objets d’art classiques.
Vous soulignez que près de 70% des 69 000 objets africains détenus aujourd’hui par le Quai Branly sont entrés dans les collections entre 1885 et 1960, à l’époque de la colonisation. Que reste-t-il de ce récit colonial ?
Il n’existe plus tellement car l’époque coloniale n’est pas quelque chose dont les Français sont particulièrement fiers aujourd’hui, contrairement à avant, où les objets étaient exposés pour prouver la puissance de la France. Ils ont été porteurs d’une histoire, de la grandeur de la France, de la conquête coloniale. Aujourd’hui, c’est un récit qu’on ne veut plus raconter. Au lieu de parler d’une autre histoire, comment et d’où ces objets sont arrivés dans ces collections par exemple, il y a un silence qui s’est posé. Et ce depuis des dizaines d’années, j’ai l’impression. Seulement un millier d’objets sur les 69.000 sont exposés aujourd’hui, selon les travaux de l’historienne Bénédicte Savoy.
J’habite en France depuis bientôt 30 ans mais je regarde ça avec les yeux d’une personne qui n’est pas française de naissance. Et cette histoire, on ne la traite pas, alors qu’on a une population française là parce qu’il y a eu l’histoire de la colonisation. Des Français originaires du Sénégal, du Mali, de la Côte d’Ivoire, là parce qu’il y a eu une histoire commune qui est la colonisation. On partage une langue, des liens historiques. Mais on fait comme si cette histoire n’existait plus, ou n’avait jamais existé d’ailleurs. Ce qui nous reste, c’est le regard héritier de cette histoire avec toute la violence et la domination qui a été liée mais qu’on ne décrypte plus.
Les bijoux sont là mais on ne se préoccupe pas de leur provenance ?
Oui mais si ce n’était que des bijoux. Il y a par exemple des restes humains qui font partie des butins que la France a ramenés d’Afrique. Des restes humains demandés par des musées français, amenés sur commande par des militaires et qui sont toujours dans les réserves. Ça, on n’en parle absolument pas. Je ne m’y attendais pas du tout. Je ne pensais pas me retrouver face à des lettres où des directeurs de musées d’histoire naturelle écrivent à des commandants : « Ce serait bien que vous m’envoyiez des têtes de Toucouleur [Peuple présent au Sénégal, au Mali et en Mauritanie], car je ne l’ai pas dans ma collection. » Ça raconte une brutalité sur comment on parle d’autres êtres humains. Cette brutalité là, je crois qu’elle existe toujours dans la société française. Elle s’est juste déplacée : elle n’est peut-être pas dans le monde des musées mais ailleurs, sur la façon dont on regarde les personnes noires en France. C’est mon analyse personnelle.
Dans le livre, vous parlez de 114 crânes de Sénégalais au Muséum d’histoire naturelle, par exemple.
Ils sont dans l’inventaire ! Je faisais juste une recherche comme n’importe qui peut le faire et je suis tombé dessus. Je ne me souviens plus de l’intitulé précis de cet ensemble de restes humains, mais il y a tous ces crânes du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Mali, de la Guinée… Je ne sais pas où ils sont aujourd’hui. Je me suis demandé si, dans les réserves des musées, il y a une pièce ou une étagère avec des crânes. Parce que je n’ai pas vu la nouvelle de leur restitution.
Ça vous a révolté ?
Oui. On arrive à un niveau de brutalité et de mépris par rapport à l’autre particulièrement frappant. D’autant que, quand on voit ce qui reste dans les archives, ces commandes sont écrites dans des lettres extrêmement polies, entre « gens civilisés », avec des remerciements. Et cette part de l’histoire coloniale, on n’en parle jamais. Même au Sénégal, dans ma scolarité, je n’ai pas appris cette part-là. J’ai appris la résistance à la colonisation par contre.
À l’époque des pillages, quand les bijoux sont envoyés en France, quelle est la réaction des spectateurs français ?
Il y a une certaine forme d’arrogance. Quand les bijoux sont montrés pour la première fois, des journalistes écrivent qu’il y a des très belles pièces mais que ça ne peut pas être fait par des Africains. En gros, c’est trop beau. L’orfèvrerie très fine doit venir d’ailleurs, pensent-ils. J’ai montré les photos de ces bijoux à un bijoutier Saint-Louisien (Sénégal). Ce qui est intéressant, c’est qu’il les a regardés et a reconnu les formes, alors qu’ils dataient du 19e siècle. Il m’a dit comment les fabriquer, les techniques utilisées, celles qu’ils utilisaient encore. Il m’a dit le nom wolof de ces techniques. Il avait toujours ce savoir-faire. Mais, à l’époque, ce n’était pas possible de se dire que c’était des noirs qui les avaient fabriqués.
Pour les objets du trésor de Ségou, vous avez découvert que certains bijoux avaient été volés. Une des objections pour les restitutions en France est pourtant que les États africains ne pourraient pas les protéger contre le vol et le trafic ?
Quand on regarde l’histoire des bijoux, c’est assez frappant de voir le décalage entre le discours et la réalité. Pour le trésor de Ségou, il y avait au départ 96 bijoux et il n’en reste que 22 aujourd’hui dans les collections du Quai Branly. Il y a eu deux vols et certains bijoux ont aussi disparu : on ne sait pas si ce sont des vols, des numéros d’inventaire ont été mal attribués, ou s’ils ont été tout simplement égarés. Car les bijoux sont petits, ils peuvent se perdre dans les réserves. Les conservateurs le disent eux-mêmes : il y a des objets dont on ne connaît plus la provenance. L’étiquette est parfois tombée et on ne sait pas à quoi ça correspond, quelle est leur histoire. Les conservateurs sont très embarrassés par cette réalité.
Cinq ans après le discours de Macron sur les restitutions, est-ce que les promesses ont été tenues ?
Non, certainement pas ! Quand on regarde la quantité d’objets dans les collections des musées français et le nombre d’objets restitués de fait – moins d’une trentaine je crois à l’heure actuelle –, c’est compliqué de dire que les promesses ont été tenues. Mais les déclarations d’Emmanuel Macron, il faut le souligner, ont suscité un débat en France mais aussi en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne et un peu en Grande-Bretagne aussi. Même si tout n’est sûrement pas dû à ce discours, un débat s’est mis en branle. Les gens qui travaillent dans les musées savent qu’il faut avoir cette discussion. Même s’ils ne sont pas toujours à l’aise. Et c’est ça le changement depuis cinq ans : on sait qu’il va y en avoir des restitutions, la question se pose pour de bon. Cette lame de fond ne va plus s’arrêter.