Entretien vidéo : Ce que révèlent les archives de François Mitterrand sur le rôle de la France au Rwanda
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La lutte pour l’ouverture des archives sur le Rwanda
entre dans une phase décisive
En 2015, le chercheur François Graner a entamé une bataille judiciaire pour avoir accès à l’intégralité des documents sur la politique de la France au Rwanda à partir de 1990, déposés par le président de la République alors en fonction, François Mitterrand, aux Archives nationales. Le Conseil d’Etat lui a accordé ce droit en juin 2020, alors que les cartons sont en principe couverts par un protocole ne permettant leur ouverture au public que soixante ans après la fin de son second septennat.Selon le directeur de recherche au CNRS, « ces pièces viennent consolider un puzzle qui montre que Mitterand et un petit groupe de militaires (…) ont mené une politique qui a soutenu avant, pendant et après le génocide des Tutsi, les extrémistes hutu et les chefs de l’armée rwandaise ». « Ce soutien a été fait en connaissance de cause (…), c’est pour cela que cela s’appelle de la complicité de génocide », explique François Graner, alors que plusieurs documents montrent que la France a couvert la fuite des génocidaires et a continué à livrer des armes après les accords d’Arusha le 4 août 1993. Selon le chercheur, « l’intention de la France était de maintenir, à tout prix, le Rwanda dans la zone d’influence française ».
François Graner, physicien et directeur de recherche au CNRS, est également membre de l’association Survie, qui vise à mettre fin « à toute intervention néocoloniale en Afrique ». Il est l’auteur de deux ouvrages sur le Rwanda : Le Sabre et la machette. Officiers français et génocide tutsi (éd. Tribord, avril 2014) et, avec Raphaël Doridant, L’Etat français et le génocide des Tutsi au Rwanda (éd. Agone, Survie, février 2020).
Génocide des Tutsi : pour Paris, des alertes claires et régulières
par Pierre Lepidi et Piotr Smolar, publié dans Le Monde le 16 janvier 2021
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La grille de lecture postcoloniale de la situation au Rwanda a conduit la France à ignorer la montée de la menace et la réalité des massacres.
Un génocide n’est pas une tempête inattendue. Il se dessine, se prépare. Il réclame une idéologie de haine, des propagateurs et une logistique, y compris des armes. Dès octobre 1990, à la suite d’une attaque du Front patriotique rwandais (FPR), formé par des exilés tutsi en Ouganda, plusieurs centaines de militaires français sont déployés au Rwanda dans le cadre de l’opération « Noroît ». A l’époque, le gouvernement français suit attentivement la situation, qui se dégrade au fil des mois. Il n’ignore rien des massacres et des arrestations massives de civils tutsi qui se multiplient, comme le confirment les nouvelles archives de l’Elysée, auxquelles François Graner, physicien et directeur de recherches au CNRS, a eu accès.
Un document daté du 6 février 1991 le prouve. Jacques Pelletier, ministre français de la coopération, ne cache pas son angoisse. « Monsieur le Président, la situation du Rwanda m’inquiète de plus en plus, écrit-il à François Mitterrand, qui paraphe le document. Le président Habyarimana ne donne pas les gages d’ouverture qui lui ont été conseillés à plusieurs reprises… Les modifications gouvernementales semblent privilégier les éléments durs hostiles à la discussion avec les rebelles [du FPR]. Mme Habyarimana et son clan [autour de la première dame s’est constitué un cercle politique et financier composé d’extrémistes hutu appelé l’Akazu] ont repris les choses en main… Si cette évolution se poursuit, je crains que le régime ne puisse pas tenir très longtemps. »
Début 1992, une nouvelle vague de violences se produit. Grâce aux militaires français présents sur place, Paris sait tout, mais s’obstine à soutenir le régime de Juvénal Habyarimana, proche de François Mitterrand. « Des massacres interethniques ont été perpétrés par des milices proches du parti au pouvoir (…). La présence de nos militaires, qui évite le pire, contribue à la survie du régime (…). Par contre, la proximité de nos troupes des zones de massacre peut susciter des interrogations », soulignent le général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier, et Thierry de Beaucé, chargé de mission à l’Elysée, dans une note au président, le 3 avril 1992.
« Une atteinte au prestige »
Dans un rapport de janvier 1993, l’ambassadeur à Kigali, Georges Martres, expose les ressorts de la politique africaine de la France, marquée par une obsession de son espace d’influence francophone, face aux puissances anglophones. Après octobre 1990, écrit-il, « le Rwanda a été traité comme l’aurait été dans un cas analogue le Sénégal ou la Côte d’Ivoire. Kigali a pris normalement sa place sur un axe politique, économique, militaire et culturel qui va de Dakar à Djibouti, et sur lequel s’est fondée la politique africaine de la France au cours des trente dernières années ».
Dans une note à François Mitterrand le 18 février 1993, le général Quesnot emploie la même grille de lecture post-coloniale. Il met en cause le rôle joué par le président de l’Ouganda, Yoweri Museveni, en soutien politique et militaire au Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame. « Si nous ne trouvons pas de moyen de pression suffisant pour arrêter Museveni, qui bénéficie du soutien britannique implicite, le front de la francophonie sera durablement mis à mal et compromis dans cette région », écrit-il.
Lors d’un conseil restreint autour du président, le 24 février, des divergences apparaissent. Deux pages manuscrites de notes, rédigées notamment par le général Quesnot, indiquent que Pierre Joxe, ministre de la défense, considère la France « dans une impasse » au Rwanda, et recommande le départ des troupes. Pierre Bérégovoy, premier ministre à l’époque, lui répond : « Il est impossible politiquement que nous nous retirions actuellement du Rwanda. » Le président approuve : « Partir serait une atteinte au prestige. » En août sont signés les accords d’Arusha, devant entraîner un partage du pouvoir. L’espoir soulevé va vite retomber.
L’intenable position de la France
Les livraisons d’armes se succèdent, même après la conclusion d’un cessez-le-feu entre belligérants, en juillet 1992. La mission d’information parlementaire dirigée par Paul Quilès, en 1998, l’avait déjà établi : l’armée française se tient aux côtés de son homologue rwandaise, contre le FPR, la formant et la conseillant, tout en prétendant sur le plan politique favoriser une solution négociée. La montée en puissance des extrémistes hutu, autour du président rwandais, est ignorée. La mission « Noroît » s’achève en décembre 1993. Sur le terrain, les tensions se multiplient, les avertissements se succèdent début 1994.
Le 15 février, pourtant, deux représentants de la société Thomson Brandt Armements (TBA) sont reçus par l’ambassadeur de France à Kigali, Jean-Michel Marlaud. Malgré les accords d’Arusha, dont l’article II mentionne « la suspension des approvisionnements en munitions et en tout autre matériel de guerre sur le terrain », ils discutent de livraisons d’armes. Celle du 21 janvier, à destination des forces armées rwandaises, comprenait 1 000 projectiles de 60 mm. Elle a été saisie par la Minuar, la mission des Nations unies. En 1993, TBA avait livré 200 roquettes de 68 mm destinées aux hélicoptères des forces armées rwandaises, précise le télégramme diplomatique. Les nouvelles discussions portent cette fois sur 2 000 projectiles de 120 mm, pour mortiers. Une question de moyens de paiement a retardé la livraison. L’attaché de défense de l’ambassade a une idée extrêmement précise, à l’unité près, des stocks de l’armée rwandaise. L’ambassadeur, lui, estime que la livraison discutée pourrait aboutir « dans les quatre semaines suivant la mise en place du paiement. » Mais l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président Juvénal Habyarimana va déclencher la mécanique du génocide, assemblée patiemment au cours des années précédentes par le régime.
Le 2 mai, alors que les massacres se multiplient, la DGSE met clairement en cause la garde présidentielle et les milices hutu. Elle résume aussi, en termes polis, l’intenable position de la France : « Toute action spécifique au Rwanda est en fait confrontée à un véritable dilemme : comment aider le Rwanda – notamment sur le plan politique – alors que le seul interlocuteur véritablement représentatif de l’ethnie majoritaire, le gouvernement intérimaire, a une responsabilité patente dans les massacres actuels ? » Un gouvernement formé après la mort du président Habyarimana, au sein même de l’ambassade de France à Kigali, et que Paris va soutenir envers et contre tout.
La lutte pour l’ouverture des archives sur le Rwanda
entre dans une phase décisive
par Pierre Lepidi et Piotr Smolar, dans Le Monde du 17 janvier 2021
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En juin 2020, après cinq années de procédures, le Conseil d’Etat a autorisé un chercheur, François Graner, à consulter les documents déposés par François Mitterrand, aux Archives nationales.
Au printemps 1994, le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda a fait près de 800 000 morts. Pour avoir formé militairement le régime hutu et l’avoir soutenu politiquement, le rôle de la France demeure un sujet de contentieux brûlant depuis vingt-six ans. Il se noue autour d’une question : les acteurs politiques et militaires français peuvent-ils être accusés de complicité dans ce génocide ? Au fil du temps, les dispositifs de justification et de déni de ces responsables se sont craquelés, tandis que le travail historiographique avançait, inexorablement.
En juin 2020, après cinq années de procédures, le Conseil d’Etat a autorisé un chercheur, François Graner, à consulter les documents déposés par le président alors en fonctions, François Mitterrand, aux Archives nationales. Sa demande a été acceptée en vue de la publication d’un ouvrage sur la politique de l’ex-chef de l’Etat en Afrique centrale. Les cartons étaient en principe couverts par un protocole ne permettant leur ouverture au public que soixante ans après la fin de son second septennat. « La protection des secrets de l’Etat doit être mise en balance avec l’intérêt d’informer le public sur ces événements historiques », a estimé la plus haute juridiction administrative, annulant deux précédentes décisions du ministère de la culture.
Dans les cartons, dont une partie du contenu avait déjà fuité, se trouvent des télégrammes diplomatiques, des notes destinées au président, des synthèses sur la situation au Rwanda, des annotations manuscrites de conseillers à l’Elysée, des résumés de propos tenus en conseil de défense restreint… Ces archives révèlent aussi des idées personnelles du président, du premier ministre et de hauts fonctionnaires. Il ne s’agit pas là de sources exhaustives, loin de là, mais de documents présentant un intérêt public évident, plus de vingt-six ans après le génocide. Au cours de l’été 2020 et sous certaines conditions – il est, par exemple, impossible d’emporter des documents ou de les photographier –, François Graner a pu s’y plonger, avant de transmettre au Monde une première synthèse.
« Arrêtons cette focalisation »
Le sort des archives de l’Elysée sur le Rwanda constitue en soi un feuilleton. Il raconte l’opiniâtreté de quelques chercheurs et la résistance systématique des gardiens du temple mitterrandien, refusant d’exposer au grand jour tous les aspects de la politique de la France au Rwanda : son entêtement à soutenir le régime militaire hutu et la protection accordée à ses dirigeants, ses ambiguïtés autant que ses mensonges à compter de 1990 jusqu’au massacre de près de 800 000 Tutsi, entre avril et juillet 1994. « Je suis perplexe à la fois sur la question des archives sur le Rwanda, et sur celle de la protection générale des archives présidentielles et ministérielles, souligne Hubert Védrine, secrétaire général de l’Elysée entre 1991 et 1995. Sur le premier point, je rappelle que la France est le pays qui a le plus ouvert ses archives. Arrêtons cette focalisation. Il faudrait une commission internationale pour que cela soit aussi fait aux Etats-Unis, en Belgique ou en Israël. Sur le second point, la décision du Conseil d’Etat pose problème. Il existe un enjeu sur le plan des données personnelles et de la sécurité nationale. »
Physicien et directeur de recherches au CNRS, François Graner est également membre de l’association Survie, très critique de la politique étrangère de la France en Afrique. Il a consacré deux ouvrages au rôle joué par la France au Rwanda : Le Sabre et la machette, officiers français et génocide tutsi (Tribord, 2014) puis L’Etat français et le génocide des Tutsis au Rwanda (Agone, 2020) qu’il a écrit avec Raphaël Doridant. Dans le cadre de son travail, François Graner s’est lancé dans une délicate bataille judiciaire, riche de dizaines d’étapes, pour obtenir la communication des archives de l’Elysée sur cette époque.
En 2015, François Hollande avait accepté d’en déclassifier une partie. Un geste en trompe-l’œil. De nombreux documents avaient déjà fuité. Quant aux autres, ils dépendaient toujours du bon vouloir d’une seule personne, Dominique Bertinotti, mandataire exclusive du fonds Mitterrand, qui pouvait accorder les dérogations ou les refuser sans justification. Selon la durée légale de protection, il était impossible d’ouvrir les cartons avant 2055. En justice, François Graner est parvenu à la lever grâce à un contexte politique favorable.
En avril 2019, deux jours avant les commémorations du 25e anniversaire du génocide, Emmanuel Macron avait en effet annoncé une démarche inédite : la constitution d’une commission, composée de huit chercheurs et historiens, présidée par Vincent Duclert, chercheur au Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron (EHESS-CNRS) et enseignant à Sciences Po. Sa mission est « d’analyser le rôle et l’engagement de la France durant cette période », selon l’Elysée. Celle-ci a accès à l’ensemble des fonds d’archives disponibles, relevant de toutes les administrations concernées à l’époque – y compris donc celles de François Mitterrand, mort il y a vingt-cinq ans, dont la mémoire sera célébrée lors de plusieurs cérémonies commémoratives en 2021. Mais la composition de la commission a fait polémique : dès son lancement, en raison de la mise à l’écart de deux éminents spécialistes du Rwanda, Stéphane Audoin-Rouzeau et Hélène Dumas, puis avec le départ controversé de l’historienne Julie d’Andurain, auteure d’écrits très favorables aux actions de l’armée française, notamment lors de l’opération « Turquoise ».
Un Geste fort
C’est toutefois un geste fort qu’a consenti le président français. Au nom de la transparence, M. Macron affiche sa volonté de dépasser enfin le lourd contentieux qui a empoisonné les relations diplomatiques entre la France et le Rwanda et a eu un impact terrible sur la réputation de l’ancienne puissance coloniale en Afrique. Malgré un calendrier de déplacements bouleversé par l’épidémie de Covid-19, le chef de l’Etat espère toujours se rendre à Kigali en 2021. La création de cette commission, dont le mandat « ne vaut ni excuses, ni glorification de notre rôle passé », selon l’un de ses conseillers, doit déboucher sur la remise d’un rapport le 2 avril. La date est confirmée au Monde par Vincent Duclert. La façon dont Emmanuel Macron s’emparera du rapport, les mots qu’il choisira pour en commenter les conclusions, pourraient lui permettre de laisser une empreinte majeure dans sa politique mémorielle.
« Le rapport sera aussitôt rendu public et ses sources intégralement accessibles, précise l’historien. Bien évidemment le texte n’aura pas été relu préventivement par l’Elysée et jamais une demande de cette nature n’a été faite à la commission, qui est pleinement indépendante : c’est la manière de travailler des chercheuses et chercheurs qui la composent. Quant au second objectif qui lui a été confié, favoriser par son travail une large ouverture des archives sur le Rwanda et le génocide des Tutsi, il est en bonne voie. »
Premier ministre au moment du génocide dans le cadre de la cohabitation, Edouard Balladur a pris les devants. Le 4 janvier, il a annoncé son intention d’ouvrir ses archives personnelles au public sur cette période. Il espère ainsi contribuer à la réhabilitation de l’opération « Turquoise », qui avait été lancée à la mi-juin 1994. Selon lui, elle était destinée à des fins humanitaires et à prévenir « la poursuite des violences ». Pour ses pourfendeurs, s’appuyant sur des témoignages d’anciens soldats et des documents d’archives, cette opération visait à assurer un ultime soutien au régime hutu, qui venait de perpétrer le crime des crimes.