(The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge),
de Valentin-Yves Mudimbe,
traduit de l’anglais par Laurent Vannini, Présence africaine,
« Histoire, politique, société », 516 p., 20 €.
Valentin-Yves Mudimbe est un philosophe, écrivain, poète et critique littéraire. Il a enseigné au Haverford College et à l’université Stanford. Il enseigne actuellement à la Duke University (Durham).
L’Invention de l’Afrique, de Valentin-Yves Mudimbe :
un incontournable des études africaines
par Séverine Kodjo-Grandvaux, publié dans Le Monde, le 15 mai 2021. Source
Trente-trois ans. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps pour traduire l’essai incontournable des études africaines, The Invention of Africa, de Valentin-Yves Mudimbe ? Voilà une énigme qui n’a cessé de hanter Mamadou Diouf. Enseignant à l’université Columbia, à New York, il dirige la collection dans laquelle paraît L’Invention de l’Afrique. « C’est probablement l’un des livres des études africaines les plus utilisés dans le système universitaire. Il n’y a pas un étudiant en ce domaine qui ne l’ait lu », avance-t-il.
Et pour cause, L’Invention de l’Afrique est devenu un classique dès sa parution en 1988 et a opéré une rupture comparable à celle provoquée par Edward Said (1935-2003) avec L’Orientalisme (1978 ; Seuil, 1980) – les deux auteurs se lisant d’ailleurs et s’appréciant mutuellement. L’essai de Mudimbe paraissait en un moment où le débat sur la philosophie africaine, qui battait son plein depuis les années 1960-1970, soulevait la question de ce que pourrait être un savoir à proprement parler africain, en montrant les limites du regard occidental dans l’appréhension des réalités africaines.
Comment les discours d’explorateurs, d’agents coloniaux, d’anthropologues et de missionnaires ont-ils façonné un savoir sur l’Afrique ? Réunir cette « bibliothèque coloniale », qui a « inventé » une Afrique perçue comme le pendant négatif de l’Occident, était un des objets du livre. Raison pour laquelle, selon la philosophe Nadia Yala Kisukidi, maîtresse de conférences à Paris-VIII, « il est central qu’il paraisse en France dans une période où fleurissent des discours sur l’Afrique qui la présentent encore comme radicalement différente de l’Europe. Cela devrait pouvoir aider à voir en quoi ils restent emprisonnés dans de vieilles lignes ethnologiques ».
Une éducation classique chez les moines bénédictins
Mudimbe n’a pas été le premier à le démontrer. D’autres, Africains comme Européens, l’ont relevé avant lui dès les années 1950. Mais il le fait là de manière inégalée et fournit un ouvrage de référence en systématisant la réflexion qui traverse ses livres précédents, comme ses essais L’Autre Face du royaume (L’Age d’homme, 1973) et L’Odeur du père (Présence africaine, 1982), ou ses romans Entre les eaux et L’Ecart (Présence africaine, 1973 et 1979).
Romancier, philosophe et philologue, Valentin-Yves Mudimbe est né en 1941, au Katanga, dans ce qui était encore le Congo belge. Il a reçu une éducation classique chez les moines bénédictins, auprès desquels il a fait son noviciat, avant de renoncer à la vie religieuse et de poursuivre des études de philosophie à Louvain, en Belgique. Enseignant à l’université de Lubumbashi, il quitte en 1979 le Zaïre (alors le nom de l’actuelle République démocratique du Congo) pour un long exil, qui le conduit aux Etats-Unis. Il termine sa carrière à l’université Duke (Caroline du Nord), où l’homme, à la santé fragile, vit désormais discrètement.
Influencé par Foucault, Lévi-Strauss, Sartre et s’inscrivant dans le mouvement plus large des « études subalternes », qui s’intéressent aux personnes en position de subordination culturelle, raciale, sociale, genrée…, Mudimbe propose une archéologie non seulement des savoirs africanistes, mais aussi africains. Et c’est là son originalité. Car il démontre que même les approches afrocentristes les plus radicales, le courant de la « négritude » ou les tentatives de penser une théologie de la libération ou un marxisme africains, sont le produit de représentations propres à l’Occident : elles ne parviennent pas à s’échapper de ses catégories pour penser l’Afrique.
Des propos qui résonnent singulièrement plus de trente ans après
Au demeurant, il ne s’oppose pas radicalement à ces conceptions occidentales. Il s’agit, ainsi qu’il l’écrivait déjà dans L’Odeur du père, de « penser contre l’Occident, ce qui est encore occidental, et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs ». Mais il s’agit aussi, écrit-il dans L’Invention de l’Afrique, de comprendre « l’originalité d’une culture africaine dans sa dimension de (…) plénitude interne et d’aspiration à l’universalité ». Des propos qui résonnent singulièrement plus de trente ans après, alors que, autour des questions décoloniales, l’art de conjuguer l’universel au pluriel apparaît plus que jamais comme un enjeu crucial.
Car si Mudimbe n’est pas un penseur décolonial, il pose néanmoins la question de la déconstruction des savoirs occidentaux pour élaborer un savoir africain pour les Africains. Et, rappelle Mamadou Diouf, « dans The Idea of Africa [1992, non traduit], il insiste sur le concept de « colonizing structure » [« structure coloniale »] qui englobe la conquête territoriale, l’exploitation économique et la réformation de l’esprit indigène ». De fait, selon le philosophe Souleymane Bachir Diagne, à la tête de l’Institut d’études africaines de l’université Columbia, « la traduction en français arrive bien tardivement, certes, mais paradoxalement, elle sort au bon moment en France, alors qu’est engagé un débat sur ce qu’est ou peut être une pensée décoloniale ».
Au-delà de la notion de « bibliothèque coloniale », qui a fortement marqué les esprits, lire L’Invention de l’Afrique aujourd’hui pourrait permettre, conclut le philosophe, de penser une autre « écologie des savoirs », en dessinant une « épistémologie du Sud ».
Savoirs africanistes et savoirs africains
« Dans quelle mesure peut-on parler de savoir africain et dans quel sens ? » Telle est l’interrogation principale de Valentin-Yves Mudimbe dans L’Invention de l’Afrique. Le philosophe et philologue plonge au cœur de l’africanisme pour comprendre comment se sont façonnés les savoirs sur l’Afrique et comment ils ont produit une image de l’Afrique, perçue comme un « Autre » radicalement différent de l’Europe, primitif, sans histoire.
Fortement influencé par Michel Foucault, dont il cherche toutefois à se dégager, Mudimbe entreprend de faire l’archéologie à la fois des savoirs africanistes et des savoirs africains sur l’Afrique, et montre comment ils s’inscrivent au sein de ce que le philosophe français appelle une « épistèmê », c’est-à-dire l’ensemble des savoirs propres à une culture, en l’occurrence celle de la Modernité occidentale et coloniale.
Pour autant, Mudimbe ne peut renoncer à la question de la liberté et à la possibilité pour un sujet de reprendre possession de soi afin de produire un discours qui reflète ce qu’il est, sans être nécessairement affecté par son objectivation coloniale. Cela l’amène à dépasser le structuralisme pour redonner au sujet sa place dans la construction des savoirs, à travers la notion de « gnose », qu’il définit par ce qu’elle n’est pas – ni opinion reçue ni épistèmê – mais dont il peine à dessiner un contour précis. Marqué par sa formation religieuse chez les bénédictins, Mudimbe fait reposer la gnose sur une appréhension intuitive, mystique du réel.
Extrait :
« La pensée moderne africaine semble fondamentalement être une production de l’Occident. Qui plus est, puisque la plupart des responsables politiques et intellectuels africains ont reçu une éducation occidentale, leur pensée est au croisement de la filiation épistémologique et de l’ethnocentrisme africain. En outre, un grand nombre de concepts et de catégories sous-tendant cet ethnocentrisme sont des inventions de l’Occident. (…) Le cadre conceptuel de la pensée africaine a été à la fois un miroir et une conséquence de l’expérience de l’hégémonie européenne ; c’est-à-dire, pour reprendre les termes de Gramsci, “la domination d’un bloc social sur un autre, non seulement par la force (…), mais par une autorité sociale dont la sanction et l’expression ultimes est une profonde suprématie culturelle”. »
[/L’Invention de l’Afrique, pages 410-411./]
Soustraire l’Afrique de la pensée coloniale
Emission « La grande table », par Olivia Gesbert, sur France Culture, le 27 mai 2021. Source.
Avec Eric Fottorino directeur de la revue hebdomadaire Le 1, à l’occasion de la parution du double numéro « Qu’a fait la France au Rwanda ? Que fait la France au Sahel ? » et Mamadou Diouf, enseignant à l’Université de Columbia à New York, directeur de la collection « Histoire, Politique et Société » des éditions Présence africaine et préfacier de la traduction française de L’invention de l’Afrique.