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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

« La vérité est en marche,
rien ne l’arrêtera »
par Charles Silvestre,
Gilles Manceron, Pierre Audin

Ce livre retrace le combat mené par ce qui a été baptisé « l’appel des douze », lancé le 31 octobre 2000 par L’Humanité, dans la continuité de la lutte du Comité Maurice Audin, fondé en 1957 à l'initiative de l'historien Pierre Vidal-Naquet et du mathématicien Laurent Schwartz. Le 13 septembre 2018, le président Emmanuel Macron a remis « au nom de la République » à Josette Audin, à laquelle il a demandé « pardon » pour l'assassinat de son mari par des militaires français, une déclaration encourageant les recherches sur les disparus de la guerre d'Algérie et a demandé ensuite à Benjamin Stora un rapport sur le passé franco-algérien. A l'occasion de la sortie de cet ouvrage, les Amis de l'Humanité organisent le 12 mars 2022 une rencontre avec Charles Silvestre, Gilles Manceron et Pierre Audin, qui y ont contribué, et la participation exceptionnelle de Florence Beaugé et de Benjamin Stora.

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Présentation de l’éditeur



À l’occasion du soixantième anniversaire des Accords d’Evian marquant la fin de la guerre d’Algérie, ce livre revient sur les années de combat menée pour faire reconnaitre le crime perpétré contre le jeune mathématicien, militant du parti communiste Algérien ; Maurice Audin le 21 juin 1957. Il a fallu plus de 60 ans pour que la France reconnaisse un crime commis en son nom. Cet ouvrage retrace notamment le combat mené par ce qui a été baptisé « l’appel des douze* » lancé le 31 octobre 2000 par L’Humanité.

Le chef de l’Etat a remis, le 13 septembre 2018, « au nom de la république », à Josette Audin, à laquelle il a demandé « pardon », une déclaration encourageant les recherches sur les disparus.

Pourquoi ce « travail de vérité », ne s’engage-t-il officiellement qu’aujourd’hui ? Qu’est-ce qui fait de cet événement, non le miracle d’une sorte de grâce présidentielle, mais une étape dans un long combat devenu, de fait, irrésistible, et trop mal connu ?

Ce livre contribue aux réponses à ces questions.

Eclairé par une introduction de Charles Silvestre coordinateur de « l’appel des douze », par un point d’histoire de Gilles Manceron, de la Ligue des droits de l’Homme et d’une contribution inédite de Pierre Audin, fils de Maurice et Josette Audin il enrichira vos connaissances sur cette période et ses évolutions.

156 pages, format 13×19, Éditions de l’Humanité 11,50 €

* L’appel des douze. (Henri Alleg, Josette Audin, Simone de Bollardière, Nicole Dreyfus, Noël Favrelière, Gisèle Halimi, Alban Liechti, Madeleine Rebérioux, Laurent Schwartz, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet).


Lire l’Appel des Douze à la condamnation de la torture pendant la guerre d’Algérie



L’introduction par Charles Silvestre

(extraits)



Après soixante années de mensonge d’Etat, le président de la république a enfin reconnu, le 13 septembre 2018, pour Maurice Audin, puis le 2 mars 2021, pour Ali Boumendjel, que le mathématicien communiste et l’avocat indépendantiste avaient bien été torturés et exécutés, à Alger, en 1957. Avec le rapport Stora sur la guerre d’Algérie et la colonisation, s’ouvre un « travail de vérité ». L’Humanité qui en a été un acteur, particulièrement en 2000, avec « l’Appel des douze », propose une réédition augmentée de « La torture aux aveux » qui rassemble des témoignages d’une grande portée. En écho à la formule de Zola « La vérité est en marche, rien ne l’arrêtera » dans l’Affaire Dreyfus. Pierre Audin, le fils de Maurice et de Josette Audin, dans un texte inédit pour cette réédition, appelle à la levée du Secret Défense permettant les recherches sur les disparus.

Il a fallu plus de 60 ans pour que la France reconnaisse un crime commis en son nom, le 21 juin 1957, à Alger, contre Maurice Audin, jeune universitaire, mathématicien, anticolonialiste, militant du parti communiste algérien, acquis à l’indépendance de ce pays qui était le sien. Il avait fallu, pourtant, moins d’une année pour qu’un autre jeune universitaire, Pierre Vidal-Naquet, historien, dénonce les coupables et les conditions de l’assassinat de son confrère dans un livre, paru en mai 1958, « L’affaire Audin ».

Le président Emmanuel Macron a remis, le 13 septembre 2018, « au nom de la République », à Josette Audin, à laquelle il a demandé « pardon », une déclaration reconnaissant que Maurice Audin, était bien mort, « torturé et exécuté ou torturé à mort », du fait d’un « système légalement institué ». Légalement, c’est bien, en la circonstance, le mot le plus fort. En son nom, on se donnait le droit de torturer et d’exécuter, bien sûr, sans jugement.

Pour le chef de l’Etat, qui gardera le mérite de cette décision, il « était temps », selon ses propres termes, de rompre avec le mensonge. Depuis le déclenchement de l’insurrection algérienne, le 1er novembre 1954, et l’engagement français dans une guerre qui ne s’achèvera que sept années et demie plus tard, le 19 mars 1962, tous les présidents qui se sont succédé, directement interpellés ou non, ont assumé ce mensonge. De plus en plus assumé dans la gêne et l’hypocrisie. Nicolas Sarkozy n’a même pas daigné répondre, en 2007, à peine élu, à la lettre de Josette Audin qui avait la force de ces mots : « Mon mari s’appelait Maurice Audin. Pour moi, il s’appelle toujours ainsi, au présent, puisqu’il reste entre la vie et la mort qui ne m’a jamais été signifiée ». François Hollande qui lui a succédé, en 2012, recevant Josette, a fait un pas en avant, démentant l’absurde thèse militaire de l’évasion, mais pas deux.

La rupture s’est donc produite, en cet automne 2018, avec un président en exercice. Emmanuel Macron s’est-il dit qu’il ne pouvait, lui, l’incarnation de la nouveauté dont il se targue, se plier à ce déni routinier ? Qu’il n’avait de filiation, ni d’une époque, ni de gouvernants, encore moins de parti politique, comme il l’a fait valoir sur bien d’autres sujets ? Et qu’il se voulait, lui, d’un autre temps, le temps de l’âge moral d’une vieille dame qui, lui coupant la parole pour le remercier, eut droit à ce trait d’humour dans son style : « décidément vous êtes toujours dans l’indiscipline ».

Ces hypothèses ne sont pas sans intérêt pour l’approche de ce moment singulier, mais pèsent de peu de poids pour l’explication plus profonde de ce que l’on peut considérer comme un tournant sur la route sinueuse, accidentée, de ce qui sera nommé travail de vérité sur la torture, la guerre d’Algérie, et la colonisation. Car ce « travail » est loin de se résumer à une question de personne, fut-ce le premier magistrat du pays. Il est, déjà, comme en conviennent ses protagonistes, notamment l’historien Benjamin Stora, dans le rapport qui lui a été commandé, l’affaire d’une société qui a été aux prises avec les démons de la violence, de l’escalade de la cruauté, les démons qui hantent la nuit coloniale. Il est, aussi, un travail de justice pour les morts sans sépulture des djebels, des oueds, et de la Méditerranée. Il est, enfin, un travail de vérité pour les vivants qui ont, aujourd’hui, des deux côtés de la Méditerranée, l’âge de Maurice Audin martyrisé.

Le rôle fondamental de Pierre Vidal-Naquet

Et c’est là que va se produire un premier miracle. La guerre d’Algérie, si dure, si implacable, connait, dés ses débuts, même quand il y a lieu d’en désespérer, des miracles de résistance venus d’hommes et de femmes tout simplement déterminés et courageux. Le premier, s’agissant du cas Audin, s’appelle Pierre Vidal-Naquet. C’est un jeune historien de Caen. Il propose à Josette de prendre l’affaire en mains. Pas comme avocat, mais comme historien qui se livrera à un travail d’enquête. Vidal-Naquet concentre, en lui-même, le juriste qui a une culture du droit, l’enquêteur qui a du nez, et le politique dont l’intelligence lui permettra de travailler avec des militants du parti communiste français avec lequel il a, cependant, des différends. Le 12 mai 1958, sort L’Affaire Audin aux Editions de Minuit de Jérôme Lindon. Retenons bien ce nom !

Le miracle est dans l’audace de ses hypothèses qui, soixante ans plus tard, « tiennent encore le coup », se révélant exactes, reconnues dans un document d’Etat comme fondées. C’est si vrai que, pour se créditer, quant aux faits, et au nom de l’historien de référence, la déclaration présidentielle du 13 septembre 2018 a placé en exergue ces mots : « le système s’était installé sans qu’aucune modification n’ai été apportée au Code pénal, sans que les principes de 1789 aient cessé d’être proclamés comme les bases de l’Etat et que les gouvernements aient cessé de dire que la torture était condamnable, même s’ils s’en prenaient plus volontiers à ceux qui la dénonçaient qu’à ceux qui la pratiquaient ». C’est signé Pierre Vidal-Naquet. On peut imaginer que la famille Audin, avec Josette, Michèle, la fille, et Pierre, le fils, qui ont pris le relai, se serait refusé à saluer le propos d’Emmanuel Macron sans cette reconnaissance d’une vérité dite, déjà, à l’époque, et qui en appelle d’autres…

Sur le site de l’association, désormais nommée « Josette et Maurice Audin », depuis le décès de Josette, le 2 février 2019, une mention est explicite qui exige la vérité pour « 1000 autres. org ». Mille autres cas, bien sûr, de disparus, que celui de Maurice, et qu’il faudra retrouver. Et, ça n’a pas tardé ! Dés le 2 mars 2021, un « disparu » officiel, mais qui ne l’était pas pour tous ceux qui savaient à quoi s’en tenir, est revenu à la « vie » dans sa vérité de supplicié de février 1957. Ali Boumendjel avait bien été torturé, puis jeté d’un sixième étage de l’immeuble d’El Biar, là même où Alleg et Audin durent subir un calvaire. Le président de la république a reconnu cet autre forfait auprès des petits-enfants de l’avocat indépendantiste, ce qu’attendait depuis longtemps Malika Boumendjel, sa veuve, hélas décédée l’année précédente.

Le surgissement, inattendu, de Vidal-Naquet ne relève pas, lui, du miracle. Il relève d’une ténacité à toute épreuve. A toute épreuve, parce qu’elle parût sans fin. Les grands actes d’arbitraire ont toujours misé sur la lassitude et le découragement des victimes et de leurs défenseurs. Ténacité partagée parce que Josette n’accepta jamais de renoncer à interpeller les autorités sur le sort réservé à son époux. Sur les meubles de son logement de Bagnolet ont toujours figuré des photographies d’un Maurice, à la « gueule d’ange », et d’un couple à la bouleversante beauté de sa jeunesse. Nulle glorification dans ces images montrées. Juste le fait de les « garder à vue », de ne rien oublier de ce qui ne s’oublie pas, et de rappeler que c’était « ça » qui avait été assassiné le 21 juin 1957 ! Ténacité partagée, par Vidal-Naquet, parce que ceux qui l’ont connu, de son vivant, savent qu’il était homme et professionnel à ne pas relâcher son effort, comme un coureur de fond, jusqu’à la ligne d’arrivée.

Miracle dans le miracle, le printemps de 1958 est une déflagration de révélations sur la guerre d’Algérie et ses méthodes. Dans Audin, il y a Alleg, et dans Alleg, il y a Audin. Audin a été enlevé, le 11 juin 1957, à son domicile d’Alger, et Alleg a été capturé, le lendemain, au même endroit, devenu une souricière. Mais, dés le 12 février de l’année suivante, en 1958, Vidal-Naquet n’a pas raté la sortie de La Question. Le témoignage d’Alleg le renseigne sur les tortionnaires et leurs « habitudes ». C’est à El Biar, l’immeuble désaffecté qui en deviendra un centre sur les hauts d’Alger, que les deux camarades se sont croisés, sans doute pour la dernière fois. « C’est dur Henri », glisse le cadet à son ainé. Et, plus tard, ayant, lui, échappé à l’enfer, l’ainé répétera concernant son cadet : « n’oubliez pas Maurice ! »

Les deux livres, La Question et L’Affaire Audin, parus quasi-simultanément, aux Editions de Minuit sous la direction de Jérôme Lindon, qu’on baptisera « Jérôme-le-juste », s’ils ont été précédés de premiers témoignages, sont une bombe pour les autorités. Le plus cynique des cyniques s’appelle Guy Mollet. Il est, alors, au moment des faits, président du conseil. Il aura ces mots restés dans les annales : « s’il existe quelques cas de torture, on les compte sur les doigts de la main ». Sa haute hiérarchie militaire, qui en a reçu le pouvoir, a fait taire Maurice Audin en le faisant « disparaître ». Comme l’avocat Ali Boumendjel, et Larbi Ben M’Hidi, l’un des fondateurs du Front de Libération nationale (FLN), pendu dans une ferme.

Mais, on ne peut pas torturer à mort, défénestrer, ou pendre, un livre ! La Question, depuis février 58, a déjà fait son œuvre. Premier tirage de vingt mille exemplaires ? Epuisé ! Deuxième tirage ? Epuisé ! Le livre d’Henri Alleg triomphe par le bouche-à-oreille. Des relayeurs de l’information et du cœur font merveille. Les réseaux sociaux d’aujourd’hui, aussi réactifs et instantanés soient-ils, ne leur arrivent pas à la cheville. L’émotion n’est pas du même ordre. La Question, dés ses premières lignes, bouleverse. Mais, elle n’est pas scandaleuse. C’est dans le récit, sans un mot plus haut que l’autre, froid, « au scalpel » que git, pour ses lecteurs, le scandale. Et, plus le livre est-il saisi, dés le mois de mars, plus on s’arrache les exemplaires réimprimés, à Lausanne, par Nils Andersson, un suédois anticolonialiste résidant en Suisse ! […]

« En attaquant les Français corrompus, c’est la France que je défends »

Henri Alleg n’est pas qu’un homme de combat, il est aussi une conscience, une culture. Ou, plus exactement, les trois, combat, conscience, et culture, à la fois. Il place, en exergue de La Question, cette citation de Jean-Christophe, le roman de Romain Rolland : « En attaquant les Français corrompus, c’est la France que je défends ». Une France a sauvé l’honneur, contre une autre, dans les deux cas. Au carrefour de ces batailles, celles qui s’ouvrent avec l’affaire Dreyfus, contre le racisme et le militarisme, il y a ce nom : Jaurès. Il est l’auteur d’une formule que rien n’est venu démentir : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ; un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale, beaucoup y ramène ». […]

L’onde de choc de l’Affaire Audin a commencé avant même d’être un livre paru le 12 mai 1958. La prétendue disparition a, d’abord, et progressivement, alerté l’opinion, dés le 4 juillet 1957 dans l’Humanité, et le 28 août de la même année, dans Le Monde, puis les universitaires, particulièrement ses pairs, les mathématiciens. Un premier comité Audin est présenté, en novembre. Il est présidé par Laurent Schwartz, médaille Fields, équivalent d’un Nobel pour les mathématiques, qui ne cachait pas ses sympathies trotskystes, accompagné de deux vice-présidents, l’historien catholique Henri-Irénée Marrou, et le géographe communiste Jean Dresch. La symbolique, professionnelle et politique, est d’entrée affirmée.

Le 2 décembre 1957, à Paris, un amphithéâtre de la Sorbonne est comble pour la soutenance de la thèse de Maurice Audin. Mais, bien sûr, Audin n’est pas là, et la thèse sera, en son absence, soutenue « in abstentia ». Les gouvernants sont pris au piège de leurs mensonges. Le ministre-résident, à Alger, du gouvernement Guy Mollet, Robert Lacoste, en rajoute, comme font toujours les seconds couteaux, en stigmatisant « les exhibitionnistes du cœur et de l’intelligence ». Les deux responsables, dont les noms resteront comme une trace noire de la tragédie algérienne, ruineront, pour un temps, le crédit du parti socialiste dont ils sont des dirigeants. […]

Les auteurs de L’Affaire Audin, comme de La Question, ont laissé derrière eux, comme le petit poucet du conte de Perrault, des cailloux qui aident à s’y retrouver. Sur le chemin de l’exigence de vérité, dans la forêt où, le temps passant, on peut se perdre, des rebondissements font office de repères. Le premier date du 6 septembre 1960. Le monde intellectuel et artistique est, à nouveau, en première ligne. Le Manifeste des 121, lancé ce jour-là, prône l’insoumission. « Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien », écrivent les signataires. La réaction des autorités, quand le général de Gaulle est au pouvoir, est sans surprise. Les signataires sont, à l’image des pratiques du Maccarthysme américain, « blacks-listés », autrement dit répertoriés sur une liste noire d’interdits d’antenne. Des responsables zélés appellent à ce que Sartre, lui-même, soit poursuivi. Le général répond par la dérision : « on ne met pas Voltaire en prison »…

Un autre événement lui succède, cette même année, de l’autre côté de la Méditerranée. Le 11 décembre 1960, Alger, et nombre de grandes villes algériennes, sont le théâtre d’un soulèvement populaire, à l’appel du FLN, où surgissent des drapeaux vert et blanc, au croissant rouge, brandis par de très jeunes filles juchées parfois sur des épaules de garçons, offrant une imagerie qui rappelle la « Liberté guide nos pas » de Delacroix. Le cri de liberté de cette génération est une revendication d’indépendance de leur pays qui ne supporte plus sa colonisation. Autant de signaux envoyés des deux bords de la Méditerranée, et se croisant, signaux de rupture avec l’ordre établi, un ordre établi ou rétabli d’une main de fer, que seuls les tenants de cet ordre, ou ceux qui s’aveuglent, ne voudront pas voir.

Les années soixante, sur cette lancée des deux livres-chocs contre la torture de la fin des années cinquante, de la pétition-provocation des 121, puis des secousses en Algérie, l’année suivante, contre la guerre elle-même, s’ouvrent par des manifestations populaires tournant au tragique, à Paris, dans la capitale même de cet Etat qui, comme souvent, en pareil cas, poursuit la guerre jusqu’« à domicile ». Elles se succèdent en moins de quatre mois : le 17 octobre 1961, des milliers de travailleurs immigrés algériens, parqués par un couvre-feu, notamment dans l’immense bidonville de Nanterre, marchent à l’appel de la fédération de France du FLN vers Paris où ils sont reçus à coups de matraques et de fusils par la police du préfet Maurice Papon, aux ordres du gouvernement de Michel Debré, puis poursuivis sans pitié, et jetés, pour un certain nombre d’entre eux, à la Seine. On parlera de dizaines de morts, et jusqu’à cent-cinquante à deux cents. Au procès de Bordeaux, en 1997, le même Papon sera rattrapé par une double accusation, celle des juifs de la Gironde, pour sa complicité dans leur déportation sous l’occupation allemande, et celle des Algériens massacrés le 17 octobre 1961. La répression des maîtres ne fait pas dans le détail des origines.

A peine quatre mois plus tard, le 8 février 1962, une autre répression sanglante frappe, à Paris, à la station de métro Charonne, une manifestation répondant à l’appel des syndicats CGT, CFTC, FEN, et UNEF, auxquels se sont associés le parti communiste et le PSU, contre les attentats meurtriers de l’OAS (Organisation armée secrète), un groupe clandestin de guerre civile qui veut obliger à poursuivre et radicaliser la guerre d’Algérie. Neuf militants de la CGT, dont huit communistes, laisseront leur vie dans ce qui restera comme une tuerie. Le comble est qu’on est à six à sept semaines de la conclusion des accords d’Evian, le 19 mars 1962, entre le gouvernement français et la délégation algérienne du FLN.

Les morts des deux manifestations tragiques, qui se succèdent fin 1961 et début 1962, avaient tout, à priori, pour être rapprochés. Ils étaient victimes de la même guerre proche de son terme, de la police du même préfet, Maurice Papon, du même ministre de l’intérieur, Roger Frey, et sous la même présidence du général de Gaulle, qui joua, alors, au prétexte de ne se laisser dicter la conduite des affaires par personne, un rôle peu glorieux.

Rapprochés, ils le furent plus tard, mais il fallut attendre que s’apaise ce qui s’intitulera la guerre des mémoires. La mémoire de Charonne fut celle, immédiate, de l’indignation populaire stimulée par la puissance militante du parti communiste. Le 13 février, à Paris, dans un pays arrêté, une foule immense accompagnait les cercueils jusqu’au Père-Lachaise. La mémoire du 17 octobre n’eut pas cet honneur.

C’est à partir de là, de cette émotion pour Charonne dont toute une génération gardera l’empreinte et d’un manque à la hauteur du crime pour le 17 octobre, que s’est construit, parfois rétrospectivement, un décalage jugé choquant par des générations suivantes entre les réactions aux deux événements. Les historiens, là encore, sur la durée, parce que leur travail est de longue haleine, se révéleront précieux pour ramener les polémiques à de plus raisonnables proportions. Deux livres-sommes vont s’identifier aux drames respectifs. Le premier est de Jean-Luc Einaudi. Il a pour titre « La Bataille de Paris-17 octobre 1961 ». Sorti en 1991, il aura attendu trente ans. Einaudi n’est pas du métier, mais il s’est livré à un travail de romain, enquêtant cas par cas, lieu par lieu, famille par famille.

Alain Dewerpe est, lui, l’auteur de « Charonne 8 février 1962, anthropologie d’un massacre d’Etat ». Un travail minutieux, aussi complet que possible. Alain Dewerpe était le fils de Fanny Dewerpe, une employée, tuée à Charonne, révoltée par les crimes de l’OAS dont un attentat avait défiguré une enfant, Delphine Renard, et par l’inaction du gouvernement. La reconnaissance de l’historien pour sa mère était dans la rigueur de ce « travail de vérité ». Il s’est même efforcé, ainsi, de rétablir une mesure des mémoires des deux événements. Il voit « un trou de vingt ans dans l’activation de la mémoire du 17 octobre », mais un trou, écrit-il, « ensuite constamment rattrapé ». Et « réaffirmée la chaine qui allie les morts dans leur grandeur, irréductible, et incommensurable, désormais réunis et réconciliés ». Le 8 février 2006, les deux historiens étaient à la même tribune, invités du comité Charonne. Ils tenaient à ne pas « gommer les différences » mais à manifester leur solidarité. Un moment significatif pour les croisements à venir des mémoires, fussent-elles encore conflictuelles.

Jean-Luc Einaudi avait déjà accompli, le 18 avril 2004, un geste symbolique. Ce jour-là, pour le centenaire de la fondation du journal de Jaurès, il accepte de diffuser l’Humanité sur le Pont Saint-Michel, le lieu emblématique de la tragédie du 17 octobre où l’on trouve encore une plaque de marbre qui lui est dédiée. Et, comme toujours, dans son cas, armé d’une conviction qu’il ne se privait pas de faire valoir. Avec l’Humanité, il « défend l’esprit critique dans la presse », surtout quand elle est menacée, et pour le rôle, tient-il à rappeler, que le journal a joué, quatre années auparavant, avec l’Appel des douze contre la torture pendant la guerre d‘Algérie.

L’année 2000 a été, effectivement, ressentie par Jean-Luc Einaudi, comme par bien d’autres, comme l’année d’un tournant dans la mémoire de la guerre d’Algérie réveillée par un nouveau surgissement de la torture. On retrouvera, ici, dans cette réédition, le récit qui en a été fait dans La torture aux aveux publié, il y a vingt ans, aux éditions Au Diable Vauvert, et auquel il n’est nul besoin de retoucher. Rien de franchement nouveau, disions-nous, alors, concernant la guerre d’Algérie et ses méthodes, qu’on ne pouvait savoir déjà, mais une reconnaissance de la torture par des pratiquants, par des responsables qu’on n’attendait plus. Et, plus encore, une extrême sensibilité à ce sujet va se manifester dans les nouvelles générations de l’après-guerre (l’Algérie est indépendante en juillet 1962) qui font basculer une opinion partagée vers une opinion plus tranchée.

Le récit que Louisette Ighilahriz a confié à Florence Beaugé

Comment en est-on arrivés là ? Le 20 juin 2000, dans Le Monde, une Algérienne, Louisette Ighilahriz, se confie à Florence Beaugé, et accuse nommément les chefs parachutistes de l’avoir fait torturer à Alger, en 1957, du 28 septembre au 26 décembre « presque tous les jours ». Deux jours plus tard, le 22 juin, dans le même journal, le général Bigeard qualifie ces accusations de « tissu de mensonges ». Mais le général Massu valide en partie ce récit et avoue dans une certaine mesure ses regrets : « La torture n’est pas indispensable en temps de guerre ». Le 29 juin, dans l’Humanité, Louisette confirme à Hassane Zerrouky ses accusations.

Le 16 septembre 2000, à la Fête de l’Humanité, Lila, c’est son nom de combattante de l’ALN, témoigne pour la première fois en public, en France, et révèle qu’elle a été violée. Quatre cents personnes sont au rendez-vous, dont une bonne moitié d’anciens soldats pétrifiés par ce qu’ils entendent de la bouche de cette femme, appuyée sur des béquilles, déjà âgée, tendue, les nerfs à vif. Cette femme qui n’est plus simplement des mots dans un journal mais un être de chair et d’os, dont on voit bien que la chair et l’os portent l’empreinte de ce que la France lui a infligé. Que fallait-il faire de ce face-à-face qui ne se limitait pas au périmètre de la Courneuve ? Se taire ? Attendre le prochain épisode ? Une Algérienne aux portes de la « Ville lumière » portait de graves accusations, invitait la France à recouvrer sa dignité, à retrouver ses esprits, et la France n’aurait rien eu à lui répondre ? Elle n’aurait, au-delà du cas Ighilahriz, rien à ajouter, toute honte bue ?


Ainsi est né ce que les médias ont nommé « l’appel des douze ». Il s’est en effet trouvé douze personnes pour ratifier, ensemble, un texte demandant au président de la République et au Premier ministre de condamner la torture pendant la guerre d’Algérie. Le texte a été mis au point et arrêté avec les signataires consultés, un par un, sur la base d’une proposition, en commençant par Germaine Tillion, personnage emblématique de l’après seconde guerre mondiale, et en assumant la suite au titre de coordinateur de l’Appel. Ce n’est pas le nombre de signataires qui a compté, mais leur qualité. Six femmes, six hommes, tous à l’époque au premier plan du refus de l’innommable : Alleg, le communiste, indomptable ; Germaine Tillion, admirable figure de l’humanisme ; Josette Audin, le nom même de la douleur et du courage, compagne du jeune mathématicien assassiné en juin 1957 par ses tortionnaires ; Simone de Bollardière qui, au tribunal, fixe le général Aussaresses dans les yeux et lui lance : « Dites enfin comment est mort Maurice Audin ! » ; Nicole Dreyfus et Gisèle Halimi, jeunes avocates tenant tête à Alger à des tribunaux militaires qui avaient la guillotine facile ; Alban Liechti, quatre ans de prison pour refus de porter les armes contre un peuple « qui ne lui avait rien fait » ; Noël Favrelière, le déserteur à l’aube qui sauve son prisonnier promis au pire ; Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, historiens accomplis et artisans inlassables du Comité Audin ; Jean-Pierre Vernant, figure de la Résistance ; Laurent Schwartz, mathématicien, professeur à l’Ecole polytechnique, révoqué pour avoir refusé le mensonge, ou l’honneur fait homme.


Douze témoins, mais il aurait pu y en avoir bien d’autres, qui ont mis leur poids humain, moral, politique dans la balance. Le texte répondait à la fois au souci de Germaine Tillion de ne pas « réveiller les démons de la guerre », d’« exiger simplement la vérité, toute la vérité », et à la préoccupation d’Henri Alleg de caractériser la torture, non comme un excès, mais comme « fille de la colonisation et de la guerre ». Souvent séparés par les événements, particulièrement pendant la guerre froide, ces deux acteurs du XXe siècle, incarnant chacun une résistance, se sont retrouvés. Il y a dans l’histoire des moments de grâce.

L’appel a été publié le 31 octobre 2000 par l’Humanité. Il est présenté le même jour sur France Inter par Madeleine Rebérioux invitée de Stéphane Paoli. Dans Radiocom, avec les auditeurs, les questions fusent, souvent virulentes : « enfin on crève l’abcès ! » « Parlez aussi des horreurs du FLN ! ». L’historienne qui débat en public depuis bientôt un demi-siècle manifeste une remarquable compréhension pour les souffrances et autant de fermeté dans les idées. Le ton est donné. On devine déjà que s’engage l’une de ces controverses dont la France n’est pas avare lorsqu’elles touchent à des événements qui l’ont déchirée. […]

Le 23 de ce même mois de novembre 2000, un coup de tonnerre donne à cette « campagne » l’allure d’une affaire : à la une du Monde s’affichent les « aveux des généraux », en l’occurrence ceux de Jacques Massu et de Paul Aussaresses. Le second fait dans la révélation cynique. Vidal-Naquet qualifiera son livre, paru le 3 mai 2001, de « mémoires d’un assassin ». Aussaresses s’y délecte à raconter comment a été pendu un chef historique, Larbi Ben M’hidi, que l’on dit l’un des plus ouverts parmi les fondateurs du FLN, et le meurtre d’un grand avocat, Ali Boumendjel. Une véritable bombe pour « la grande muette ». Mais l’armée sera prise sous un autre feu, bien plus dangereux pour elle, celui du général Massu qui non seulement reconnait la torture mais en approuve la condamnation, comme le demande l’Appel des Douze, ce qui serait, dit-il, « une bonne chose », se faisant ainsi d’une certaine manière, dira-t-on, avec un brin d’humour noir, le treizième signataire de l’Appel.

La France rattrapée par son histoire

Rien de tout cela n’aurait été décisif si ne s’était produit – réactions en chaîne – un troisième événement, peut-être encore plus capital. Si selon les enquêtes d’opinion alors réalisées, deux Français sur trois exigent des autorités la condamnation de la torture, toutes les générations ne sont pas également représentées. Quand les plus de 65 ans sont encore partagés, les 18-49 ans, souvent qualifiés de « générations droits de l’homme », sont massivement pour la condamnation. On ne peut indéfiniment exalter les droits de l’homme contre le communisme à l’Est, contre les nationalismes arabes au Moyen-Orient, sans que la question soit un jour posée à domicile. Des tortionnaires tels qu’on en poursuit à travers le monde, n’y en aurait-il pas eu chez nous, dans notre histoire récente, sans remonter aux croisades ?

On ne peut plus juger, au sens pénal du terme et jusqu’à preuve du contraire, les faits ayant trait à la guerre d’Algérie. Ils ont été amnistiés. Mais ce ne sont pas les tribunaux qui sont invités à juger de la politique de la France passée, présente et à venir. Particulièrement dans un domaine comme celui de la torture. C’est à l’autorité de répondre de ses actes. C’est à elle que les Douze se sont adressés, soutenus par des milliers de signatures. C’est elle que l’opinion interpelle. Quant à renvoyer la balle aux historiens, plusieurs de ces derniers ont déjà répondu : nous ne vous avons pas attendus pour faire notre travail, et si nous entendons bien le poursuivre, c’est à vous, responsables politiques, de faire désormais le vôtre !

A fuir sa responsabilité, on est toujours, un jour ou l’autre, rattrapé par l’histoire. En avril 2002, candidats à l’élection présidentielle, le président de la République, Jacques Chirac, et le Premier ministre, Lionel Jospin, sont saisis par une nouvelle démarche des Douze. On leur demande de se prononcer sur la responsabilité des gouvernants, avant d’avoir à exercer la magistrature suprême, renouvelée dans le premier cas, et nouvelle dans le second. Ils en resteront au constat des horreurs. Il faut lire, plus loin, leurs prises de position dans ce moment de la vie politique pour mesurer à quel point les enjeux électoraux, personnalisés, peuvent étouffer des premiers accents de sincérité. Et, dans ce pays toujours pas clair sur son histoire, on découvre au soir du 21 avril, que le personnage qualifié pour le second tour n’est autre que Jean-Marie Le Pen, lui-même accusé d’avoir torturé en Algérie !

Le malaise demeure, écrivions-nous en 2004, il ne pourra plus se dissiper. Au premier accroc, la France est observée avec sévérité. L’armée américaine a torturé en Irak ? Les guerres d’occupation sont des fabriques de tortionnaires. Mais la France peut-elle à juste titre s’en indigner sans balayer devant sa porte ? Pinochet pourrait être jugé au Chili pour le Plan Condor, système d’assassinat de militants de gauche mis au point avec le parrain nord-américain : « l’école française de la torture » en Amérique latine est aussitôt citée. Alger, l’Alger de la guerre « par tous les moyens » a infecté Buenos Aires, Rio et Santiago. Qu’un tel vocable ait pu être en usage, ici, et dans le monde, « l’école française de la torture », devrait en conscience empêcher ceux qui ont en charge ce pays de dormir. Mais il faut croire que la conscience pèse moins lourd à leurs yeux, que les cours en Bourse de l’euro !

Les dirigeants d’un pays sont une chose, ses citoyens en sont une autre. Pour ces derniers, même s’ils ne sont pas au bout de leur peine, un impératif s’imposait fort de la relance de l’Appel des douze : le crime de guerre, le crime d’État, s’ils sont établis, doivent être reconnus et condamnés. Même et surtout s’il s’agit de son propre pays, même et surtout s’il s’agit d’une république, même et surtout si un gouvernement dit de gauche, en l’occurrence le gouvernement socialiste de Guy Mollet, a été un temps aux postes de commande, même et surtout s’il s’agit de la France. Ce « même et surtout », expression de Germaine Tillion, est décisif. On sait bien qu’en 1914 contre les « Boches », en 1947 en Indochine contre les « Viets », en 1954 en Algérie contre les « Fells », on a tendance à tout pardonner, même le pire, quand le pire est commis par les siens. Il existait, au début des années 2000, des drôles de républicains, et il en existe encore aujourd’hui, pour qui ce travail de vérité est malfaisant parce qu’il entacherait une certaine idée de la France. Comme si on ne savait pas, depuis l’affaire Dreyfus, que la République n’a de pire ennemi que la dissimulation !

Sans l’avoir voulu, l’Appel des douze fonctionne comme un passage de témoin. Pacte des générations dont l’avenir est entre leurs mains. La prise de conscience est un combat. Et d’abord en ce qui concerne les soldats d’Algérie. Certaines associations d’anciens combattants ont commencé par prendre le parti de la dénégation. Certes le sensationnalisme médiatique, selon les règles duquel le général Aussaresses est omniprésent quand le général de Bollardière est absent des écrans, laisserait croire que l’armée française dans son ensemble était une armée de tortionnaires.

Le mensonge ou la vérité sur la guerre portent un enjeu considérable. L’aveuglement de l’union sacrée qui a survécu au massacre de la guerre 1914-1918 a permis les Croix-de-Feu et l’émeute fascisante du 6 février 1934 contre la République. La juste critique de la guerre, le refus du chauvinisme et l’internationalisme de Barbusse et Vaillant-Couturier, fondateurs de l’Association républicaine des anciens combattants, ont compté dans l’antifascisme et la victoire du Front populaire de 1936.

L’insurrection algérienne, au moment où est paru La torture aux aveux, avait cinquante ans. Quel encouragement, depuis, écrivions-nous, pour le travail de mémoire, que le chemin parcouru ! Des livres sont édités ou réédités, des émissions et des films réalisés, des programmes d’enseignement revus. La justice a rendu, contre l’apologie de la torture d’un Aussaresses, un jugement dont les attendus font date. Il y est question des crimes de guerre et de la responsabilité des gouvernements de l’époque. L’absurde aura voulu qu’Aussaresses soit condamné, non pour avoir torturé au moment des faits, mais pour avoir plus tard légitimé cette pratique. Les débats, comme on pouvait s’y attendre, se sont multipliés sur le fait colonial. De nouvelles évolutions seront inéluctables. Elles pourront être longues et douloureuses, ou bienfaisantes pour beaucoup, sinon pour tous. […]

La nouvelle séquence ouverte par le rapport Stora

Le sens de l’Appel des Douze est clair et s’avère encore pertinent dans la nouvelle séquence ouverte par le rapport Stora. Il se résume en quelques mots : devoir de vérité sans restrictions, refus de l’esprit de vengeance, lucidité sur l’engrenage dominant-dominé, désignation des responsabilités politiques jusque dans les crimes d’État, non-complaisance pour les atrocités de « l’autre camp », invitation à la réflexion de tous les citoyens. C’est le message que l’on peut garder d’un personnage-phare comme Germaine Tillion.

Les autorités de la République, celles d’aujourd’hui comme celles de demain, seront confrontées, qu’elles le veuillent ou non, à cette demande des deux côtés de la Méditerranée. Qu’elles jouent le jeu de la vérité et celle-ci sera une œuvre commune, contradictoire s’il le faut, ici et dans une Algérie qui n’attend que cela après des décennies de non-dits sur sa propre et lourde histoire. Mais qu’elles fuient cette vérité par calcul ou pour complaire à ceux qui la refusent encore, et la France en souffrira pour longtemps dans le regard qu’elle porte sur elle et dans la confiance, l’estime des autres peuples.

Aujourd’hui, en 2021, à l’approche du 60éme anniversaire de la signature, le 19 mars 1962, des accords d’Evian, qui mettait fin à la guerre d’Algérie, s’ouvre un nouveau parcours. Après la reconnaissance par l’Etat français de la torture dont il était responsable, le 13 septembre 2018, pour Maurice Audin, et le 2 mars 2021, pour Ali Boumendjel, après le rapport Stora ouvert aux mémoires, le « travail de vérité » que l’on annonce sera, à l’évidence, encore ardu, voire périlleux, du fait de tout ce que la dernière des guerres coloniales françaises a semé. Mais il peut être prometteur, voire salvateur, si la compréhension, la générosité, le désir sincère d’un futur partagé, l’emportent sur les rancœurs dont cette époque, trop souvent, se nourrit encore.

Avant de clore cette introduction, et de rappeler « les pièces à conviction » de l’Appel des douze qu’on lira ensuite, on nous permettra de saluer trois familles d’esprit et de cœur qui ont joué un rôle particulier dans cette histoire qui est loin d’être finie : la famille de Josette et Maurice Audin, jusqu’à Michèle et Pierre, toujours déterminés à entretenir une flamme qui n’est pas que familiale ; la famille des mathématiciens, les « matheux », depuis Laurent Schwartz jusqu’à Cédric Villani, aux engagements politiques si contrastés, mais d’une remarquable continuité dans la profession, en passant par Gérard Tronel qui fit du prix Maurice Audin, franco-algérien, un carrefour d’intelligence et de fidélité ; sans oublier la famille de l’Humanité, non par devoir, mais pour l’engagement, la passion, dont ses journalistes ont fait preuve, pour que s’expriment les douze grands témoins et acteurs au fil de portraits et d’entretiens qu’on peut, aujourd’hui, découvrir ou redécouvrir. C’est cet ensemble que Mohammed Harbi a qualifié, le 2 juin 2005, dans Le Monde des livres, de document « d’une importance historienne inégalable ». On laissera à l’historien algérien ce mot de la fin.


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