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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Albert Memmi, écrivain et penseur de la société coloniale et du racisme

Albert Memmi est mort le 22 mai 2020 dans sa centième année. Né à Tunis le 15 décembre 1920 dans une famille juive arabophone, formé d’abord à l’école rabbinique puis à l’école de l’Alliance israélite universelle, il a poursuivi sa scolarité, grâce à une bourse, au lycée Carnot de Tunis, puis à l’université d’Alger, où il mena des études de philosophie qu’il poursuivra à la Sorbonne. Installé en France en 1956, il a conduit une carrière universitaire à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) puis à Nanterre. Ses œuvres de fiction comme ses essais sociologiques portent en particulier sur les rapports de domination, sur les conséquences complexes de la société coloniale et sur les différentes formes de racisme. L'universitaire Hervé Sanson, qui a publié avec lui Penser à vif. De la colonisation à la laïcité, l'évoque pour notre site.

Albert Memmi, l’œuvre-totalité

par Hervé Sanson, pour histoirecolonale.net, le 29 mai 2020.

Hervé Sanson est docteur en littérature française, rattaché à l’ITEM, Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS/ENS). Il a travaillé essentiellement sur les écrivains maghrébins de langue française comme Mouloud Feraoun, Mohammed Dib, Assia Djebar et Habib Tengour et sur le théâtre de Ahmadou Kourouma. Il a publié avec Albert Memmi en 2017, Penser à vif. De la colonisation à la laïcité.

Albert Memmi n’est plus. Il nous a quittés le 22 mai dernier, en son domicile parisien, à quelques mois de son centenaire, mais il laisse une œuvre d’une infinie richesse, et d’une cohésion absolue. Le terme-clef de l’itinéraire intellectuel de l’écrivain franco-tunisien n’est autre que celui de « duo ». Combien de fois ne l’a-t-il pas rappelé à notre conscience, à nous autres amis, collaborateurs, exégètes de son œuvre ?

La relation humaine selon Memmi était par excellence celle-ci : tout à la fois duo et duel, elle sous-tendait les rapports de domination, présents dès l’augure de son parcours de pensée et d’écriture (qu’il nous suffise de rappeler la relation coloniale, dans laquelle colonisé et colonisateur apparaissent conditionnés l’un par l’autre, dans le Portrait du colonisé précédé du Portrait du colonisateur en 1957), mais aussi ceux de dépendance, auxquels l’intellectuel commence à réfléchir dès le début des années soixante-dix (La Dépendance, 1979). Ce mécanisme de dépendance apparaissait sous-jacent à l’analyse minutieuse de la dominance, et Memmi regrettait les dernières années de sa vie que cet autre pan de son travail (mais complémentaire du précédent) n’ait pas été davantage pris en compte. À ce propos, il me disait avoir appelé la responsable du Larousse lorsqu’il avait fait son entrée dans le vénérable dictionnaire car il trouvait dommage que son apport sur cette question ait été totalement absent de l’entrée qui le concernait, quand bien même le reste lui convenait tout à fait !

Bibliographie d’Albert Memmi


• La Statue de sel, Corréa, 1953.
Agar, Corréa, 1955.
Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur (préface de Jean-Paul Sartre), Buchet/Chastel, 1957.
Portrait d’un Juif, Gallimard, coll. « Blanche », 1962.
Anthologie des écrivains maghrébins d’expression française, Présence africaine, 1964.
La Libération du Juif, Payot, 1966.
L’Homme dominé, Gallimard, 1968.
Le Scorpion ou la confession imaginaire, Gallimard, 1969.
Portrait du colonisé, suivi de Les Canadiens français sont-ils des colonisés ?, Montréal, L’Étincelle, 1972.
Juifs et Arabes, Gallimard, coll. « Idées », 1974.
La terre intérieure, Gallimard, coll. « Blanche », 1976.
Le Désert, ou la vie et les aventures de Jubaïr Ouali El-Mammi, Gallimard, 1977.
La Dépendance : esquisse pour un portrait du dépendant, Gallimard, 1979.
Le Racisme : description, définition, traitement, Gallimard, coll. « Idées Sciences humaines », 1982.
Ce que je crois, Grasset, 1985.
Le Pharaon, Julliard, 1988.
Le Mirliton du ciel, Julliard, 1990.
Le Juif et l’Autre, Christian de Bartillat, 1995.
L’Exercice du bonheur, Arléa, 1998.
Le Buveur et l’Amoureux, Arléa, 1998.
Le Nomade immobile, Arléa, 2000.
Dictionnaire critique à l’usage des incrédules, Éditions du Félin, 2002.
Térésa et autres femmes, Éditions du Félin, 2004.
Portrait du décolonisé arabo-musulman et de quelques autres, Gallimard, 2005.
Le Testament insolent, Odile Jacob, 2009.
Penser à vif : de la colonisation à la laïcité, Textes réunis et présentés par Hervé Sanson, Non Lieu, 2017.
Tunisie, an 1 : journal tunisien, 1955-1956, suivi de Tunisie, un pays d’opérette et Autres écrits des années tunisiennes, CNRS, coll. « Biblis », 2017. Édité et annoté par Guy Dugas.
Journal de guerre (1939-1943) suivi de Journal d’un travailleur forcé et autres textes de circonstance, CNRS, 2019. Édité et annoté par Guy Dugas.

À mon sens, les aspects majeurs et impressionnants de ce parcours intellectuel sont au nombre de trois : tout d’abord, la dissection fine et précise de ce duo/duel et des mécanismes de domination et dépendance qui l’accompagnent étaient envisagés de deux manières différences, qui permettaient de varier la focale, l’angle sous lequel le problème était appréhendé : les romans comme les essais de Memmi abordaient les mêmes questions. La fiction, en soumettant des itinéraires singuliers à la sagacité critique du lecteur (La Statue de sel, 1953 ; Agar, 1955), dans lesquels la distinction de traits spécifiques servait ensuite l’analyse sociologique des essais et leur démarche généralisante, ne sacrifiait pas ainsi l’expérience incarnée dont Memmi avait besoin pour conceptualiser. Il faut rappeler combien Memmi aimait raconter des histoires, et combien ce goût de la narration est perceptible dans ses œuvres de fiction. Ainsi, les passerelles que les romans aménageaient à l’endroit des essais et vice-versa, ont constitué in fine une œuvre remarquablement cohérente. Chaque ouvrage offrait une perspective quelque peu différente et approfondissait la thématique traitée dans les ouvrages précédents. Par ailleurs, penser selon Memmi ne pouvait procéder que d’une expérience sensible, d’un vécu préalable ; ainsi peut-on expliquer sa lassitude, lorsqu’il était étudiant à la Sorbonne au lendemain de la guerre, vis-à-vis de la philosophie conceptuelle que l’on tâchait alors de lui enseigner !

Enfin, je ne peux évoquer Albert Memmi sans convoquer sa fidélité à un idéal qu’il n’a jamais trahi, quoi qu’il lui en ait coûté : celui de la vérité que tout intellectuel digne de ce nom se doit de prendre pour finalité. Cet admirateur des écrivains et philosophes des Lumières, au terme d’une démarche que l’on qualifierait de « scientifique » mais qui ne se dissociait pas du poids de chair de la vie, se méfiait de tous les dogmes, de tous les postulats établis. Dogmes aussi bien politiques, sociaux que religieux : son irrévérence vis-à-vis de ces « béquilles de l’âme » (Dictionnaire critique à l’usage des incrédules, 2002) ainsi qu’il les nommait lui aura valu quelques désagréments. Mais mineurs au regard de la trahison de ses idéaux, qu’il n’aurait jamais pu accepter. C’est cette leçon éthique de rigueur intellectuelle que nous serons quelques-uns à avoir reçue de lui.

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