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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Le photographe George Azenstarck,
témoin majeur du 17 octobre 1961

Georges Azenstarck (1934-2020) vient de mourir. Photo-reporter engagé, il avait documenté la vie des pauvres et des ouvriers, mais aussi la nuit du 17 octobre 1961, quand, sous les ordres de Maurice Papon, la police parisienne a tué des dizaines d'Algériens, dont beaucoup furent jetés à la Seine. En 1999, il fut aussi l'un des témoins entendus lors du procès en diffamation qu'intenta Maurice Papon à Jean-Luc Einaudi et grâce auxquels ce dernier fut relaxé. Ci-dessous l'article de Chloé Leprince publié sur le site de France culture avec une séquence d'un film où il témoigne. Nous y avons ajouté le film de 2011 où, lors du rassemblement du cinquantenaire du 17 octobre 1961, Georges Azenstarck montre l'une de ses photos du massacre et parle de leur disparition mystérieuse du siège de l'Humanité.

Azenstarck, le photographe qui a témoigné contre Maurice Papon

par Chloé Leprince, publié le 8 septembre 2020 sur le site de France culture Source

On a appris avec quelques jours de décalage la mort de Georges Azenstarck, le 2 septembre. Le photographe, qui avait été salarié du journal l’Humanité entre 1956 et 1968, est mort à l’âge de 85 ans, à Marseille. Son nom ne vous dit peut être rien : entré à l’agence Rapho en 1979, il était moins connu que Robert Doisneau ou Willy Ronis, dont il était proche.
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Au fil de la soirée du 17 au 18 octobre 1961, même les photos floues précisent la chronologie du drame et laissent deviner des cadavres qui s’amoncellent dans la capitale (crédits : Keystone – Getty)


Bien qu’il ait été photo-reporter, ses images circulent peu : on ne les trouve pas dans les grandes banques d’images auxquelles les médias sont abonnés, et où ils puisent pour illustrer leurs articles. On les retrouve plutôt à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris,( la bibliothèque Roger Viollet. Archivé et visionnable en ligne ici ) le travail d’Azenstarck représente une mémoire photographique considérable pour l’histoire de France, qu’il avait documentée avec assiduité. Plutôt du côté des pauvres et des ateliers à l’usine, pour celui qui a couvert le Mai 68 ouvrier et aussi collaboré à la presse syndicale, et en particulier un journal comme La Vie ouvrière.

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Ici au centre, moustachu, Georges Azenstarck était né à Paris, en 1934. Il avait 45 ans quand il entrera chez Rapho en 1979, après plus de quinze années à L’Humanité (crédits : Pierre Trovel via Archives départementales de Seine-Saint-Denis)


Azenstarck, ce fut aussi un regard rare sur les bidonvilles qui essaimaient en lisière de Paris après la Seconde guerre mondiale. Comme Monique Hervo, qui, elle, vivait au bidonville de Nanterre, et comme peu d’autres photographes, il a beaucoup photographié les baraquements de Seine-Saint-Denis ou du Val-de-Marne. Ses photos des familles portugaises qui vivaient là sont restées importantes pour dire autre chose des Trente glorieuses.

C’était Dallas

Si vous avez déjà croisé la couverture d’un livre co-écrit avec Gérard Mordillat,Les Rudiments du monde, paru en 2002 chez Eden, vous n’avez sans doute pas pu passer à côté de la photo de couverture : un portrait, en noir et blanc, et assez de grain pour qu’on ait l’impression que la femme à l’image va sortir sa main de la manche de son col noir. Puissante, la photo voyage, et elle servira encore à l’occasion d’un roman social du même Mordillat, Les Vivants et les morts dans son édition de poche de 2006. Une histoire d’usine qui ferme, et de ce couple dont la fille se fait appeler “Dallas”. C’est une fiction mais dans la vraie vie, Azenstarck a couvert les piquets de grève chez Citroën en 1984 en plein tournant de la rigueur, et aussi la sortie des ouvrières de la Lainière à Roubaix. A la CGT, on rappelle que le Parisien né en 1934 était un photographe de terrain : en 1965, il était là pour photographier l’enterrement de vingt-et-un mineurs marocains tués dans un coup de grisou dans le Pas-de-Calais. Georges Azenstarck était un reporter, et à la veille de l’an 2000, l’un de ses reportages avait été sélectionné par l’agence Associated Press comme des cent meilleurs du XXe siècle.

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Dans les années 1980, le 17 octobre 1961 était loin d’être un objet légitime dans les facs d’histoire. (crédits : Gamma Keystone – Getty)


En reporter, il a documenté aussi ce qui restera tardivement un angle mort de l’histoire de France : le 17 octobre 1961. Son travail ce soir-là dans les rues de Paris fut même si considérable que si on connaît mieux l’épisode tragique aujourd’hui, c’est notamment grâce à Georges Azenstarck. Ses clichés pris avec vue sur le bitume, tandis qu’un cortège d’Algériens manifestait pour protester contre le couvre-feu à 20 heures que le préfet Maurice Papon venait de leur imposer douze jours plus tôt, ont aidé à accoucher à la fois de l’histoire et d’une mémoire. En 1961, les locaux de l’Humanité donnaient encore du côté des grands boulevards à Paris. C’est-à-dire que depuis les balcons du journal au troisième étage, on avait ce soir-là une vue plongeante sur la répression en train de s’abattre sur le cortège, sur les femmes et les enfants qu’on écarte presque tous alors que se poursuit le bruit du pas de hommes qui continuent de marcher tandis qu’ils se font tirer dessus. C’est ce soir-là que plusieurs dizaines d’Algériens seront jetés à la Seine – un saut d’échelle lugubre pour une pratique dont les réseaux anticolonialistes savaient alors qu’elle existait déjà, ici ou là, ponctuellement.

Aujourd’hui, on peut dire tout ça, et on sait un peu mieux ce qu’il s’est passé ce soir-là dans la capitale, alors que la Guerre d’Algérie s’étirait depuis sept ans. Mais longtemps, on n’a pu dire que très peu de cet épisode au premier bilan officiel cinglant : deux morts, écrivait Le Figaro en Une de son édition du 18 octobre 1961. Le bilan officiel grimpera à trois morts, et bien des années plus tard, du côté du Front national, on continue d’entendre dire que sept Algériens en tout et pour tout on perdu la vie – et qu’ils se seraient tout bonnement entre-tués.

Quand François Hollande reconnaîtra la responsabilité de la République dans ce massacre, cinquante-et-un ans après les faits, les historiens convenaient que la répression sanglante avait fait a minima au-delà de deux cents morts, et peut-être plus de trois cents. Longtemps, dans les réseaux militants à l’extrême-gauche, on a dit que le massacre des Algériens avait été le deuxième massacre le plus sanglant depuis la Commune de Paris. C’est aussi ce qu’affirmait Georges Azenstarck dans un documentaire de Faiza Guène et Bernard Richard, produit en 2002 et accessible via YouTube.

Le panier à salades et ces morts comme des « sacs à patates »

Dans cette vidéo, le photographe décrit sa soirée passée avec son collègue photographe à « L’Huma », les cadavres qu’il voit depuis le balcon du journal, qui s’entassent en contrebas dans la rue, du côté du Rex, “comme des sacs à patates”. Il décrit aussi les Algériens que la police traine par le col, vifs ou morts, et ce camion qu’on appelait encore “panier à salade”, qui stationne une grosse dizaine de minutes sous sa fenêtre et lui masque la vue. Lorsque le camion remettra le moteur, les cadavres entassés auront disparu. Les tirs se sont tus, Azenstarck descend en trombe, il tente de photographier ce policier qui, seau d’eau à la main, tente en vain de nettoyer le sang sur le trottoir. On l’empêche assez vite de mitrailler. Mais ses pellicules de la soirée du 17 octobre 1961 serviront a posteriori à étayer la réalité : on a bien massacré des Algériens dans les rues de Paris ce soir-là. Son travail est à la hauteur de celui d’Elie Kagan et d’ailleurs des sites pro-Algérie française continuent, presque soixante ans après l’événement, à brocarder “Azenstarck le menteur”, “Azenstarck le communiste” pour ce qu’il a montré, et dit.

Mais en réalité, Azenstarck n’a pas fait que nous donner de quoi mieux connaître l’épisode. Il a aussi aidé à ce qu’on nomme le massacre, et à ce qu’on le regarde de face. Il a témoigné au milieu du brouillard. Car le 17 octobre 1961 est longtemps resté un angle mort dans l’histoire de France. Devenu aujourd’hui un chapitre de la Guerre d’Algérie, ce massacre n’est toujours qu’à peine considéré comme une page de l’histoire du maintien de l’ordre à la française. C’est le prix d’un enfouissement durable de ce que l’historien Pierre Vidal-Naquet avait appelé “pogrom” dès novembre 1961, à l’occasion d’un article dans Les Temps modernes.

Des historiens ont nommé cet enfouissement “la triple occultation” et en 2011, dans un ouvrage paru à La Découverte, Gilles Manceron détaillait ce mécanisme :


Le silence qui a entouré le 17 octobre 1961 pendant près de trois décennies n’a rien d’énigmatique . Trois facteurs ont contribué à la « dissimulation du massacre » : la négation et la dénaturation immédiates des faits de la part de l’État français, prolongées par son désir de les cacher ; la volonté de la gauche institutionnelle que la mémoire de la manifestation de Charonne contre l’OAS en février 1962 recouvre celle de ce drame ; et le souhait des premiers gouvernants de l’Algérie indépendante qu’on ne parle plus d’une mobilisation organisée par des responsables du FLN qui étaient, pour la plupart, devenus des opposants. Trois désirs d’oubli ont convergé. Ils ont additionné leurs effets pour fabriquer ce long silence.


Dans les années 80, alors que l’épisode paraît expurgé de l’histoire de la guerre d’Algérie telle qu’on l’enseigne pourtant timidement, tout le monde n’a pas oublié le 17 octobre 1961. Et quelques uns œuvrent à le faire savoir. Les clichés de Georges Azenstarck aident pour porter cette mémoire qui se fraye mal un chemin dans le savoir encore fragile sur l’événement. Faute d’accès aux archives de la police, ces images semblent a posteriori comme des points de suspension. Mais quand Jean-Luc Einaudi entreprendra de déconstruire le mensonge, et d’installer un récit historien de l’épisode, il glane des ressources considérables à force de passer l’angle mort au peigne fin. Il étaye une histoire orale du 17 octobre, et contrecarre l’absence d’archives par une enquête dense auprès de policiers, de journalistes, de militants, et bien sûr d’Algériens présents ce soir-là. Il épluche aussi les registres des cimetières parisiens, et livre une chronologie précise de la soirée.

A la fois déconstruction d’une occultation et récit de l’événement, l’enquête est inédite, et le Seuil accepte de la publier : ce sera La Bataille de Paris, sorti en 1991, et désormais disponible en format poche – et toujours aussi précieux, six ans après la mort d’Einaudi, en 2014. Jean-Luc Einaudi, qui n’est pas universitaire de métier mais éducateur et écrivain dans la vie avant d’être historien, vient de combler un trou béant. Le filet de l’oubli soigneusement tissé se dilate, et au procès de Maurice Papon, qui s’ouvre en février 1997 devant la Cour d’assises de Gironde, le 17 octobre 1961 resurgit. Einaudi est cité à comparaître à Bordeaux à la demande des parties civiles, alors que la carrière de Maurice Papon est examinée dans son ensemble. Il y livre ce qu’il sait du 17 octobre pour l’avoir mis au jour ; il rappelle surtout que le Papon de Vichy a aussi été le Papon, préfet de police de Paris, en pleine guerre d’Algérie. Placide, Maurice Papon dit à la barre :

« Je veux bien me repentir, mais de quoi ? De quelle faute ? »

La morgue, les non-lieux et les homicides volontaires

Dans les mois qui suivent, c’est l’emballement : alors que les archives sont si difficiles d’accès, un rapport de police se fraye un chemin entre les verrous, il est glaçant et incontestable : il s’agit d’un registre qui liste plusieurs dizaines de “FMA” (pour “Français musulmans d’Algérie”) et les départage : ceux de la morgue, avec leur numéro de dossier à l’Institut médico-légal, ceux pour qui est inscrit “homicide volontaire” et les autres, “non lieu”. Du côté de la classe politique, la ministre de la Culture de l’époque, Catherine Trautmann promet une ouverture des archives classifiées, et Jean-Pierre Chevènement missionne un rapport sur la nuit de ratonnade, qui pointe les archives volatilisées montrant bien l’occultation. Le chiffre officiel passe de 3 à 32 morts, c’est-à-dire un bilan très en-deça de ce qu’estimait déjà Jean-Luc Einaudi (et de ce qu’admettent aujourd’hui les historiens).

Les compte-rendus de ce passage devant la Cour d’assises sont précis, mais le climat est tendu et la place d’Einaudi trop périphérique sans doute pour ne pas être seul : des journalistes et des intellectuels lui font par exemple le procès de mettre sur le même plan les rafles survenues à Bordeaux en 1942 et les massacres d’Algériens en 1961 (ou De Gaulle et Pétain dans le même sac). L’auteur de La Bataille de Paris décide de publier une tribune dans le journal Le Monde. Noir sur blanc, il écrit cette phrase qui n’avait jamais été écrite : « Il y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les ordres de Papon. » Lui, l’ancien lycéen qui fit mai 68 à Fougères et dont l’historien Fabrice Riceputi a raconté une trajectoire de « citoyen-chercheur » en rupture d’avec le PCF, est encore très seul avec cet objet de recherche marginal. Depuis le savoir qu’il a accumulé, il écrit : “Pour le moment, je persiste et je signe”.

La tribune paraît dans Le Monde dans l’édition du 20 mai 1998 sous le titre “Octobre 1961 : pour la vérité, enfin” et est toujours accessible dans les archives du quotidien. Papon, qui n’avait pas porté plainte à la publication de La Bataille de Paris sept ans plus tôt, porte plainte. Condamné le 2 avril 1998 à dix ans de prison et à verser l’équivalent de 700 000 euros aux parties civiles, l’ancien préfet attaque Jean-Luc Einaudi. Ce sera un nouveau procès dans le procès, et une étape décisive pour stabiliser la connaissance qu’on a du 17 octobre 1961. A la barre, défileront une trentaine de témoins dont Pierre Messmer, qui était ministère des Armées à l’époque, ou encore l’historien Pierre Vidal-Naquet qui, le premier, avait nommé le “pogrom”. Des Algériens qui ont vécu l’événement témoignent aussi, ainsi que Brigitte Lainé et Philippe Grand, deux archivistes qui apportent, depuis leur accès au [secret des archives leur crédit empirique à la démonstration de Jean-Luc Einaudi – et qui le paieront d’une mise à l’écart durable, et profondément injuste. Au procès, Brigitte Lainé, qui a minutieusement épluché les archives judiciaires de septembre à décembre 1961, décrit par exemple : “Dès le mois de septembre, il y a une constante dans la mise en scène de la mort : une majorité de noyés, retrouvés dans la Seine ou les canaux parisiens, les mains liées ou avec des traces de strangulation ou de balles.”

Au cœur des débats, le nombre de morts, mais aussi, et au-delà, la volonté de calfeutrer le tout. De dissimuler. Or les images de Georges Azenstarck montrent justement qu’on réprime une foule sans arme, et qu’on traîne des Algériens sur le sol. Sur une autre photo, Azenstarck a compté jusqu’à douze cadavres devant le 5, boulevard Poissonnière. Venu témoigner au procès que Papon intente à l’historien, le photographe utilise des mots comme “sauvagerie” et “déchaînement” pour raconter à son tour. Il dit :


J’étais dans le labo photo avec Serge Gautier, ce soir du 17 octobre 1961. Je développais, pour le journal du lendemain, mes clichés de la manifestation de milliers d’Algériens entre République et Opéra », explique le photographe Georges Azenstarck, alors salarié du service photo de l’Humanité. « J’étais frappé par la dignité des manifestants qui défilaient pacifiquement, dignement, sans banderole, avec femmes et enfants. Ils avaient mis leurs plus beaux costumes. Ils étaient fiers de défendre leurs droits de Français du département d’Algérie. Soudain, on nous appelle. Il se passe des choses très graves sur le boulevard Poissonnière, juste devant le journal.


Et aussi :


L’horreur fut à son comble quand nous vîmes des policiers traîner sur le sol des corps d’Algériens inertes. Ils les traînaient par les bras, par les vêtements, par le col, puis ils les entassaient les uns sur les autres à même le sol, devant le portail du n° 5 du boulevard Poissonnière, à l’enseigne d’un journal qui s’appelait Noir et Blanc et qui faisait partie de l’immeuble du cinéma le Rex.


Jean-Luc Einaudi sera relaxé au terme de ce procès. Même survenu trente-huit ans plus tard, le témoignage du photographe, ainsi que ses tirages, sont d’autant plus précieux qu’il s’est d’abord agi de planches contact : ni le 18 octobre 1961 ni les jours qui suivront, l’Humanité ne publiera les images de Georges Azenstarck. Bien des années plus tard, en 2011, le journal publiera un petit entrefilet rétrospectif pour s’interroger :

Pourquoi ? Les saisies, dont l’Humanité a maintes fois payé le prix, sont-elles, en cette période complexe, hyper violente, l’une des raisons de cette non-parution ?

Cette année-là, une nouvelle version du livre de Georges Azenstarck sur le 17 octobre 1961 venait de paraître. Le massacre s’écrivait désormais noir sur blanc, mais se regardait aussi sur papier glacé. Glaçant.


En 2011, Georges Azenstarck montre ses photos et parle de leur disparition mystérieuse du siège de l’Humanité, au début du film d’Ariane Tillenon, 17 octobre 1961,« cinquante ans après je suis là »




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