4 000 articles et documents

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024
Karfa Diallo, président de DiversCités, devant le buste de Toussaint Louverture, à Bordeaux.

La mémoire à vif

Héritiers de ce passé traumatique, des Français issus de l'immigration s'en emparent pour dénoncer les injustices qu'ils subissent; les travaux de spécialistes et les projets commémoratifs se multiplient... Longtemps refoulée, l'histoire coloniale de la France refait surface. Dans la confusion. Par Boris Thiolay [L'Express du 22 septembre 2005]
photos © J.-P. Guilloteau/L'Express

Look sportswear, bagou imparable, Jean-Philippe, 17 ans, semble à l’aise dans ses baskets. Mais là ce lycéen d’origine antillaise, élève en classe de première dans un établissement de la Seine-Saint-Denis, s’emporte: «Je n’ai jamais trouvé un héros noir dans mes livres d’histoire. On nous prend toujours pour des esclaves, ou quoi?» A 24 ans, ce jeune homme affable a tout pour lui: un DESS de management en ressources humaines, un appartement qu’il compte bientôt partager avec sa copine, étudiante en droit, et l’envie d’en découdre avec l’avenir. Des dizaines d’entreprises lilloises ont vu passer son CV. Aucune réponse. Sauf une fois. Quand Mustapha s’est rebaptisé d’un nom bien «gaulois». «Quoi que je fasse, dit-il, on me renvoie à mes origines.» Aujourd’hui, on le retrouve au local lillois des Indigènes de la République, ce conglomérat mêlant personnalités de gauche et d’extrême gauche, militants d’associations issues de l’immigration maghrébine et africaine et opposants à la loi contre le voile. Esclaves, indigènes, des mots violents, excessifs, venus d’une autre époque. Des mots plaqués sur des inégalités vécues aujourd’hui, mais qui renvoient, encore et toujours, la France à son passé colonial.

Karfa Diallo, président de DiversCités, devant le buste de Toussaint Louverture, à Bordeaux.
Karfa Diallo, président de DiversCités, devant le buste de Toussaint Louverture, à Bordeaux.

Dieudonné a allumé la mèche

C’est la grande affaire de ces derniers mois. On croyait l’histoire de l’ex-Empire français archivée, digérée. Une affaire d’anciens combattants et de spécialistes, dont se moquaient les jeunes générations, qui ont élevé Zinedine Zidane et Yannick Noah au rang d’icônes nationales. Elle revient comme un boomerang sur la place publique. Depuis des mois, la France a la mémoire qui flambe. Sinistre symbole: c’est Dieudonné qui a allumé la mèche. Sous couvert de défendre la cause des Noirs en France, l’humoriste s’est abîmé dans des diatribes antisémites, affirmant que les juifs «ont fondé des empires sur la traite négrière et l’esclavage». En janvier dernier, les Indigènes de la République lancent un appel provocateur, assimilant la France à un Etat colonial: «La République de l’égalité est un mythe. […] Les personnes issues des colonies, anciennes ou actuelles, et de l’immigration post-coloniale sont les premières victimes de l’exclusion sociale.» Et, dans le même temps, la France délivre des messages contradictoires en direction de ses anciennes colonies et, par contrecoup, envers les membres de la population française qui en sont issus. Au printemps 2005, soixante ans plus tard, pour la première fois, l’Etat français reconnaît le caractère «inexcusable» des massacres de Sétif, en Algérie, le 8 mai 1945 (des milliers de victimes en représailles d’une émeute qui avait causé la mort d’une centaine d’Européens). Mais, le 23 février dernier, le Parlement avait adopté une loi de «reconnaissance en faveur des Français rapatriés», dont l’article 4 stipule que les «programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord». Aussitôt, un collectif d’historiens avait dénoncé une tentative d’imposer une «histoire officielle». Cet été, des sénateurs socialistes et communistes ont déposé une proposition de loi demandant l’abrogation de cet article 4. Un article qui empoisonne aujourd’hui les relations diplomatiques entre la France et l’Algérie et qui complique la signature du traité d’amitié prévu entre les deux pays. En juillet dernier, Philippe Douste-Blazy, ministre des Affaires étrangères, qui fut pourtant l’un des initiateurs de la loi du 23 février, recommandait la mise en place d’une commission mixte d’historiens français et algériens pour aplanir les divergences historiques.

Une posture de colonisés

Le débat franco-français, lui, ne fait que commencer. Alors que les historiens s’emparent à nouveau du sujet, plusieurs lieux mémoriels et historiographiques d’envergure – Mémorial national de la France d’outre-mer à Marseille, Mémorial à l’abolition de l’esclavage à Nantes, Cité nationale de l’histoire de l’immigration à Paris – doivent ouvrir leurs portes ces deux prochaines années. Et, plus modestement, Bordeaux vient de mettre en place un comité de réflexion sur la traite des Noirs.

Des membres de la branche lilloise des Indigènes de la République devant leur local.
Des membres de la branche lilloise des Indigènes de la République devant leur local.

Comment sortir de ce passé traumatique ressassé, remâché? La question est d’autant plus complexe qu’elle renvoie inévitablement au débat sur l’immigration et à l’enracinement dans la société de jeunes Français issus de minorités «visibles». Est-il légitime de se revendiquer d’ascendants colonisés ou réduits en esclavage pour réclamer plus d’égalité? Comment éviter une guerre des mémoires, une surenchère des souffrances, entre des communautés travaillées par la montée des communautarismes et la tentation du chacun-pour-soi victimaire?

«C’est un enjeu majeur, car il y a, en France, des millions de personnes qui sont le produit de cette histoire coloniale: pieds-noirs, Maghrébins, Africains, Asiatiques…, affirme l’historien Pascal Blanchard, qui a codirigé l’ouvrage collectif La Fracture coloniale (la Découverte). Et, si la période de la colonisation est achevée, nous portons en nous un héritage qui continue d’influer sur les rapports sociaux. Nous n’avons pas encore décolonisé nos imaginaires.» Les clichés, parfois inconscients, accolés aux Noirs, aux Arabes, aux Asiatiques ont la peau dure. A force d’être relégués dans des banlieues ghettos, les habitants des «quartiers», nés ici, auraient fini par intégrer une posture de «colonisés». «Les termes de sauvageons, de territoires perdus ont des effets désastreux, relève le sociologue Didier Lapeyronnie. On ne s’adresse plus à des individus, mais à des groupes indifférenciés: les jeunes, les mamans, les grands frères.»

C’est dans ce magma identitaire, ce miroir déformant que se sont engouffrés les Indigènes de la République. «Comme les indigènes, nous sommes soumis à un traitement d’exception, affirme le sociologue Saïd Bouamama, l’un des initiateurs de l’appel. On nous demande de renoncer à nos origines tout en nous déniant le droit d’être des Français comme les autres. Les quartiers populaires sont gérés suivant trois principes issus du modèle colonial: réprimer la masse, promouvoir une élite aux ordres et émanciper les femmes, même contre leur gré.» Rien que ça. Encore reste-t-il à démontrer que le statut d’indigène est transmissible ad vitam aeternam… D’ailleurs, une étude récente du Centre d’étude de la vie politique française (Cevipof), intitulée «Rapport à la vie politique des Français issus de l’immigration», montre que l’intégration est en marche. Pour ces Français d’origine maghrébine, africaine et turque, les problèmes d’intégration n’arrivent qu’au cinquième rang (sur huit) de leurs principales préoccupations, bien loin derrière le chômage. Par ailleurs, les ouvriers et employés d’origine immigrée affichent une plus grande confiance dans le système démocratique hexagonal que leurs homologues français de souche.

Stèle au Jardin tropical de Nogent-sur-Marne, site de l'Exposition coloniale de 1907.
Stèle au Jardin tropical de Nogent-sur-Marne, site de l’Exposition coloniale de 1907.

«Vingt ans après la Marche des beurs, nous assistons à une montée des revendications chez les Noirs de France, d’origine antillaise et africaine, note cependant Pap N’Diaye, historien et membre du Cercle d’action pour la promotion de la diversité en France (Capdiv), un collectif impulsé par des chercheurs et des responsables associatifs. Cette minorité visible dans la rue, mais beaucoup moins sur les écrans ou dans les instances de pouvoir, réclame une égalité réelle. Et cette demande s’appuie aussi sur la reconnaissance d’une histoire marquée par le fait colonial.»

Dans ce cahier de doléances, un lourd chapitre focalise les rancœurs. Malgré la promulgation, en mai 2001, de la loi Taubira reconnaissant «la traite négrière et l’esclavage comme un crime contre l’humanité», la mémoire sur ce sujet est à vif. La traite négrière, qui reste la plus grande déportation d’êtres humains par son ampleur et sa durée, a pourtant fait l’objet de vastes recherches historiques. Dans Les Traites négrières. Essai d’histoire globale (Gallimard, 2004), livre salué par le prix du Sénat, l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau rappelle qu’il existait trois filières de traite. De 1450 à 1867, les grandes nations européennes, par le biais du commerce triangulaire, ont déporté et vendu 11 millions d’Africains. Du VIIe siècle aux années 1920, la traite arabo-musulmane aurait conduit à la déportation d’environ 17 millions d’êtres humains. Quant à la traite «interne», entre royaumes africains, elle aurait réduit en esclavage près de 14 millions de personnes. Cette simple mise en perspective lui vaut aujourd’hui des haines farouches de la part d’une poignée d’excités.

«La mémoire de l’esclavage est sensible, mais elle est aussi très complexe. On ne peut pas se satisfaire d’une vision manichéenne sur le sujet, souligne Frédéric Régent, historien guadeloupéen, auteur d’Esclavage, métissage, liberté (Grasset). Du fait de métissages très précoces, l’ensemble des Domiens compte parmi ses ancêtres des esclaves et des propriétaires.» Autre exemple éclairant cité par Frédéric Régent: au XVIIIe siècle, à Saint-Domingue, 30% des esclaves appartenaient à des «libres de couleur», c’est-à-dire des Noirs affranchis.

«Sortir des querelles de chiffres»

Pour l’historienne Françoise Vergès, vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage, créé en janvier 2004 sous la tutelle du ministère de l’Outre-Mer, «il faut sortir des querelles de chiffres et des concurrences morbides. L’esclavage est un crime contre l’humanité, pas un génocide. Le but des négriers n’était pas de faire disparaître les esclaves, mais de les vendre». Elle insiste également sur l’importance d’instituer rapidement une «Journée nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et leurs abolitions». Pour l’heure, la date du 10 mai, proposée par le comité, n’a pas été officialisée par le gouvernement. Et, déjà, les associations se querellent autour du calendrier. Certaines penchent pour le 27 avril, en hommage au jour de 1848 où Victor Schœlcher fit définitivement abolir l’esclavage sur l’ensemble du territoire français. D’autres, estimant qu’il convient d’honorer la lutte pour l’émancipation plutôt que la République rendant «généreusement» leur liberté aux esclaves, préféreraient le 23 mai: ce jour-là, en 1998, 40 000 personnes participaient, à Paris, quelques semaines après le 150e anniversaire de l’abolition, à une marche silencieuse. D’autant plus silencieuse qu’elle fut quasi ignorée par les médias…

Des tirailleurs marocains, Mohamed Mechti (au centre).
Des tirailleurs marocains, Mohamed Mechti (au centre).

Il n’empêche, les choses progressent. Les musées de France procèdent à un inventaire des objets et documents liés à l’esclavage. Les Archives nationales sollicitent les particuliers qui pourraient être tentés de vendre lettres et manuscrits familiaux relatifs à la traite. A Bordeaux, Karfa Diallo, 34 ans, président de l’association DiversCités, harcèle depuis dix ans la municipalité, qu’il accuse «d’entretenir l’amnésie sur l’histoire du deuxième port négrier de France», dont les navires déportèrent 150 000 Africains vers les Amériques entre 1729 et 1826. Prise de conscience ou résultat d’un lobbying irritant? La municipalité a mis en place, au mois de juillet, un comité de réflexion sur la traite des Noirs à Bordeaux, présidé par l’écrivain Denis Tillinac. A charge pour lui de «proposer des projets permettant d’inscrire officiellement la traite dans la mémoire collective de la ville». Affaire à suivre. En attendant, en juin dernier, Hugues Martin, député maire (UMP) de Bordeaux, et Magali Comeau-Denis, ministre de la Culture de la république d’Haïti, inauguraient, dans le quartier de la Bastide, sur la rive droite de la Gironde, un buste de Toussaint Louverture et le square qui lui est dédié. Il s’agissait de célébrer le père de l’indépendance haïtienne (1804), l’un des héros de la révolte des esclaves. De quoi apaiser l’association de Karfa Diallo, même si tout le monde oublie qu’avant la première abolition, en 1794, sous la Révolution française, Toussaint Louverture fut lui-même propriétaire d’esclaves… Karfa Diallo, d’ailleurs, réclame toujours l’édification d’un mémorial de la traite des Noirs. Le combat continue. Jusqu’à quand?

«Nous sommes confrontés à une concurrence mémorielle, qui résulte d’une méconnaissance de l’histoire coloniale et d’un désintérêt pour l’histoire de l’immigration, relève Benjamin Stora, spécialiste de la guerre d’Algérie. Pourtant, cette histoire est commune à tous les Français. Il faut l’enseigner, l’afficher, dans sa diversité. Faute de quoi on laisse le champ libre à toutes les manipulations. Les Indigènes jouant sur le registre de la culpabilité, les nostalgiques de l’Algérie française sur celui de la revanche.»

Commémorer mais aussi enseigner

Chargé du futur mémorial national de la France d’outre-mer, l’historien Jean-Jacques Jordi entend «aborder sereinement tous les aspects de l’histoire coloniale, négatifs comme positifs. On ne peut pas réduire la présence française outre-mer à une série de massacres». Au printemps 2007, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ouvrira à la porte Dorée (XIIe arrondissement de Paris), dans les locaux qui abritèrent le musée des Colonies, puis le musée des Arts africains et océaniens. Un choix assumé. «Nous souhaitons mettre en évidence les liens entre la colonisation et les flux migratoires qui ont suivi les indépendances. Ces deux histoires sont indissociables pour comprendre la diversité culturelle qui existe aujourd’hui en France.» Le musée envisage également d’exhumer de ses entrepôts des pans de l’Exposition coloniale de 1931. En six mois, 33 millions de tickets furent écoulés. Les Français se pressaient pour célébrer la grandeur de l’Empire et se délecter du spectacle vivant des indigènes, réduits au rang d’attractions. «Revenir sur cet événement, avec la distance critique nécessaire, peut permettre de déconstruire le discours colonial de l’époque», poursuit Luc Gruson, directeur du futur musée. Autre projet: éditer pour l’Education nationale des kits pédagogiques sur l’histoire coloniale et l’esclavage.

Commémorer, donc, mais aussi enseigner. L’Histoire comme remède aux turbulences de la mémoire. La connaissance plus que l’émotion. Si la guerre d’Algérie, la colonisation, les indépendances sont enseignées «dans leur complexité» depuis les années 1980, l’histoire de la traite et de l’esclavage fait figure de parent pauvre, excepté aux Antilles. La loi Taubira prévoyait pourtant que «les programmes scolaires [lui] accordent la place conséquente qu’ils méritent». On attend toujours la circulaire de mise en application. Bien souvent, l’évocation de cette période repose sur la bonne volonté des enseignants, leur connaissance du sujet et la disparité des manuels disponibles. Avec la difficulté supplémentaire de faire saisir aux élèves la dimension universelle d’un crime contre l’humanité. «Il y a une forte demande, surtout dans des classes qui comprennent 70% d’enfants issus de pays anciennement colonisés, indique François Durpaire, professeur d’histoire et auteur de Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois (Hachette). Et ça se passe bien. Il ne faut laisser aucune zone d’ombre pour sortir de l’affectif. Au bout d’un quart d’heure, même les plus remontés abandonnent leurs idées préconçues.»

Pourquoi ne pas aborder ces événements douloureux par le biais de la littérature, de la philosophie ou du droit, comme le préconise Françoise Vergès? Le cinéaste Rachid Bouchareb, lui, a décidé de montrer au grand public un autre point sensible de l’histoire coloniale française. Au printemps prochain, son film Indigènes mettra à l’affiche Jamel Debbouze, Samy Naceri, Roschdy Zem et Samir Bouajila dans le rôle de quatre tirailleurs, durant la campagne d’Italie, en 1943, la libération de la Provence et la remontée vers l’Alsace, en 1944. Quatre parmi les 400 000 soldats coloniaux qui servirent dans les rangs français durant la Seconde Guerre mondiale. A Bordeaux, on croise encore quelques-uns de ces anciens combattants, végétant entre le foyer Sonacotra, les bancs publics et l’association Alifs, qui leur apporte un soutien juridique. Malgré le dégel de sa pension, en 2002, Mohamed Koukh, 75 ans, quatorze années de service au 1er régiment de tirailleurs marocains, cinq mois de captivité en Indochine, n’a droit qu’à 55 euros mensuels s’il reste au Maroc. Alors il a choisi de venir en France, pour toucher le minimum vieillesse: 599 euros. Ici comme là-bas, l’ancien combattant est dans le camp des vaincus. Mais Mohamed préfère en sourire: il n’a plus l’âge de repartir au combat.

Boris Thiolay

Facebook
Twitter
Email