L’histoire coloniale est généralement une histoire sous-étudiée. Elle a longtemps été considérée comme une histoire peu digne d’intérêt. Les grands courants de l’histoire de France s’en sont détournés et le peu de place qu’on lui laisse dans nos manuels scolaires
indique de façon claire le peu de cas que l’on en fait. Sans oublier qu’elle est, dans nos programmes scolaires, découpée et éparpillée entre les différentes périodes de l’histoire de France comme si il n’y avait pas de continuité entre les premières colonisations du continent
américain, la mise en place de l’esclavage dans ces colonies, le grand « raout » colonial de la fin du 19ème siècle et les décolonisations de la période récente.
Encensée durant la période de l’entre-deux-guerres, la colonisation était devenue depuis 40 ans, un sujet peu glorieux obligeant les historiens à aller à contre-sens des courants d’opinion, à se confronter avec un monde politique pas toujours très heureux de laisser remonter à la surface une histoire dérangeante. De ce fait, l’histoire coloniale n’est que très peu représentée dans l’université française. D’où un réel manque de formation pour les professeurs d’histoire qui peuvent, dans leurs quatre années (ou plus) d’études universitaires, ne jamais s’y trouver confrontés. Ce manque évident les amène ensuite à se trouver démunis face à certaines interrogations de leurs élèves. Le flou de leurs connaissances les conduit ou à éluder les questions ou à refuser de traiter certaines parties du programme, considérées comme trop dérangeantes.
1. Les différentes étapes de l’histoire coloniale :
a) Les années 1930 et l’immédiate après-guerre
Ces années marquent l’apogée de l’idée coloniale en France. Les études historiques de cette période mettent en valeur l’aventure coloniale de la France en lui donnant une caution scientifique. Emile-Félix Gautier, par exemple, parlait des Siècles obscurs du Maghreb,
comme de la période allant de l’empire romain à 1830, dans laquelle il ne voyait qu’anarchie et stagnation. En niant toute histoire aux mondes colonisés, les historiens de cette période justifient l’aventure coloniale de la France. Ils portent les grandes commémorations de la
période, le Centenaire de la conquête de l’Algérie en 1930 et l’Exposition coloniale de 1931. Le colloque d’histoire de la colonisation, qui a eu lieu en 1931, a été animé par Fernand Braudel.
Loin d’être marginale, l’histoire coloniale dispose alors d’une revue – la Revue d’Histoire de la colonisation – et d’une chaire au Collège de France occupée par Alphonse Martineau. De nombreuses études sont publiées, certaines relativement critiques sur le monde colonial, comme les ouvrages de Charles-André Julien sur le Maghreb. Mais cette histoire ne laisse que peu la place aux colonisés. C’est une histoire plutôt événementielle, politique, loin des nouveaux courants qui secouent alors le monde de la recherche historique comme celui de l’Ecole des Annales. Elle cherche surtout à justifier la colonisation et méconnaît le passé des lieux colonisés. Il est à remarquer que l’étude des sociétés dominées a plus été faite par des
amateurs, des gens « de terrain » – diplomates (Robert de Marcilly), militaires (Robert Montagne), fonctionnaires coloniaux (Maurice Delafosse) – plutôt que par des historiens de métier. Ou alors elle fut laissée à d’autres disciplines telles que l’ethnologie, la sociologie ou encore la géographie.
b) Les années 1950-1970.
Revenue sur le devant de la scène médiatique et historique par les décolonisations des années 1950-1960, l’histoire coloniale a été l’enjeu d’une guerre idéologique entre « anti » et « pro » colonialistes. Le problème est que le combat politique a pris le pas sur la véritable
histoire de la colonisation. Soumis à des dogmes politiques, les historiens ont recentré leur recherche sur des thèmes qui présentaient la société coloniale uniquement fondée sur un rapport dominant/dominé, cher à la rhétorique marxiste.
Les décolonisations font entrer les sociétés colonisées et les mouvements de libération au coeur des études universitaires. On se penche enfin sur ces « nouveaux mondes » que l’on étudie surtout par le prisme des Sciences sociales. Dans l’Education nationale, les
programmes du secondaire abordent pour la première fois, l’étude des « civilisations » hors de la sphère européenne. Après 1968, l’apparition des nouvelles thèses permet la multiplication des études sur les aspects économiques de la colonisation et des transformations sociales qu’elles engendrent : apparition du salariat et du syndicalisme, naissance de mouvements indépendantistes au sein de la population colonisée…
Le monde colonial se trouve irrémédiablement condamné par l’ensemble des acteurs et des chercheurs. Ou bien, il est considéré comme un « système périmé » (discours radiotélévisé de De Gaulle du 20 décembre 1960) ou bien comme un système inutile car coûteux pour la métropole, ainsi que les thèses issues du Cartiérisme. Le monde colonial qui s’écroule ne trouve plus grâce aux yeux de personne. Les historiens dits « tiers-mondistes » qui étudient la période coloniale, voient dans la lutte des peuples coloniaux, la lutte des opprimés contre toute forme d’oppression. A ce titre, toutes les formes de luttes trouvent grâce à leur yeux, et ils justifient les crimes des luttes indépendantistes au dire qu’elles ne sont que la continuité de la violence coloniale.
Ils ont du moins le mérite de dénoncer au grand jour, pour la première fois, les excès de l’Etat colonial. En parallèle, la dénonciation des crimes coloniaux au plus haut niveau international (l’ONU) permet au grand public de se rendre compte de l’ampleur de la violence
qui existait dans cet univers.
c) Les années 1980-2000
Avec l’échec des gouvernements nationaux issus des décolonisations, la découverte du génocide cambodgien, la multiplication des guerres ethniques en Afrique, la recherche historique a été confrontée au désenchantement politique et à la crise des grandes idéologies. D’autre part, les nouveaux Etats ont vu naître de nouvelles idéologies n’entrant pas dans les catégories de pensée des années 1960, telles que la révolution iranienne et les fondamentalismes identitaires. On assiste alors à une véritable décote des idées tiersmondistes dans l’université française. Comment, en effet, défendre les luttes d’indépendance si elles devaient conduire à des systèmes politiques autoritaires et contestés par une grande partie de leur opinion publique ?
Cette crise entraîne un renouvellement des problématiques en cours. On redécouvre l’imbrication de ces sociétés coloniales avec la métropole, l’existence de populations
métissées souvent ignorées, la création d’élites coloniales mêlées à la population européenne. Les nombreux ouvrages consacrés aux populations « pieds-noirs » d’Algérie en sont un parfait exemple. Le manichéisme des idées tiers-mondistes a fait son temps et les études « de l’intérieur » permettent de faire découvrir un monde beaucoup plus complexe que celui que l’on avait voulu auparavant nous faire voir. Sur l’Algérie, par exemple, les études sur les harkis ou sur les luttes intérieures au FLN font prendre conscience de la complexité des luttes internes qui se sont déroulées au sein même des sociétés coloniales.
Cependant, l’effondrement des idées tiers-mondistes a aussi permis à de nombreux héritiers de la colonisation de faire valoir leur « devoir de mémoire ». Des guerres de mémoire se sont déclenchées face à une histoire dont le consensus paraissait impossible. Les médias se sont fait l’écho de ces luttes et on a vu, à tour de rôle, certains acteurs de la colonisation, se faire les avocats de leur cause. La justice a même été sollicitée pour trancher les démêlés les plus sordides. La guerre d’Algérie, dernier épisode douloureux de notre histoire coloniale, a été au coeur de ces affrontements. Se présentent alors, tour à tour, les anciens appelés du contingent, les militaires de carrière, les « pieds-noirs », les harkis, les Algériens membres du FLN, les anciens de l’OAS… Tous ont la conviction de présenter la bonne version de l’histoire de cette période coloniale et de la guerre. Le grand public se trouve un peu pris en otage face à ces luttes intestines et ne sait à quel principe se référer en l’absence d’un consensus minimum sur les faits. Les historiens, spécialistes de la période, commencent
pourtant à établir ce consensus, mais ils ne sont pas relayés par les pouvoirs publics, toujours mal à l’aise avec ces lobbies « coloniaux ».
L’autre piste de recherche est la redécouverte de l’histoire des peuples et des sociétés – appelées aussi « subaltern studies » – au détriment des Etats-nations. Cela est possible grâce à la multiplication des études venant des étudiants du tiers-monde et à l’arrivée d’un nouveau courant venu des universités américaines, contestant l’hégémonie occidentale sur le monde. Les chercheurs américains – dont Edward Saïd est le fer de lance – issus
essentiellement de la communauté noire, remettent en cause l’universalisme de la raison et des valeurs émanant de l’Europe. Ils invoquent le fait que ces armes intellectuelles ont servi à dénier toute consistance historique aux sociétés africaines et asiatiques.
Inversement, ces courants peuvent faire aussi l’objet de critiques dans le sens où ils ont tendance à rejeter, en
bloc, toutes valeurs occidentales au principe que celles-ci ne feraient que continuer l’acculturation de la colonisation. Le repli communautaire et culturel, le refus des mélanges des cultures, à partir du moment où il n’est plus imposé mais accepté, sont les risques de
l’afro-centrisme qui se développe dans certaines universités américaines.
De même, peu de réflexions encore sur les sociétés pré-coloniales, comme si elles étaient vierges de toute violence. Le risque est grand de tomber alors dans la simplification, le schéma « victime / bourreau », comme cela se fait sur l’esclavage, sans montrer que cette
pratique existait déjà dans les sociétés africaines, que des tribus ont été impliquées dans la mise en place d’un trafic à grande échelle, ou que cette pratique avait déjà été largement organisée par les marchands arabes, notamment en Afrique de l’Est (Ile de Zanzibar).
Faire toute la lumière sur l’histoire coloniale en multipliant les échanges avec les savoirs des
chercheurs africains et asiatiques, c’est permettre de recouper l’ensemble des données en évitant les pièges de la simplification. Il faut accepter l’idée que la colonisation a profondément modifié les sociétés sur l’ensemble des continents et que nous formons aujourd’hui des sociétés post-coloniales.
2. Un retour sur l’histoire, la République coloniale
Les nouvelles recherches menées par des historiens de la nouvelle génération – la plupart étant nés après les indépendances – mettent en valeur la responsabilité du politique sur la colonisation. Ils marquent la volonté de passer des mémoires à l’histoire en assumant la
tension qui en résulte. Portées par le courant des « subaltern studies », leurs études portent plus sur les sociétés et leur rapport au monde colonial. Les thèmes étudiés se font plus larges : représentation et imaginaires coloniaux, étude des colons en les inscrivant dans leurs rapports avec les indigènes, politiques coloniales avec le contrôle des coloniaux par la
violence mais aussi par l’éducation et collaboration des élites indigènes.
L’accent est mis sur l’implication de la République française dans l’aventure coloniale. De récents ouvrages permettent de faire la lumière sur cette histoire. Citons en quatre, même si cette liste n’est, bien sûr, pas exhaustive. Sur l’histoire algérienne, les livres de Raphaëlle Branche, La Torture et l’Armée pendant la guerre d’Algérie : 1954-1962, Gallimard, 2001 et
Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, 2001 présentent les dysfonctionnements politiques de notre République ou
comment un gouvernement démocratique peut renoncer à ses valeurs au nom de la défense de l’Empire. Sur les liens entre la République et la colonisation, les ouvrages de Gilles Manceron, Marianne et ses colonies, La Découverte, 2003 et Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, La République coloniale, Albin Michel, 2003, dont cet article est largement inspiré.
La IIIème République, et avant elle la IIème (qui abolit l’esclavage dans les colonies françaises mais fait de l’Algérie trois départements français tout en acceptant que l’ensemble de ses habitants ne soient pas tous régis par les mêmes lois), ont encouragé la colonisation.
Ses principaux dirigeants, Ferry, Gambetta, le Parti radical, ont autorisé les conquêtes coloniales et les ont justifiées devant l’opinion publique.
Face à la dénonciation des crimes commis au nom de la République dans les colonies, ces républicains de coeur ont développé une théorie les mettant à l’abri de tout problème moral. Alors que les soldats de la République foulaient au pied les droits de l’homme les plus
fondamentaux en massacrant les peuples coloniaux, les politiques, du haut, de leur tribune, proclamaient, sans rougir, le droit des peuples supérieurs à coloniser et à dominer les peuples inférieurs (« si nous avons le droit d’aller chez ces barbares, c’est parce que nous
avons le devoir de les civiliser », Jules Ferry à la Chambre des Députés du 27 mars 1884). La République française qui s’est fondée sur les principes des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, proclamant l’égalité des hommes devant le droit, décrétait que, dans les colonies, certains hommes étaient plus « égaux » que d’autres évoquant leur « retard » culturel. Ne pouvant adhérer en pleine conscience à la Nation commune, faute d’éducation, ces « peuples enfants » devaient attendre d’être plus « civilisés » pour intégrer enfin la Nation française.
Pour faire accepter cette inégalité fondamentale, sur laquelle repose toute la politique coloniale de la IIIème République, mais aussi de la IVème, les responsables politiques se sont appuyés sur de vastes recherches scientifiques. L’anthropologie, développée au début
du XXème siècle, a d’abord prouvé, à force de mesures de crânes, de squelettes, de cerveaux, que les Africains, les Asiatiques étaient des hommes inférieurs. Leur infériorité
était validée par une caution scientifique sans appel, thèses ensuite largement diffusées auprès du grand public. Les petits écoliers de la IIIème République pourront ainsi lire dans le Tour de France de deux enfants, véritable best-seller de l’époque, la hiérarchie des races
de l’espèce humaine (on y trouve, page 9, la description des « quatre races humaines » – blanche, jaune, noire, rouge – dont la blanche est la « plus parfaite »).
La domination européenne se trouve alors confortée par le fait que les peuples soumis sont inférieurs, qu’ils n’ont pas d’histoire ou alors que leur histoire n’est qu’une suite de barbaries sans fin. L’oeuvre coloniale de la France se pare d’un nouvel éclat puisqu’elle a su délivrer ces peuples de la sauvagerie qui les gouvernait avant sa venue : éradication de l’esclavage à Madagascar, de l’arbitraire turc en Algérie, des luttes sanguinaires en Afrique…
La France, en mère attentive pour ces nouveaux enfants, a su les délivrer de ces fléaux mais aussi leur apporter la paix, la prospérité, la sécurité sanitaire avec la lutte contre le typhus, la variole…
La République va porter cet idée de l’Empire à son paroxysme au point d’en faire la composante essentielle de l’identité nationale. L’existence d’un empire permet le rayonnement de la France, sa richesse et sa grandeur. L’Empire est le reflet de sa puissance. Sans Empire, la France ne serait rien. Ces valeurs sont transmises à la
population française à travers deux vecteurs majeurs : l’école, devenue obligatoire pour tous, et l’exposition coloniale de 1931. Avec 33 millions de billets vendus, cet événement est révélateur de l’attrait de l’Empire sur le grand public. La présentation de ces peuples soumis
à la « Plus grande France » excite la curiosité des Français attirés par l’exotisme. Par le prisme de l’Exposition, se met en place une réelle culture coloniale populaire qui intègre les schémas réducteurs des analyses scientifiques des anthropologues de l’époque. La vision des peuples colonisés se fige alors dans une simplification dangereuse qui pousse ses ramifications jusqu’à aujourd’hui : le noir est fainéant et stupide, l’arabe est voleur et menteur, l’asiatique est fourbe et cruel…
Bien peu de voix s’élèvent pour condamner les travers et les horreurs de la colonisation.
Ceux-ci sont d’ailleurs facilement excusés au prétexte que les « indigènes » qui se rebellent sont des sauvages et que la cruauté de leurs actes rend justifiable la répression sévère ensuite mise en place. Tout acte de rébellion est comparé à la lutte contre la civilisation, contre l’universel incarné par la République. On ne peut pas se rebeller contre le progrès en marche, contre ceux qui veulent leur bonheur. Ceux qui se rebellent sont donc considérés comme des criminels et des ingrats. « Les crimes coloniaux restent en marge des consciences parce que les révoltes n’étant jamais légitimes aux yeux de la population française, il n’y a pas de crimes .»
1.
La fusion de la République et de son Empire explique le refus de ses dirigeants, mais aussi, dans un premier temps, de ses citoyens, à accepter la décolonisation. La IVème République a perpétué l’inégalité coloniale bien qu’elle ait décrété, en 1946, la fusion de tous les peuples de l’Empire au sein de la Nation française en leur accordant la citoyenneté. Mais, là aussi, l’égalité est vite devenue inégalité ; on a vu fleurir une citoyenneté « indigène », avec un système d’élection à double collège qui illustrait parfaitement l’état d’infériorité dans lequel la République plaçait ses colonisés. Le suffrage universel est considéré par le Président de la République, Vincent Auriol comme « prématuré », les colonisés étant pas encore « mûrs ».
C’est au nom de ces principes que les principaux dirigeants de la IVème République ont engagé la France dans des luttes coloniales meurtrières, sans avoir l’impression de mener un combat d’arrière-garde. Ils restaient persuadés que la France ne pouvait demeurer une
grande puissance sans ses colonies, qu’elles lui étaient indispensables et surtout qu’elles lui appartenaient. D’autre part, les rebellions ont toujours été vues comme des mouvements venant de l’extérieur des colonies. Il semblait inconcevable que ces peuples, « aimés et protégés » par la France, aient pu avoir envie de se libérer de sa tutelle, « après tout ce que la France avait fait pour eux » ! Ces mouvements de « rébellion » devaient obligatoirement subir des influences étrangères : les communistes en Asie, l’Egypte de Nasser pour l’Algérie…
La force de De Gaulle est d’avoir fini par faire accepter à l’opinion publique – et d’abord à lui-même – l’idée que la France n’était pas finie sans ses colonies, mieux, qu’elle devait s’en débarrasser pour pouvoir regrouper ses forces sur d’autres objectifs : le nucléaire, le
développement d’une armée moderne, par exemple. Il fallait « se débarrasser du boulet algérien », comme il s’en est confié à Alain Peyrefitte. C’est parce qu’une partie de l’armée ne pouvait accepter ce renoncement qu’il a dû subir sa fronde, comme il a dû affronter les colons qui ne concevaient pas que le système dans lequel ils avaient vécu pendant un siècle et que la France avait toujours conforté et défendu puisse être soudainement devenu caduc.
3. La place du colonial dans l’Education nationale.
Si le lien n’est pas à première vue évident, les similitudes se font rapidement jour lorsqu’on s’attache à étudier cette histoire du point de vue du lien entre République et Ecole. La IIIème République et après elle, la IVème, se sont toujours attachées à faire de l’école le lieu de formation des futurs citoyens de ce pays. En ce sens, certains enseignements sont devenus prioritaires car censés permettre cette formation. En premier lieu, l’histoire et la géographie.
L’histoire, matière phare s’est vue attribuée le rôle de mettre en valeur les principales étapes de la construction de la Nation France. Pour cela, les historiens de cette époque, Jules Michelet, Ernest Lavisse, ont cherché à créer un véritable panthéon des grandes figures de l’histoire de France, dans lequel les petits Français pouvaient retrouver les qualités qui font la grandeur de la France : Vercingétorix, le rassembleur, Clovis, le roi chrétien, Charlemagne, le conquérant, Jeanne d’Arc, l’héroïne, Louis XIV, le bâtisseur… mais aussi Brazza, le bon, celui qui rend docile les Africains et leur apporte les Lumières de la France. L’histoire doit montrer que la France a construit son unité autour de principes valeureux qui méritent d’être défendus. La géographie, quant à elle, doit être la preuve concrète de l’harmonie naturelle de cet espace – l’Hexagone -, elle doit matérialiser dans la tête des jeunes élèves l’espace conquis. Ainsi, la carte de l’Empire, en rose dans les classes, montre l’influence française dans le monde, et par là, son importance.
Les enseignants portent donc, pour une large part, la responsabilité de la formation d’une culture coloniale. C’est pourquoi, il n’est pas surprenant de s’apercevoir que les thèmes enseignés à cette époque sont encore d’actualité. N’entend-on pas encore des propos tels
que « la colonisation n’a pas été si mauvaise », « on leur a apporté la civilisation », « qu’auraient-ils fait sans nous ?, la preuve, regardez où ils en sont à présent ». Jusqu’aux hommes politiques qui déclarent officiellement qu’il faut « cesser d’avoir honte » en rappelant que l’école française a « apporté aux peuples colonisés, avec les armes de la République, les armes intellectuelles à leur libération » (J.P. Chevènement au Nouvel Observateur) ou encore « que la colonisation n’a pas démérité » (J.P. Cot, ministre de la Coopération, Seuil, 1984). Plus récemment, un groupe de parlementaires U.M.P., sous la conduite de Philippe Douste-Blazy, a déposé une proposition de loi pour rendre hommage à l’oeuvre française en Algérie.
Le vrai problème est bien là : « notre imaginaire est encore nourri de cette conception de la République coloniale comme nos visions du monde et notre rôle dans le monde »2. C’est pourquoi aujourd’hui, les partis politiques d’extrême-droite n’ont plus qu’à se nourrir avec ces thèmes. Ils n’ont pas besoin de faire beaucoup de propagande puisque la majorité des Français sont encore imprégnés de ces idées. Le regard porté sur les immigrés provenant des anciens mondes colonisés est conditionné par ces a priori coloniaux. Nous nous défions de leur capacité à se « fondre » dans la Nation française puisque nous leur avons toujours, tout au long de notre histoire coloniale – à l’exception de quatre années, de 1958 à 1962 en Algérie -, refusé l’égalité civique et juridique. Nous leur demandons alors l’assimilation totale, c’est-à-dire, la perte de tout particularisme culturel. S’ils veulent respecter et perpétuer leurs traditions, ils ne peuvent devenir de vrais Français, comme ce qui se passait dans la sphère coloniale. Le statut personnel était incompatible avec la citoyenneté française. La République se définit comme une et indivisible et toute manifestation de spécificité, d’histoire et de culture autre que celle de la Nation est réprimée. « Pour accéder au statut de citoyen, il faut faire la preuve que l’on a su s’émanciper des structures particularistes, culturelles,
linguistiques et religieuses et ainsi affirmer sa rupture »3 avec l’autre pays. La République refuse le multiculturalisme et les immigrés, y compris leurs enfants, pourtant nés en France, restent toujours suspects de vouloir marquer leur différence, d’être mal « assimilés », c’est-à-dire déculturés ou encore « blanchis » comme l’énonce Noël Ignatieff, à propos des immigrants américains venus d’Irlande (How the Irish Became White, Londres, Routledge, 1996).
C’est, à présent, à l’école de déconstruire ce qu’elle a construit. Il faut malheureusement constater que les progrès de l’histoire coloniale et la remise en cause de ses thèmes racistes n’ont eu que très peu d’effet sur l’opinion publique. Qui d’autre que l’école peut en être
responsable ? Certes, on ne déconstruit pas aussi vite que l’on a construit, surtout quand il faut répondre par des notions plus complexes aux idées racistes si « simples ». Mais c’est le rôle des professeurs et en premier lieu des professeurs d’histoire-géographie qui sont en première ligne face à ce problème. Ils ont désormais devant eux, un public très hétérogène, dont certains élèves issus de ces anciennes colonies. Les enseignants doivent être capables de déconstruire ces mythes. Mais ils ne peuvent le faire seuls. Sans réelle formation sur la question, sans arguments solides à apporter aux élèves, ils ont peur de se trouver confronter à une véritable fronde.
Comment, en effet, enseigner en éducation civique, l’accession à la nationalité française, les idéaux de la Révolution, et accepter en parallèle le fait que cette même République a admis et construit un discours raciste d’exclusion et de domination, violant ainsi ses principes les plus fondamentaux ? Comment l’expliquer aux élèves sans ébranler les fondements même de la République, déjà remis en cause par certains d’entre eux, sans faire le jeu des communautarismes qui se réveillent aujourd’hui ? Certes. Mais nier l’évidence, camoufler cette hérésie qu’est la République coloniale, c’est refuser l’histoire et laisser les haines se développer, sans expliquer que la remise en cause de l’histoire républicaine ne veut pas dire renoncer aux idéaux qui l’ont faite. Défendre les droits de l’Homme et du Citoyen n’est pas défendre l’ensemble des faits de la République. Il faut expliquer que la République a trahi ses idéaux en acceptant, en son sein, une inégalité juridique et qu’il faut se battre pour que cela ne soit plus. Renoncer à cette explication, à ce combat, c’est prendre le risque de cristallisations identitaires, à travers la création de nouvelles sociabilités, de nouveaux modes d’expression culturelle qui s’opposeront au monde occidental alors perçu comme
hostile.
Les élèves sont toujours sensibles à la justice. Reconnaître les erreurs de l’histoire sans faire d’excès de culpabilisation (« dépasser le discours de la dénonciation, du remords ou du révisionnisme »4) permet à chacun de se replacer dans un combat actuel et de dénoncer les travers toujours liés à cette histoire : double peine, discriminations en tout genre, préjugés
raciaux…
« A la différence de Vichy, dont la démythification a fait l’objet d’une large socialisation – par les débats qu’a suscité la période, les émissions de télévision et les documentaires qui se sont attachés à rendre compte des travaux historiques de ces quinze dernières années, par l’interview, aussi, d’un ancien président de la République à une heure de grande écoute, interrogé sur son rôle durant cette période, et finalement par les procès d’anciens collaborateurs – , la colonisation reste un véritable trou de mémoire »5.
La mémoire coloniale reste trop marquée par des enjeux idéologiques, l’Etat refuse de regarder son passé et d’y mettre bon ordre. On l’a vu avec l’affaire du général Aussaresses, où toute la classe politique s’est indignée des propos de cet ancien soldat, mais à aucun moment, aucun homme politique n’a accepté de reconnaître l’implication de l’Etat dans ces crimes de guerre. Ils demeurent des faits isolés, portés par quelques officiers coupables.Et ce n’est pas la multiplication des commémorations ou des lieux de mémoires – la création d’une journée des harkis, le 25 septembre,l’inauguration d’un mémorial dédié aux morts en Afrique du Nord, quai Branly, à Paris, par exemple – qui pourra faire l’économie d’un vrai travail de réflexion historique.
Et pourtant les historiens ont fait leur travail, mais il faut désormais que ce savoir « glisse » vers une culture populaire, tout comme la colonisation a été acceptée par tous à l’époque. Ce travail pédagogique vers le plus grand nombre, qui donc peut le faire si ce n’est l’école ? Mais pour cela, il faut des enseignants formés à cette histoire. Il faut donc ouvrir les universités françaises à l’histoire coloniale, histoire qui reste encore marginale. La République doit avant tout développer l’histoire de ce passé et la socialisation des savoirs plutôt que de s’en excuser.
Valérie Esclangon-Morin– novembre 2003