- Comment expliquez-vous qu’à la lumière du débat sur le référendum pour la réconciliation nationale, le passé remonte à la surface avec la question des harkis, des pieds-noirs et de l’identité nationale ?
L’Algérie est rattrapée par son passé. Un des problèmes qui se pose aux Algériens depuis qu’ils sont entrés en état d’opposition frontale avec le système colonial, c’est « qui sommes-nous ? ». Autrement dit, quels sont les fondements de notre identité et, pour l’avenir, quels sont les fondements de la communauté politique. Des réponses ont été données par les ouléma et par le PPA dans les années 1930, mais elles occultaient totalement le problème de la diversité culturelle et celui des antagonismes sociaux ; or, il y a toute une composante de la société qui avait une vision séculière de l’Algérie future. Si on veut obtenir la cohésion de la société algérienne, il faut que ces problèmes soient repensés démocratiquement. Le tissu social algérien, contrairement à celui de la Tunisie et du Maroc, a été déchiré en profondeur. Prenons un exemple, celui de la diaspora algérienne, des milliers de gens ont été touchés par l’exode à la suite de la conquête et ils se sont retrouvés au Maghreb et dans les pays islamiques. La révolution nationale les a ramené vers leur pays. Or que constatons-nous aujourd’hui ? On a tendance à les définir par leur origine géographique et non par la volonté politique.
- Comment analysez-vous les déclarations du président Bouteflika sur les enfants de harkis et les pieds-noirs ? Sont-elles à mettre à l’actif de l’écriture de l’histoire et d’un rapprochement entre l’Algérie et la France ? Ou d’une actualité nationale ?
La conjoncture, soit, le traité d’amitié avec la France dont on parle tant, a joué beaucoup plus que le débat sur la réconciliation nationale. Tout le monde sait qu’il y a un contentieux sur la question des harkis. Ce contentieux est aussi la conséquence de l’attitude qu’ont eue parfois les autorités algériennes à l’égard des enfants de harkis qui se rendaient en Algérie. J’ai eu des étudiants qui ont été bloqués là-bas et à qui on a voulu faire faire le service national. D’une part, on les rejetait et d’autre part on voulait leur faire assumer des devoirs de citoyens algériens. De ce point de vue, la déclaration du président Bouteflika constitue une ouverture. Il admet que les enfants des harkis n’ont pas à être pénalisés pour la conduite de leurs parents. Reste que nous devons procéder à la réévaluation de la question des harkis. C’est une question complexe. Nous avons intérêt à examiner de plus près les motifs de l’engagement dans le camp français. Nous n’avons aucune raison de traiter ceux qui se sont comportés en mercenaires de la même manière que ceux qui ont été victimes de la conjoncture. Il y a de vrais criminels de guerre parmi les harkis, à l’instar de ceux du commando George. Le fait que des membres de l’armée de libération se soit mal comportés ne justifie pas l’appui au camp adverse. Il y avait une cause nationale à défendre.
- Comment expliquer le fait que beaucoup d’Algériens aient rejoint l’armée française ?
Il y a une réponse à cela, une bonne majorité allait aux harka comme on va à l’usine. Dans leur majorité, les harkis n’étaient pas motivés politiquement. Ils ne constituaient pas une alternative politique. Ceux qui étaient motivés politiquement étaient hauts fonctionnaires, députés… Ceux-ci n’ont pas eu à subir de la même manière l’opprobre du peuple, beaucoup se sont recyclés dans de très bonnes conditions. Il y a dans cette question des harkis un aspect de classe qu’il ne faut pas occulter. Ce sont les pauvres qui ont le plus payé.
- Quelle réalité recouvre le problème harki en Algérie ?
Pour l’Algérie, il y a des cas d’individus déterminés qui, dans l’épreuve coloniale se sont comportés d’une manière ou d’une autre. La communauté harkie s’est constituée en France à partir d’un statut d’exclus, de victimes de la politique gouvernementale française. Pour ce qui est de l’Algérie, réparer des injustices contre des individus déterminés, des familles, c’est une chose, traiter cette question comme celle d’une communauté n’est pas acceptable. Du point de vue strictement humain, en Algérie on a trop tendance à abuser de la généalogie. « C’est le fils de tel, de tel », indépendamment de ce qu’il est lui-même. Reste que l’Algérie doit assumer son histoire, et comment l’assumer si elle ne réexamine pas les voies qui ont mené un certain nombre d’Algériens à se situer dans le camp français. C’est important, car cela pose aussi le problème de la cohésion nationale.
- La volonté politique de regarder de près ce problème existe-t-elle aujourd’hui en Algérie ?
En tous les cas, c’est un ton nouveau. Est-ce que cela va permettre de sortir des pesanteurs du passé, cela reste à voir.
Nadjia Bouzeghrane