La vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti,
par Livio Boni & Sophie Mendelsohn
Livio Boni est psychanalyste et directeur de programme au Collège International de Philosophie. Il est notamment l’auteur de L’Inde de la psychanalyse. Le sous-contient de l’inconscient (2011), Freud et la question archéologique (2014).
Sophie Mendelsohn exerce la psychanalyse à Paris, et a publié de nombreux articles dans des revues. Elle est à l’initiative de la constitution du Collectif de Pantin, qui réunit psychologues, psychanalystes, psychiatres, philosophes et anthropologues autour des questions de race, afin d’engager la psychanalyse sur la voie d’un examen approfondi de l’énigme du racisme.
Note de lecture, par Raphaël Gallien
publié par OpenEdition. Source.
Livio Boni, Sophie Mendelsohn, La vie psychique du racisme. 1. L’empire du démenti, Paris, La Découverte, coll. « Petits cahiers libres », 2021, 264 p.
Alors que, depuis quelques années, l’efficacité clinique et la pertinence théorique de la psychanalyse se voient régulièrement remises en question, l’ouvrage de Livio Boni et Sophie Mendelsohn vient offrir une réflexion aussi précieuse qu’exigeante sur ce que peut la psychanalyse face aux héritages de la colonisation. Les deux psychanalystes, le premier directeur de programme au Collège international de philosophe, la seconde à l’initiative du Collectif de Pantin1, développent en effet une analyse au croisement de la psychanalyse, de l’histoire et de l’anthropologie afin d’interroger l’actualité de la race dans nos sociétés contemporaines. En cela, les deux auteurs rejoignent de récents travaux qui, du point de vue de l’histoire comme de la philosophie, interrogent non simplement l’histoire du racisme mais l’empreinte du paradigme racial dans la construction des sociétés modernes2. La grande qualité de cet ouvrage tient ainsi tout autant à la finesse d’une élaboration théorique, qui s’appuie sur les premiers travaux du psychanalyste Octave Mannoni, qu’à sa capacité à se laisser interpeller par les réalités politiques contemporaines.
Si Octave Mannoni est aujourd’hui l’un des psychanalystes les plus considérés de sa génération, ses premiers écrits, directement liés à son expérience coloniale, restent encore largement ignorés en France. Né à Lamotte-Beuvron en 1899, Mannoni suit des études de philosophie puis enseigne la discipline quelques années en métropole, avant de rejoindre la Martinique en 1925, puis l’île de la Réunion en 1929 et enfin Madagascar en 1931, où il reste jusqu’en 1947. Tandis qu’il entame à partir de 1945 une analyse avec Jacques Lacan, l’expérience coloniale qui est la sienne motive ses premières réflexions analytiques. Après quelques articles, il publie un premier ouvrage en 1950, intitulé Psychologie de la colonisation3, où il explore les ressorts psychiques de la « situation coloniale », notion qu’il est le premier à forger et qui sera abondamment reprise à sa suite, à commencer par le sociologue Georges Balandier.
Le malentendu est grand sur l’œuvre d’Octave Mannoni
Croisant la dialectique hégélienne du Maître et de l’Esclave, la phénoménologie intersubjective et l’existentialisme sartrien, Mannoni conçoit la situation coloniale comme la rencontre entre un « complexe d’infériorité » propre au colonisateur français et un « complexe de dépendance » propre au colonisé malgache. Précisons ici que le complexe d’infériorité du colon ne signe nullement un sentiment d’infériorité, mais scelle un besoin systématique de conjurer le risque d’une infériorisation par une emprise sur l’autre. Le complexe de dépendance quant à lui marque une « fixation sur le rapport à l’ancêtre, sorte de père-mort, avec lequel tout véritable conflit est impossible » (p. 50), plaçant le Malgache dans un besoin d’être dominé. En prenant pour exemple le terme « vazaha », qui désigne à la fois l’ancêtre et l’étranger en malgache, Mannoni établit que l’arrivée du colonisateur est venue redoubler ce complexe de dépendance. Le Français prendrait ainsi progressivement la place de l’ancêtre, devenant l’objet privilégié d’un complexe de dépendance constitué comme réponse à l’angoisse de castration. Pour Mannoni, la situation coloniale repose donc sur une complémentarité psychique, où la satisfaction des intérêts politiques et économiques ne fait que dissimuler une satisfaction pulsionnelle, les dimensions libidinales de la domination se retrouvant dissimulées par les dominations objectives (économique, médicale, militaire, etc.).
Cette déconstruction de la dialectique psychique coloniale est cependant accueillie avec défiance par ses contemporains. Parce qu’il entache le Malgache d’un complexe de dépendance, Mannoni est accusé par Aimé Césaire de revisiter les clichés racistes les plus éculés sous couvert de théorisation. Alioune Diop, dans le même sens, s’insurge contre un ouvrage qui laisserait entendre que si le Malgache est colonisé, c’est finalement de sa faute. La critique du psychiatre Frantz Fanon vient parachever cet accueil. En 1952, à l’occasion de la parution de Peau noire, masques blancs, il consacre un chapitre au « prétendu complexe de dépendance du colonisé » et accuse Mannoni de faire du complexe d’infériorité une réalité préexistante à la colonisation.
Le malentendu est grand. Boni et Mendelsohn soulignent cependant la nécessité de ne pas réduire ces débats à une polarisation caricaturale. Ne pas avoir connaissance des hypothèses de Mannoni, c’est en effet manquer une partie des développements de Fanon qui, par ailleurs, reconnait d’emblée l’intérêt de la démarche de Mannoni. Finalement, c’est « comme s’il n’était pas possible de dégager le malentendu qui sous-tend la situation coloniale sans être soi-même accusé d’être l’auteur dudit malentendu, et de chercher à le promouvoir » (p. 63). Sensible, si ce n’est blessé, face à l’incompréhension vis-à-vis de sa démarche, Mannoni fait silence. Ce n’est qu’en 1966, dans une postface qui accompagne la réédition anglaise de son livre, qu’il reconnait le caractère malheureux de la notion de dépendance et remet en cause l’empreinte ethnographique sous-jacente à sa démonstration.
L’empreinte subjective de la race perdure au-delà d’un savoir
Si la typologie ethnographique proposée par Mannoni interroge, Boni et Mendelsohn montrent qu’en questionnant la réalité psychique de l’entreprise coloniale, Mannoni est l’un des premiers à déceler qu’il ne suffit pas d’abattre les relations objectives de domination pour que la partition coloniale se dissipe.
Pour saisir l’actualité de ces coaffectations psychiques, les auteurs croisent les écrits de Mannoni avec une « notion mineure du freudisme, celle de Verleugnung » (p. 20), qu’ils traduisent par « démenti ». Selon eux, le démenti façonne nos régimes d’existence et permet de faire perdurer l’empreinte subjective de la race au-delà d’un savoir ayant acté depuis plus d’un demi-siècle son inexistence objective. Pourquoi alors ne pas s’en tenir à la seule notion de déni, pourrait-on leur objecter ? Ils démontrent que, loin d’être réductible à la logique du refoulement qui compose le déni, la notion de démenti permet d’insister sur une détermination de l’inconscient qui fait exister conjointement savoir et croyance, un « je sais bien mais quand même »4. Chez un même sujet, l’inexistence biologique, génétique et généalogique de la race peut donc être sue sans que cela n’endigue une série de frontières raciales subjectives qui alimentent les fractures de l’espace social. En résumé, Boni et Mendelsohn montrent que le démenti est une réponse collective, historiquement repérable, l’objet de leur ouvrage étant de proposer une première cartographie psychique d’une décolonisation encore en cours.
Quel bénéfice procure ce démenti ? Mannoni en fait un mécanisme non de défense mais de protection face à une représentation indésirable qui menacerait l’intégrité du sujet. Si l’inquiétante étrangeté de cette mystique utile qu’est la race parvient à se maintenir, c’est parce que ce démenti permet de ne jamais réellement se confronter à la figure de l’Autre qui menace l’intégrité du moi. Le démenti concourt à préserver la jouissance du sujet ; ce qui fait dire à Boni et Mendelsohn, en repartant de Lacan, que « le racisme a bien de l’avenir » (p. 205). Si avenir il a, c’est parce que la possibilité d’un sujet réconcilié entre en confrontation avec les territorialisations des modes de jouissance.
Fragilité et actualité des analyses d’Octave Mannoni
Nul besoin donc d’une idéologie raciste pour que le racisme se maintienne. La fétichisation raciale reste avant tout le produit d’une impossibilité d’envisager la jouissance de l’Autre en tant que différence. Si la colonisation a permis à cette jouissance de se fixer un temps, le moment des indépendances replonge cette jouissance dans une instabilité qui ne cherche qu’à se fixer de nouveau. Le démenti racial s’en trouve sans cesse réactualisé, « si bien que la racine du racisme doit être cherchée ailleurs que, comme il est habituel de le soutenir, dans la haine de l’Autre. S’il est bien question de la haine, c’est de haine de la jouissance, et d’abord de la mienne propre […] dont la précarité apparaît en pleine lumière à chaque fois qu’un autre mode de jouissance vient la percuter » (p. 220). L’enjeu de la désidentification devient dès lors central : seule une pensée qui ferait précéder la question de la relation à celle de l’Être permettrait de clore cette partition raciale. À cet endroit, les auteurs rejoignent la pensée d’Édouard Glissant et la nécessité du renoncement à la référence unique au profit de la multiplicité. Le seul moyen de lever cet empire du démenti réside dans une poétique de la relation toujours en devenir. Il ne s’agit plus de chercher la superposition des points de vue, mais bien de consentir à un horizon plus vaste, où s’entremêle l’existence de l’un par rapport à l’autre, et accepter que chaque existence se retrouve concernée par ces entre-affectations.
Pour conclure, je retiendrai deux propositions majeures de ce premier volume – deux autres doivent suivre, l’un articulant psychanalyse et philosophie politique, l’autre les questions de genre. Premièrement, la qualité et la singularité d’une lecture fine d’un « premier » Mannoni encore largement ignoré en France. La mise en perspective de ces premiers écrits, resitués vis-à-vis des intellectuels de son époque (Fanon, Césaire, Diop, Memmi, Camus…), mais surtout vis-à-vis de lui-même, dans ce monde colonial dans lequel il évolue pendant près d’un quart de siècle, laisse voir toute la complexité et l’originalité de sa position.
Si on ne peut que regretter chez Mannoni la fragilité d’une grille de lecture avant tout dictée par quelques intuitions fulgurantes, à distance d’un réel travail clinique, on ne peut qu’être interpellé par la force de ses propositions une fois débarrassées de leur vernis ethnographique. Boni et Mendelsohn, conscients de ces difficultés, adoptent une position subtile qui laisse à la fois entrevoir toute la fragilité de ses analyses et leur actualité. C’est là, selon moi, la deuxième qualité de cet ouvrage. En se laissant interpeler par les enjeux du présent, les auteurs permettent une relecture du corpus analytique qui dépasse le seul souci de l’exégèse au profit d’une analyse capable non seulement d’éclairer l’empreinte du politique sur le sujet, mais de la devancer par son action même, rejoignant ici l’ambition du freudisme5.
Sophie Mendelsohn : « La panique décoloniale
a saisi beaucoup de milieux, y compris psychanalytiques »
Entretien par Pablo Pillaud-Vivien et Pierre Jacquemain,
publié par Regards le 9 mars 2021.
Le collectif de Pantin
Depuis septembre 2018, le collectif de Pantin qui est ouvert à quiconque souhaite s’associer à sa proposition, a entrepris de questionner l’incidence de la race dans l’exercice psychanalytique : qu’est-ce qu’une telle prise en compte peut changer à nos manières de penser et d’expérimenter cliniquement l’inconscient ?
L’exploration de cette question requiert d’examiner sous différents angles la manière dont la subjectivité est affectée par des situations de domination racialisée, qu’il s’agisse du contexte explicite de la colonie ou de celui, plus implicite, de la postcolonie.
En mobilisant le concept, central pour la psychanalyse, de sujet de l’inconscient, on s’efforce également de repérer les opérations souvent invisibles au premier abord, par lesquelles chacun participe à son insu à en entretenir la logique.
Ne pas désolidariser le mensonge dont se soutiennent des régimes de violence et la puissance opératoire du démenti logé au cœur de la vie intime pourrait être une manière d’ouvrir l’horizon commun à la psychanalyse et aux théories critiques de la colonialité et de la race, et de rejouer autrement l’articulation de la psychanalyse avec l’anthropologie, la philosophie politique et les théories du genre.
Voir le site du collectif de Pantin
- Le collectif de Pantin, fondé en 2019, explore à partir du corpus analytique l’incidence de la race dans la construction des subjectivités individuelles. Voir : https://www.collectifdepantin.org.
- Michel Aurélia, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Paris, Éditions du Seuil, 2020 ; Magalie Bessone, Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Paris, Vrin, 2013.
- Octave Mannoni, Psychologie de la colonisation, Paris, Seuil, 1950.
- Cette idée, formulée dès 1963, est reprise dans : Octave Mannoni, Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Paris, Seuil, 1969, p. 9-33.
- Sigmund Freud, « Les voies de la thérapie psychanalytique », La Technique psychanalytique, PUF, 2007 [2013], p. 145-154.