Des pays au crépuscule. Le moment de l’occupation coloniale (Sahara-Sahel)
par Camille Lefèbvre
Camille Lefebvre, Des pays au crépuscule. Le moment de l’occupation coloniale (Sahara-Sahel), Fayard, « L’épreuve de l’histoire », 352 p., 24 € (ebook : 16,99 €).
Camille Lefèbvre est historienne, directrice de recherche au CNRS. Elle a notamment publié Frontières de sable, frontières de papier. Histoire de territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger (xixe-xxe siècles), Publications de la Sorbonne, 2015.
Extrait de l’introduction
Deux émissions à écouter
Le vif de l’histoire, émission de Jean Lebrun sur France inter
au tournant des XIXe et XXe siècles, avec Camille Lefebvre
Comment la domination coloniale a commencé
par Jean-Yves Grenier
publié le 6 mai 2021 dans Libération. Source
En 1898, l’armée française envahit les régions du Sahara et du Sahel, entre le Niger et le lac Tchad. Camille Lefebvre étudie la courte mais intense période, entre 1898 et 1906, où l’occupation devient colonisation, focalisant ses recherches sur deux villes, Agadez (Sahara) et Zinder (Sahel), alors au centre des échanges commerciaux et culturels transsahariens. Période incertaine car si nous savons aujourd’hui que la présence française est appelée à se prolonger, il n’en est pas de même pour les acteurs de cette histoire. La force du travail de Camille Lefebvre est de mettre cette incertitude, et l’inquiétude qu’elle suscite, au cœur de ses réflexions. Elle montre en particulier que «ce moment ne devait pas être compris comme l’opposition de deux camps unifiés, d’un côté colonisateurs, de l’autre colonisés, et que les réactions à l’effraction coloniale ne pouvaient pas être réduites à une opposition binaire entre résistance et collaboration». Elle s’efforce pour cela de mobiliser des sources provenant des deux côtés, en particulier des documents en arabe ou en haoussa qui expriment le regard porté par les souverains et les lettrés de la région.
«Puissance islamique» à la «légitimité divine»
Dès avant 1898, l’arrivée des « chrétiens » donne lieu dans le Sahara et le Sahel à un intense échange d’informations grâce à la correspondance diplomatique habituelle entre sultans et notables. Tout au long du XIXe siècle, les appels aux jihads étaient cependant lancés dans cette région contre les païens ou les mauvais musulmans, non contre les chrétiens. La mise en place de la domination coloniale ne découle pas d’un programme cohérent mais d’une série d’improvisations. Les officiers français n’hésitent pas à présenter la France comme une « puissance islamique », invoquant « la légitimité divine du pouvoir obtenu par la force ». Dans la correspondance qu’ils entretiennent en arabe avec les chefs locaux, ils affirment que c’est Allah qui leur a donné le pouvoir. Souverains et lettrés musulmans ne sont pas dupes mais ils reconnaissent la supériorité technique de l’armée française. C’est bien grâce à cette supériorité, explique Camille Lefebvre, que moins de 80 militaires français et, sous leurs ordres, environ 600 tirailleurs ont réussi à prendre le contrôle des deux villes et d’un espace de près d’un million de kilomètres carrés.
Ce déséquilibre des forces conduit à une violence dont l’euphémisation est une caractéristique des discours coloniaux. Pourtant, les fusillades de population civile, les incendies d’habitats et les tirs au canon sur les villages ne sont pas des pratiques rares pour les colonnes militaires parcourant le pays. Décidé par les officiers, cet usage de la violence est mis en œuvre par les tirailleurs, ces «mercenaires de l’occupation». Leur contrôle, fait observer l’historienne du CNRS, est essentiel à la domination coloniale. Il passe par l’établissement d’un camp situé aux marges de la ville où les tirailleurs sont sous les ordres des quelques officiers français qui leur laissent dans les faits une large autonomie, en particulier la disponibilité de femmes, qu’il s’agisse d’épouses ou d’esclaves. D’origine géographique très variée, ces symboles de l’ambiguïté coloniale sont souvent eux-mêmes d’anciens esclaves ou des cadets sociaux qui trouvent dans l’armée une opportunité de s’enrichir grâce à leur solde et aux pillages.
«Plus confiance aux jeunes qu’aux riches dignitaires de la cour»
Une autre caractéristique de cette première domination coloniale est l’indifférence des militaires au statut social des populations. « Ils ont tendance à faire plus confiance aux jeunes, aux esclaves, aux pauvres, voire aux femmes esclaves, plutôt qu’aux riches dignitaires de la cour », ce qui introduit une profonde déstabilisation dans l’ordre symbolique de cette société. La partie la plus faible de la population est sensible à ces discours mais la parole coloniale concernant l’esclavage, alors largement répandu sur le continent africain, n’est pas tenue. Si son abolition sur le territoire de l’Afrique occidentale française est proclamée en 1905, les militaires en poste affirment dans le même temps qu’elle est contraire aux mœurs locales. Ils cessent dès lors rapidement de la mettre en œuvre, laissant par exemple les tirailleurs capturer et asservir des femmes au cours de leurs raids. La « grande nuit » de la colonisation, selon l’expression d’Achille Mbembe, n’en est qu’à ses débuts mais son ambiguïté est déjà bien installée.