Le 1er avril 2020, sur la chaîne de télévision LCI, deux médecins ont évoqué le projet de tests en Afrique pour essayer le vaccin contre la tuberculose, le BCG, contre le coronavirus
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Jean-Paul Mira, chef du département de réanimation de l’hôpital Cochin, a déclaré : « Si je peux être provocateur, est-ce qu’on ne pourrait pas faire ces tests en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation, un peu comme c’est fait d’ailleurs pour certaines études dans le Sida, où chez les prostituées on essaie des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées et qu’elles ne se protègent pas ? ».
Le professeur Camille Locht, directeur d’études à l’Inserm, lui a répondu : « Vous avez raison, et nous sommes en train de réfléchir à une étude en Afrique pour faire ce même type d’approche avec le BCG et un placebo ».
La population africaine cobaye des prochains essais de vaccin contre le coronavirus ? Ces déclarations scandaleuses rappellent les nombreuses expérimentations qui ont eu lieu à l’initiative des diverses puissances européennes sur les « indigènes », notamment africains, tout au long de la période coloniale.
L’expérimentation coloniale dès le XVIIIe siècle
par Grégoire Chamayou, extrait du chapitre de son livre Les corps vils.
Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIe et XIXe siècles (Les empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2008), intitulé « L’expérimentation coloniale », pages 341 à 384.
Le 6 juin 1721, le docteur Zabdiel Boylston fit publier à ses frais un écart dans la Gazette de Boston, annonçant au public qu’il avait réussi à pratiquer l’inoculation de la petite vérole sur son fils et deux de ses propres esclaves. Cette annonce marqua le début de la querelle sur l’inoculation outre-Atlantique.
Ce qui m’intéresse ici, c’est le choix des sujets de l’expérience : le médecin ne passe pas par l’intermédiaire du pouvoir du souverain : il expérimente sur des sujets qui sont directement de son ressort parce qu’ils sont, selon des modalités différentes, également en son pouvoir. Il expérimente sur ses enfants et sur ses esclaves. Il expérimente sur des sujets qui lui sont soumis, en tant qu’il exerce son autorité sur les membres de son foyer — en tant que père et en tant que maître.
Il y a dans ce cas une évidence du droit à l’expérimentation, fondu dans le pouvoir paternel qui n’a besoin d’aucune justification spécifique particulière. Dans le cas des esclaves, le pouvoir d’expérimenter relève du droit du maître. Dans les années qui suivirent l’inoculation de Boylston, d’autres essais furent menés sur des esclaves dans les colonies des nations européennes aux Antilles mais à une tout autre échelle : plus sur quelques esclaves domestiques, mais sur les effectifs de plantations entières […].
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Le médicament qui devait sauver l’Afrique.
Un scandale pharmaceutique aux colonies
par Guillaume Lachenal, dans son ouvrage éponyme, La Découverte, 2014.
Présentation de l’éditeur :
C’est l’histoire d’une piqûre magique, qui devait débarrasser l’Afrique d’une maladie qui décimait le continent. C’est l’histoire d’un scandale pharmaceutique oublié, enterré par les pouvoirs coloniaux de la fin des années 1950. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les médecins des colonies font de l’éradication de la maladie du sommeil leur priorité.
Un nouveau médicament vient d’être découvert : la Lomidine. Dans l’enthousiasme, de grandes campagnes de « lomidinisation préventive » sont organisées dans toute l’Afrique. La méthode connaît quelques ratés – la molécule se révèle inefficace et dangereuse – mais ils ne freinent pas les médecins, au contraire. Il faut « lomidiniser » l’intégralité des populations, de gré ou de force.
Ce livre montre comment les médecins s’obstinèrent à utiliser un médicament pourtant dangereux, au nom du rêve d’une Afrique libérée de la maladie ; comment la médecine a été un outil pour le colonialisme ; comment elle a servi de vitrine à l’« humanisme » européen et de technique de surveillance et de répression. La petite histoire de la Lomidine ouvre une fenêtre sur le quotidien des politiques coloniales de modernisation, révélant leur envers : leurs logiques raciales, leur appareil coercitif, leur inefficacité constitutive, et la part de déraison inscrite au cœur du projet de « mise en ordre » de l’Afrique par la science et la technique. Guillaume Lachenal renouvelle le regard sur le gouvernement des Empires, qu’il saisit dans son arrogance et sa médiocrité, posant les jalons d’une anthropologie de la bêtise coloniale.
Feuilleter et lire l’introduction de ce livre :
Guillaume Lachenal, ancien élève de l’École normale supérieure, est historien de la médecine à l’université Paris-Diderot. Il est membre de l’Institut universitaire de France.
Les vaccinations de soldats africains en 1916-1917
par Alain Ruscio, extrait de L’encyclopédie de la colonisation française (Les Indes savantes).
De fin 1915 à la fin de la guerre, des dizaines de milliers de colonisés furent ramenés, quelques mois d’hiver, à l’arrière (camps dits d’hivernage), afin de soigner leurs blessures et de les protéger du froid. Cette mesure, aux allures humanitaires, était en fait utilitaire : ces indigènes, venus des pays de la zone tropicale, étaient inaptes au combat durant les mois les plus froids, physiquement diminués, on dut en amputer certains.
Il y eut deux cas, au moins, où les scientifiques utilisèrent ces soldats comme cobayes — quel autre mot employer ? — afin de tester des vaccins : contre la pneumococcie et contre le tétanos.
Tant il est vrai, comme le soutinrent à cette époque les professeurs Laroche et Mazet devant leurs collègues de l’Académie de médecine, que le « peu d’intensité des réactions vaccinales » prouvait amplement que « le système nerveux des races noires est beaucoup plus calme que celui de la race blanche » (séance du 19 mars 1918)1.
Les faits
La pneumonie a toujours été une ennemie, souvent mortelle, des indigènes recrutés dans des zones chaudes, où cette maladie était auparavant rarissime, voire inexistante. « De l’avis de tous les médecins qui ont assisté au recrutement des troupes noires en Afrique Occidentale française, la pneumonie commence à sévir dès le premier rassemblement des recrutés venus de tous les points de la colonie et la mortalité est déjà considérable : 2 à 3% de l’effectif ». Proportion doublée dès les premiers temps d’arrivée en France. De sorte que « comme résultat global, on peut dire que les épidémies pneumococciques initiales, épidémies de rassemblement et d’acclimatement occasionnent des pertes qui peuvent atteindre 5 et 6% de l’effectif recruté, si on totalise les perles au Sénégal et en France » . Quel état-major accepterait de perdre ainsi plusieurs milliers de combattants avant même qu’ils aient été dirigés vers le front ?
À partir de l’hiver 1915-1916, les autorités décidèrent de ramener vers le sud des unités de tirailleurs indigènes, dans des camps d’hivernage, à Fréjus, Saint-Raphaël et au Courneau, à La Teste-de-Buch, près d’Arcachon, sur la côte atlantique. Ce dernier était réservé aux seuls Africains (dits Sénégalais). 15 000 y séjournèrent, à un moment ou à un autre. Le Courneau eut vite une sinistre réputation. Les conditions de vie, la promiscuité (certains baraquements, mal isolés, accueillant une centaine de soldats), l’hygiène déplorable, l’humidité permanente, furent porteuses d’une surmortalité alarmante. En septembre 1916, le médecin inspecteur des armées R. Blanchard2 y fit une visite. Il rédigea un rapport alarmant. Le 9 décembre 1916, le député du Sénégal Blaise Diagne — qui sans doute avait eu connaissance de ce rapport — signala que, « chaque jour », 27 tirailleurs étaient admis à la modeste unité médicale, et 3 mouraient. Toutes les estimations ultérieures confirment cette hécatombe : entre mai 1916 et septembre 1917 (veille du transfert vers Fréjus), il y eut 917 morts africains.
Or, en dehors même de toute considération humanitaire, c’était bel et bien pour redevenir des combattants que ces indigènes avaient été retirés du front.
La direction de l’Institut Pasteur (alors le Dr Émile Roux) dépêcha sur place un autre médecin, le Dr Joseph Kernaudel, chargé d’étudier les possibilités d’inoculer aux malades un vaccin antipneumococcique, jusque-là expérimenté sur les seuls animaux. À son retour, il conclut à la faisabilité. Un conflit éclata alors entre les autorités médicales, menées par le Dr Roux, et le politique chargé de la santé des troupes, le sous-secrétaire d’État Justin Godart. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, ce furent les scientifiques qui insistèrent et l’homme politique qui opposa des arguments éthiques : le simple concept d’une expérimentation sur des êtres humains lui paraissait inacceptable. Consultée, la commission supérieure de santé militaire autorisa finalement l’expérience.
Entre octobre et novembre 1916, Kerandel, cette fois à Fréjus, injecta des doses croissantes à près de 1 300 individus sénégalais.
Justin Godart revint à la charge : « Il est une expression (…) que je voudrais voir disparaître, c’est la formule “continuer des expériences”. Devant la sensibilité de l’opinion publique sur ces questions, je ne voudrais pas qu’on puisse nous reprocher de faire des expériences sur des Noirs, parce que ce sont des hommes qui ne peuvent, ni discuter, ni refuser ces méthodes préventives » (Commission d’hygiène et d’épistémologie, 27 janvier 1917)3.
Expériences ? C’était pourtant le mot approprié
Si cette affaire resta secrète, une autre suscita un début de polémique — vite étouffée. Il s’est agi de la vaccination contre le tétanos.
Le 25 juin 1917, le Dr Roux présenta avec une certaine ferveur à ses collègues de l’Académie des Sciences les résultats des recherches de ses collègues, les Drs H. Vallée et L. Bazy sur la vaccination active de l’homme contre cette affection, qui elle aussi faisait, comme on peut le deviner, des ravages parmi les troupes. Le Dr Roux présenta d’abord les résultats — encourageants — d’une expérimentation sur les lapins. Puis il annonça : « Sept blessés ont été soumis à la vaccination, tous de race noire » (Académie des Sciences, 25 juin 1917)4. Contrairement à la première, cette affaire ne fut nullement cachée. Dès le lendemain, Le Figaro, par exemple, l’annonçait même avec une certaine fierté : « L’injection ainsi préparée a été faite à sept blessés noirs, menacés de tétanos, et elle a donné les meilleurs résultats » (Le Figaro, 26 juin 1917)5.
Trois jours plus tard, le député Blaise Diagne, infatigable, se fit porteur de la protestation, toujours à la tribune de la Chambre : « Je vais vous lire maintenant deux extraits du journal Le Pays, à la date du 28 juin 1917, contenant une “Information sur la science à propos du tétanos “, et vous allez voir avec quelle inconscience amusante — ce n’est d’ailleurs qu’à ce seul titre que je vous apporte le fait — on traite des questions qui intéressent les militaires d’origine coloniale. À propos de la découverte d’un nouveau sérum fait dans les laboratoires de l’École nationale vétérinaire, l’informateur du journal écrit : “On ne se rend pas assez compte des superbes travaux qui sont entrepris dans notre grande école nationale vétérinaire où, grâce à des facilités d’expérimentation sur des animaux qu’on peut sacrifier“ — retenez bien cela — “bien entendu, on est arrivé à des solutions inespérées de grands problèmes médicaux“. Après avoir signalé ces expériences sur des animaux que l’on doit pouvoir sacrifier, on lit : “Ce nouveau vaccin a été expérimenté, après tous contrôles désirables, sur des blessés de race noire qui avaient été gravement atteints en une zone du front reconnue, par ailleurs, extrêmement tétanigène“ » (Chambre des députés, 29 juin 1917).
Un de ses collègues, Victor Augagneur, ancien gouverneur général de Madagascar, crut bon de justifier cette mesure avec l’argument : « Il ne faudrait pourtant pas laisser croire qu’on s’est livré à des expérimentations sur des hommes de race noire. Voici sans doute ce que cette information veut dire : il est reconnu par tous les chirurgiens et par les médecins que les hommes de race noire sont plus sujets au tétanos que les hommes de race blanche. Il n’est donc pas extraordinaire que, voulant démontrer l’efficacité du vaccin, on dise qu’il réussit sur des noirs. Voilà ce qu’on a entendu exprimer, mais il ne s’agit pas d’expérimentations » (Chambre des députés, 29 juin 1917).
Qui fut convaincu ? Le camp du Courneau fut évacué fin 1917. Ceux des tirailleurs qui étaient encore malades ou convalescents furent dirigés sur Fréjus.
Mémoire du camp
Le camp a été rasé en 1928. Les dépouilles des tirailleurs furent dispersées dans différents cimetières de la région. Mais nul ne s’y intéressait et les tombes n’étaient pas entretenues. En 1948, la municipalité de La Teste décida de rassembler les restes et de les déposer dans une fosse commune à la nécropole du Natus. Y reposent depuis ce temps plus de 950 tirailleurs sénégalais, onze soldats russes et deux soldats français.
En août 2013, près d’un siècle donc après le martyre et souvent la mort de ces tirailleurs, un officiel français de haut niveau, Kader Arif, ministre chargé des Anciens combattants, se rendit en ce lieu pour honorer leur mémoire.
• Marc Michel, L’appel à l’Afrique. Contributions et réactions à l’effort de guerre en AOF, 1914-1919, Paris, IHRIC, PublIcations de la Sorbonne, 1982.
• Dr Christian Bonah, « Les vaccinations conte le pneumocoque dans l’armée française pendant la Première guerre mondiale », Revue du Praticien, vol. 58, 15 septembre 2008.
• Jean-Michel Mormone & Patrick Boyer, 1914.1918. Le bassin d’Arcachon, La Teste de Buch, Publications de la Société historique et archéologique d’Arcachon et du pays de Buch, 2008.
• Éric Joly, Un nègre en hiver, Éd. Confluences, 2013.
• Voir aussi « Soldats oubliés du Courneau », dans le Monde diplomatique, novembre 2011.
Film :
• Serge Simon, Une pensée du Courneau, Télévision, FR 3 Aquitaine, diffusé le 9 novembre 2011.
La suite négligée de cette expérimentation ?
La mort des soldats africains au camp de Fréjus
et dans ceux du Sud de la France
par Gilles Manceron, le 7 avril 2020 pour le site histoirecoloniale.net
Pendant la Grande Guerre, plus de 950 tirailleurs dits « sénégalais » — en fait, originaires de toute l’AOF — moururent et furent inhumés au Courneau et les leurs restes furent transférés ensuite dans une fosse commune à la nécropole du Natus, près de La Teste-de-Buch. Mais, quand le camp du Courneau fut évacué fin 19176, les tirailleurs survivants furent dirigés vers d’autres camps d’hivernage du Midi de la France, le principal étant celui de Fréjus.
Que sont devenus ces hommes ?
Les Archives nationales du Mali conservent les listes de soldats maliens (soudanais à l’époque) morts pour la France en 1914-1918, qui sont au nombre de 11 262 : une liste recense 8 673 hommes « identifiés » et une autre 2 589 morts déclarés « non identifiés », mais nominale et classée par l’ordre alphabétique de leurs prénoms, dans le Livre d’or des militaires indigènes du Soudan français morts pour la France, établi en 1929-1931, cotes 3 N 15 et 3 N 83. Cette dernière liste correspond à des soldats « dont le matricule n’est pas connu », mais celle-ci mentionne leurs noms et prénoms, leur date et lieu de naissance, leur unité, leur grade (suivi d’un point d’interrogation) et la date et le lieu de leur décès. Cette seconde liste est reproduite intégralement, sur 56 pages, par l’historien malien Bakari Kamian dans son livre Des tranchées de Verdun à l’église Saint-Bernard. 80 000 combattants maliens au secours de la France (1914-18 et 1939-45), Karthala, 2001, pages 378 à 434.
Cette seconde liste reproduite dans ce livre recense 112 tirailleurs morts au Courneau, Arcachon ou en Gironde, mais bien davantage, près de 450 morts, dans l’ensemble des camps d’hivernage du Midi méditerranéen. 255 à Fréjus, la plupart — 219 — étant morts entre 1917 et 1919. Et aussi 89 à Menton, 10 à Nice, 60 à Marseille et 14 à Toulon et ses environs, soit 428 décès dans ces seules cinq localités.
Ces lieux, lors de la Première Guerre mondiale, n’étant pas des lieux d’opérations militaires, aucun combat ne peut expliquer leur nombre. Cette mortalité élevée dans les camps d’hivernage de Fréjus, de Menton et de tout le Midi de la France, surtout après 1917, est à questionner en relation avec les expérimentations médicales qui ont été infligées alors aux soldats africains.
Si la mémoire du camp du Courneau est réapparue récemment, celle des soldats africains, beaucoup plus nombreux, qui sont morts à la fin de la Première Guerre mondiale à Fréjus, à Menton et dans des hôpitaux de tout le Midi méditerranéen est complètement absente de la mémoire française. Ce point aveugle de la mémoire nationale est à mettre en rapport avec la persistance de la vieille idée coloniale, resurgie à l’occasion de la pandémie du coronavirus, selon laquelle il est normal de se servir des Africains comme cobayes.
- A. Borrel, « Pneumonie et tuberculose chez les troupes noires », Annales de l’Institut Pasteur, 34è année, n°3, mars 1920 (Gallica).
- On trouve dans certaines études l’orthographe Blanchart.
- Cité par le Dr Bonah.
- « Sur la vaccination active de l’homme contre le tétanos. Note de MM. H. Vallée et L. Bazy, présentée par M. É. Roux », in Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, publiés par MM. les secrétaires perpétuels, Tome 164, janvier-juin 1917, Paris, Gauthier-Villars & Cie, Impr.-Libraires, 1917.
- « À l’Institut. Académie des Sciences ».
- Des décès de tirailleurs ont encore lieu au Courneau jusqu’à la fin de la guerre.