Quelques réflexions sur le rapport Stora et le monument à Abd el-Kader
par Neil MacMaster, 5 février 2021.
Texte traduit de l’anglais par Aïssa Kadri et revu par l’auteur, publié par El Watan le 10 février 2021. Source
Présentation
Parmi les recommandations du rapport Stora, la construction d’une stèle en hommage à l’Emir Abdel Kader comme acte fort de réconciliation franco-algérien semble la plus consensuelle et représenter par là même un geste symbolique autour duquel algériens et français pourraient se retrouver. Les réflexions développées ci-dessous par l’historien britannique Neil MacMaster montrent que c’est plus complexe que cela et que le rapport de la mémoire à l’histoire ne procède pas seulement de vœux, fussent-ils animés par les meilleures intentions.
Il y a en effet sur ce cas précis un paradoxe du « symbole de l’Emir ». La volonté des nationalistes algériens de détruire en 1949 un monument dédié par le tristement célèbre Naegelen à l’Emir, témoigne de l’ambiguïté de l’usage du symbole. Ambiguïté aussi forte dans les modalités de l’appropriation par les Algériens de leurs représentations de l’Etat-nation et de la place de l’Emir dans sa définition historique, que dans l’instrumentalisation, selon les contextes, par l’Etat français du rôle de l’Emir dans ses rapports à l’Algérie comme pays qui serait né de la colonisation. Chez les jeunes générations du Hirak ce sont d’autres figures historiques, notamment Larbi Ben M’hidi et Ali La Pointe dont on sait la fin tragique, qui sont revendiquées. La guerre d’Algérie par ailleurs reste elle-même un moment de la redéfinition de l’Etat-nation français ; on l’observe aujourd’hui dans une espèce de retour de l’histoire, sans doute trop vite mécaniquement liée aux seuls effets coloniaux.
C’est pourquoi les points de vue d’autres historiens que ceux du couple franco-algérien, appuyés sur un comparatisme explicitant les conditions de la comparabilité, peuvent être plus éclairants. C’est dans cette perspective que l’apport de ce texte me semble être très important.
[/Aïssa Kadri/]
Parmi les nombreuses recommandations du rapport Stora1, une mission, selon les termes du président Macron, pour parvenir à « une volonté nouvelle de réconciliation des peuples français et algériens », est celle relative à l’émir Abd el-Kader, grand leader et symbole historique de la résistance algérienne à l’invasion et à la conquête françaises. Le rapport recommande : « La construction d’une stèle, à Amboise, montrant le portrait de l’Emir Abdelkader, au moment du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2022. Restitution de l’épée d’Abdelkader à l’Algérie2 ».
Mes commentaires ici ne portent pas sur le rapport Stora dans son ensemble, qui a presque inévitablement « secoué un nid de guêpes », mais souhaitent apporter quelques réflexions sur cette recommandation relativement mineure, et peut-être la moins controversée du rapport. Qui pourrait éventuellement s’opposer à cette suggestion ? Cependant, la signification symbolique des monuments ou des statues publiques est complexe et souvent contradictoire, comme peut le révéler l’histoire du mémorial d’Abd el-Kader.
Il semble que la publication officielle du rapport Stora ait été suspendue en septembre 2020 parce que le moment n’était pas propice en raison d’attaques terroristes et d’autres événements, ce qui peut expliquer pourquoi l’auteur n’a pu faire aucune référence à l’essor du mouvement Black Lives Matter à travers l’Europe et à la centralité des statues en tant que symboles de l’esclavage et du colonialisme3. Le 7 juin 2020, à Bristol, en Angleterre, des manifestants antiracistes ont abattu la statue du marchand d’esclaves Edward Coulson et l’ont jetée dans le port. Ces scènes dramatiques, ainsi que le mouvement à Oxford visant à retirer la statue de l’impérialiste Cecil Rhodes de l’Oriel College, ont eu un énorme impact mondial et ont généré un large débat sur les monuments coloniaux qui dominent les espaces publics des villes européennes4. Au Royaume-Uni, le débat antiesclavagiste a pris une force particulière, en partie parce que l’opinion publique n’a guère pris conscience de l’impérialisme et que cette campagne a brisé la croûte d’un nationalisme populiste de plus en plus profond, symbolisé par le drapeau de l’Union Jack, l’impérialisme Churchillien et le mythe Brexit d’une « Petite Angleterre » isolationniste. Quatre des militants de Bristol sont actuellement poursuivis en justice, tandis que le ministre conservateur Robert Jenrick a annoncé son intention d’introduire une législation visant à « protéger les statues des foules5 ».
De nombreuses statues mises en cause
Alors que certains manifestants anglais, ainsi que les médias insulaires, ont pu supposer que le démantèlement de la statue de Coulson était le premier événement de ce genre, une perspective historique de « l’iconoclasme » montre comment la destruction des monuments et des images a eu lieu depuis les temps anciens. Les puissances militaires autocratiques, des Romains à Hitler et Staline, ont fait étalage de leur pouvoir sur les peuples conquis ou subjugués en imposant leurs monuments sur les espaces publics et les terrains de parade de la ville centrale. Il n’est pas surprenant que les mouvements de libération ou révolutionnaires, en renversant les rois et les tyrans, aient invariablement cherché à se réapproprier leurs places en démolissant ou en modifiant les statues. En 1650, le Parlement britannique a ordonné la démolition d’une statue de Charles 1er, qui avait été décapité l’année précédente, tandis qu’à Newcastle, en 1689, une statue de Jacques II a été traînée dans les rues et jetée à la mer. La tradition s’est poursuivie à New York le 9 juillet 1776, lorsque la lecture de la déclaration d’indépendance de Georges Washington a été célébrée par des foules qui ont abattu et décapité la statue de bronze de Georges III, fondue ensuite en balles de mousquet. Et l’invasion de l’Irak par les Alliés en 2003 a vu des foules en extase piétiner des images de Saddam Hussein avec leurs chaussures et abattre son monument géant.
Mais rarement la bataille post-coloniale pour les monuments et l’espace symbolique a pris une forme plus dure et plus élaborée qu’en Algérie et en France. La tentative française de coloniser et de dominer la société et l’espace algériens a pris une forme particulièrement « universalisante » et radicale en cherchant non seulement à éradiquer les tribus, la langue arabe, les mosquées et les médersas, et à imposer des noms francisés par le biais de l’enregistrement des actes d’état civil, mais aussi à effacer de la carte la géographie même de la vie quotidienne, les noms des villages, des espaces urbains, des collines, des rivières et autres ancrages identitaires. Les statues impériales n’étaient qu’une forme, mais très puissante, symbolique et quasi-religieuse, de ce programme écrasant et humiliant. Comme le note Jan Jansen, le sommet de la confiance en soi des colons dans leur domination, sous la Troisième République, correspond à une « véritable explosion commémorative », une « statuomanie » qui voit les conseils municipaux ériger trente-quatre grands monuments dédiés aux généraux et aux soldats de la conquête6.
On sait beaucoup de choses sur le processus de reconquête de l’espace public algérien après la Libération, le changement de nom des rues et des villes, la construction de nouveaux monuments et lieux de mémoire à la gloire des héros fondateurs et des martyrs de la lutte pour l’indépendance7. Les autorités françaises, en évacuant rapidement l’Algérie en 1962, ont pris des mesures pour prévenir les « vandalismes » et protéger les statues de la « profanation » en « rapatriant » un volume considérable de bustes et de monuments. Jennifer Sessions a montré comment la statue équestre en bronze du duc d’Orléans de Marochetti, coulée à partir de canons saisis pendant la conquête, a finalement été récupérée dans un dépôt par le maire gaulliste de Neuilly-sur-Seine, Achille Peretti, et réinaugurée en 1981, devenant un site de pèlerinage et de commémoration de pieds-noirs8.
Moins connu est le fait que le mouvement nationaliste et la gauche anticoloniale avaient commencé à contester les formes dominantes du contrôle hégémonique français des espaces publics, la dénomination des rues et des places, et la construction de monuments, bien avant l’Indépendance. Je soupçonne qu’il s’agit d’une histoire qui attend d’être explorée, et que les batailles commémoratives et la résistance sont enfouies dans les dossiers poussiéreux des archives municipales et de la presse locale.
Mais il y a quelques signes révélateurs, certains anticipateurs, que l’on peut trouver un peu partout. Le militant communiste Ahmed Keddar, après son élection en 1945 au conseil municipal de Duperré (Ain Defla), inévitablement dénommée d’après le nom du commandant amiral de la flotte qui a envahi l’Algérie en 1830, est devenu une épine dans le pied de l’élite conservatrice locale en s’opposant, entre autres, à ce que les rues portent le nom de généraux français9.
Le rédacteur conservateur Alain de Sérigny a enregistré une vague croissante de propagande nationaliste en 1945, notamment des slogans muraux « subversifs » et des attaques contre les statues du général Damrémont à Constantine et du duc d’Orléans à Alger, qui avaient toutes deux vu leurs épées, symbole de la puissance martiale, tordues10.
D’énormes monuments publics en bronze et en pierre ne pouvaient pas être facilement endommagés ou démolis par les militants anticoloniaux qui avaient recours, lors des raids nocturnes, dans le but de travestir ou de taguer les statues afin de provoquer la dérision ou la rage des colons.
Ces actions discrètes dans les sociétés d’honneur, en défigurant, transformant ou « humiliant » l’image du tyran détesté, transgressaient les normes dominantes, apportant une satisfaction considérable aux militants, amorçant in fine une inversion des relations de pouvoir « normales » de la société coloniale. La colère refoulée trouvait ainsi son exutoire sur l’icône de l’oppresseur.
La proposition de Benjamin Stora
Ce qui nous amène à la proposition d’un monument à Abd el-Kader. Je ne sais pas si Benjamin Stora en a eu connaissance, mais il existe déjà une tour de huit mètres de haut dédiée à l’émir et à la concorde franco-algérienne qui a été planifiée et inaugurée par le gouverneur général Naegelen le 15 octobre 1949. Dans un excellent article qui enquête sur l’histoire complexe et ambiguë de ce monument, Jan Jansen se demande comment et pourquoi une puissance coloniale choisirait de créer un monument public à l’Emir, le plus éminent des combattants anticoloniaux11.
Certains Français avaient préconisé un tel monument dans les années 1930 comme un acte de « générosité » envers les Algériens et pour contrebalancer l’humiliation des grandes célébrations du centenaire de la conquête en 1930. L’inauguration de 1949 a à peine dissimulé une tentative encore plus cynique et à peine déguisée de récupérer ou de s’emparer du pouvoir symbolique de l’Emir et de l’arracher des mains du mouvement nationaliste grandissant. Naegelen, par sa corruption électorale massive et l’incarcération des Messalistes en 1948, avait détruit toute voie réformiste ou démocratique pacifique vers l’indépendance. La cérémonie du 9 octobre, qui devait coïncider avec l’anniversaire du brutal conquérant le général Bugeaud, a révélé un monument gravé des mots de l’émir : « Si les musulmans et les chrétiens me prêtaient l’oreille, je mettrais fin à leurs différences et ils redeviendraient frères, intérieurement et extérieurement12».
L’appropriation d’Abd el-Kader par la droite coloniale a inspiré une forte contre-attaque des nationalistes et de la gauche anticoloniale pour qui l’Emir était un symbole sans équivoque de la lutte pour l’indépendance. La République algérienne s’est attaquée à cette « appropriation » de l’Emir : « la mémoire d’Abd el-Kader ne vous appartient pas » est-il écrit. Pour le MTLD-PPA, « le peuple algérien, inspiré par son exemple, avancera vers l’indépendance qui verra « l’érection de la majestueuse statue de fer de notre grand émir al-hajj Abd al-Qadir13. Cependant, dans la nuit du 11 octobre, trois membres de la nouvelle Organisation spéciale (OS) paramilitaire secrète ont tenté de dynamiter le monument, vainement, les explosifs humides n’ayant pas pris feu.
Pour une expertise historique mondiale
Jan Jensen, Jennifer Sessions et d’autres ont montré comment les luttes de pouvoir sur les monuments impériaux en tant qu’« armes sémiotiques » ont souvent été des processus très complexes et souvent contradictoires. La recommandation du rapport Stora pour la construction d’un monument à Amboise à l’occasion du 60e anniversaire de l’indépendance en 2022 pourrait être une bonne idée, mais sur laquelle les Algériens pourraient avoir une opinion différente, comme ils l’ont fait en 1949.
Une dernière remarque. Le rapport Stora fait très peu référence à des historiens ou à des spécialistes qui ne sont pas français ou algériens, et sur les soixante-cinq historiens, journalistes et diplomates consultés (Remerciements, pages 98-103), seuls les Français et les Algériens sont cités, ignorant « l’expertise mondiale » sur la guerre d’Algérie. Peut-être devrions-nous nous demander si la guerre d’Algérie « n’appartient » en quelque sorte qu’aux deux principaux acteurs, et si cela ne risque pas de reproduire une fausse opposition binaire ou une division manichéenne. Pour de nombreux historiens, des États-Unis au Royaume-Uni, en passant par l’Allemagne, la Norvège, l’Italie et d’autres pays, l’histoire de l’Algérie et de la France modernes présente un très grand intérêt, qui appelle souvent au comparatisme, de sorte que l’orientation du rapport Stora pourrait peut-être être « internationalisée »14.
Le rapport fait brièvement référence au processus de réconciliation entrepris dans un certain nombre de pays, sur les traces de la Commission « Vérité et Réconciliation » de Mandela (1996-2003). Mais peut-être la recommandation d’une Commission « Mémoires et vérité », pourrait-elle envisager que celle-ci soit élargie pour inclure des experts de premier plan en matière de justice réparatrice, d’Afrique du Sud ou du Rwanda, du Chili, d’Argentine et d’ailleurs. Il serait dommage de passer à côté de leur expérience. Faire participer au processus de réconciliation une opinion internationale qui dépasse le binaire franco-algérien ne pourrait être que positif et constructif.
Ci-dessous : La statue équestre de l’émir sur l’ancienne place Bugeaud à Alger
inaugurée le 5 juillet 1968 par le président Boumedienne.
- Benjamin Stora, Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie (21 janvier 2021). Le rapport fait référence à l’Emir Abd el-Kader dans les pages 22, 74, 85.
- Abd el-Kader a été emprisonné avec sa famille dans l’humide château d’Amboise de 1848 à 1852. Le parc du château est déjà le lieu d’un tombeau commémoratif pour vingt-cinq membres de sa famille et de son personnel morts en captivité.
- Le long délai de publication du rapport peut expliquer pourquoi certaines des recommandations, par exemple une conférence internationale et une exposition au Musée national de l’histoire de l’immigration, toutes deux devant avoir lieu en 2021, sont enfermées dans un calendrier presque impossible.
- Tyler Stiem, « Statue wars : what should we do with troublesome monuments », en ligne https://www.theguardian.com/cities/2018/sep/26/statue-wars-what-should-we-do-with-troublesome-monuments [consulté le 1er janvier 2021].
- Le même jour que les événements de Bristol, des manifestants du Black Lives Matter à Londres ont pulvérisé sur le monument de Churchill, sur la place du Parlement, le graffiti « Was a racist ». Pour les nationalistes anglais, il n’y a pas de symbole plus puissant de l’esprit « Bull dog » de Churchill, bien qu’un ensemble considérable de recherches historiques ait révélé l’étendue de son racisme et, par exemple, sa responsabilité dans la famine du Bengale qui a conduit à la mort de plus de deux millions d’Indiens : voir Madhusree Mukerjee, Churchill’s Secret War. The British Empire and the Ravaging of India during World War II. New York : Basic Books, 2010.
- Jan C.Jansen, « 1880-1914 : une statuomanie à l’algérienne », in Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari Tengour, Sylvie Thénault (dir.), Histoire de l’Algérie à la période Coloniale 1830-1962, Paris, La Découverte/Alger, Éditions Barzakh, 2012, 261-265.
- Emmanuel Alcaraz (préface A. Kadri), Les Lieux de mémoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Karthala, 2017.
- Jennifer E. Sessions, « The Entangled Politics of Postcolonial Commemoration », Chapter 10 in Rabah Aissaoui and Claire Eldridge (eds.), Algeria Revisited. History, Culture and Identity, London : Bloomsbury, 2017, 193-211.
- Sur Keddar, voir mon ouvrage, War in the Mountains. Peasant Society and Counterinsurgency in Algeria, 1918-1958. Oxford : Oxford University Press, 2020, 157-163.
- Alain de Sérigny, Echos d’Alger 1940-1945. Vol 1. Le commencement de la fin. Paris : Presses de la Cité, 1072, 317.
- Jan C. Jansen, « Creating National Heroes : Colonial Rule, Anticolonial Politics and Conflicting Memories of Emir Abd al-Qadir in Algeria, 1900-1960s », History and Memory 28:2 (Fall/Winter, 2016), 3-46. Egalement son Erobern und Erinnern : Symbolpolitik, öffentlicher Raum und französischer Kolonialismus in Algerien. Munich : Oldenbourg, 2013.
- J.C. Jansen, « Creating National Heroes », 30. Le monument se trouve toujours près de Mascara, mais la citation a été effacée. Un court extrait de l’inauguration, incluant les cuivres et de nombreux caïds ou chefs de tribus à cheval, est disponible sur Youtube.
- J.C. Jansen, « Creating National Heroes », 32-33. Cette ambition a été réalisée le 5 juillet 1968 lorsque Boumedienne a inauguré une statue équestre en bronze de l’émir sur l’ancienne place Bugeaud à Alger.
- Le colloque international « La préservation historique en Afrique du Nord », Oran 12-14 Mai 2017 et le numéro spécial The Journal of North African Studies, 25 :5 (2020), ont déjà développé une approche comparative de la question des statues et de la mémoire : voir, en particulier Zeynep Celik, « Colonial statues and their afterlives », 711-726, et Susan Slyomovics, « Dismantling a world : France’s monumental military heritage in Sidi-Bel-Abbès, Algeria », p. 772-796.