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Édition du 1er au 15 octobre 2024

La France des camps d’internement de 1938 à 1946

« En France, nous n'aimons guère évoquer, nous ne tenons pas trop à connaître les aspects négatifs du passé national. Les manuels d'histoire savent se faire discrets et même la recherche historique ne se précipite guère sur les moments noirs s'il n'est pas possible de trouver un homme ou une petite minorité coupables auxquels on peut assigner le rôle de bouc émissaire.»
Alfred Grosser 1
Entre le décret du 12 novembre 1938, qui permit d'interner les «indésirables étrangers» dans des centres spécialisés, et la libération en 1946 du dernier interné – un nomade –, six cent mille hommes, femmes et enfants ont été enfermés dans les camps français. Républicains exilés de la guerre d'Espagne, puis « ressortissants des puissances ennemies» – pour la plupart, ils avaient fui les persécutions antisémites et la répression politique –, enfin quelques communistes furent les premiers à subir les mesures d'exception nées de situations d'exception. Avec l'instauration du régime de Vichy et l'occupation, communistes, Juifs et Tsiganes, ainsi que les droits-communs et les marché-noir devinrent les victimes de la politique d'internement. A partir de l'été 1942, suivant la logique d'extermination de la solution finale, les camps se transformèrent en antichambres de la mort pour 75 000 Juifs de France déportés à Auschwitz. Ils furent remplacés, à la Libération, par tous les suspects de la collaboration.

L’internement : la France des camps (1938-1946), par Denis Peschanski1

A la différence de la procédure « judiciaro-policière » traditionnelle, l’internement administratif vise des personnes non pour ce qu’elles ont fait (ou sont présumées avoir fait) mais pour le danger potentiel qu’elles représentent aux yeux du pouvoir. La continuité de cette procédure exceptionnelle implique-t-elle une continuité des politiques, ou dissimule-t-elle des différences de nature ? Sans négliger les phénomènes de continuité, nous privilégions la deuxième option, celle de la rupture.

La première loi permettant l’internement administratif dans la période date du 12 novembre 1938. Elle visait ce qu’on appelait alors « les indésirables étrangers ». Fort symboliquement, puisque c’est pour cette catégorie que le premier camp à Rieucros, en Lozère, fut ouvert, et qu’elle s’inscrivait dans un contexte xénophobe, elle ne toucha que peu de monde sous la IIIème République finissante.

Ce sont les réfugiés espagnols fuyant les armées franquistes qui représentèrent, et de loin, la catégorie d’internés la plus nombreuse entre 1938 et 1940. A la fin de la troisième République, sur les 465 000 personnes qui passèrent la frontière en février-mars 1939, près de 350 000 avaient séjourné dans des camps de fortune. Le camp de Gurs fut érigé en quelques semaines au printemps 1939. Le gouvernement français avait souhaité construire de vastes espaces d’internement après l’improvisation du début mais on mesure à un détail combien cette politique se voulait provisoire et circonstancielle : des lucarnes de bois se valaient fenêtres sur le côté des baraques. Pendant le printemps et l’été, ces ouvertures sommaires ne posèrent pas trop de problèmes, mais avec l’arrivée de l’automne, les internés durent choisir entre le jour et le froid. Les autorités avaient simplement prévu que les camps seraient supprimés à l’été. Celui de Gurs ferma en 1945. Quelques travaux furent réalisés, mais cet épisode montre que, dans l’esprit des autorités, l’internement, mesure exceptionnelle répondant à une situation exceptionnelle, devait être très provisoire.

Avec la déclaration de guerre en septembre 1939, s’ajouta une nouvelle catégorie d’internés : les « ressortissants des puissances ennemies » : Allemands et Autrichiens (l’Autriche était rattachée au Reich depuis l’Anschluss). Des mesures de précaution peuvent s’expliquer au début d’une guerre. Mais pendant des mois, près de 20 000 personnes se trouvèrent internées au nom d’une guerre menée contre celui qui était responsable de l’émigration vers la France d’une large majorité d’entre elles : juifs persécutés ou politiques réprimés. Comment pouvaient-elles comprendre leur internement et les réticences répétées des autorités françaises à les intégrer dans l’armée françaises ? En mai 1940, une nouvelle vague d’internement dans cette catégorie toucha également les femmes. La loi du 26 septembre 1939 interdisant les organisations communistes après la signature du double pacte germano-soviétique est bien connue. Le décret du 18 novembre 1939 va au-delà en permettant l’internement de tous «individus dangereux pour la défense nationale ou la sécurité publique ». La circulaire ministérielle qui suivit à l’adresse des préfets est explicite : « la nécessité s’impose d’être armé non seulement contre le fait délictueux ou criminel, mais aussi contre la volonté notoire de le commettre». Tel est bien le coeur de l’internement.

La logique d’exclusion

Entre l’été 1940 et le printemps 1942, c’est Vichy qui eut la main en matière d’internement, et sa logique d’exclusion prima. Deux chiffres suffisent à l’illustrer : en décembre 1940, on comptait environ 50 000 internés en zone non occupée (y compris l’Afrique du Nord) ; il y en avait quelque 2 000 en zone nord. Cela ne signifie pas que la vie en zone occupée était plus facile pour les victimes. Simplement, le camp n’était pas, alors, une composante crucial dans la stratégie de l’occupant. Ce dernier avait deux objectifs clairs : permettre au mieux la ponction des richesses du pays occupé ; assurer la sécurité des troupes d’occupation. Dans les deux cas, l’existence d’un régime français autoritaire et d’une administration autochtone efficace offrait les meilleures garanties. Dans une première étape, après bien des hésitations liées aux tractations à l’été 1940 entre PCF et occupants, ces derniers acceptèrent de céder à la pression de la police française souhaitant l’internement de communistes. Bientôt, cette obsession de la sécurité transforma les camps de zone nord en pourvoyeurs d’otages face à la lutte armée qui émergeait. En outre, des milliers de Juifs et de nomades furent internés.

Cependant, l’internement fut avant tout caractéristique de la politique vichyste, elle-même sous-tendue par une interprétation générale de la défaite. Pour ces nouveaux gouvernants, la débâcle ne trouvait pas son origine dans des erreurs militaires. Elle s’expliquait, pour une part, par les aléas politiques récents mais l’essentiel tenait en fait au soit-disant pourrissement de la société, travaillée par ce que Pétain appela lui-même « les forces de l’anti-France », à savoir le Juif, le communiste, l’étranger et le franc-maçon. Dans une vision de complot très caractéristique de l’extrême droite française, rien ne servait de lutter contre l’occupation, qui n’était qu’un symptôme, il fallait s’attaquer aux racines du mal en régénérant la société française de l’intérieur par le rassemblement des éléments dits « purs » autour des valeurs traditionnelles (travail, famille, patrie, piété, ordre) et par l’exclusion des « impurs » responsables de la défaite. Dans cette perspective, le camp d’internement était une pièce majeure du dispositif.

Pour autant, la conjoncture eut aussi son mot à dire. Vichy n’avait pas les moyens de faire vivre ce réseau de centre qui, rapidement, entrèrent en crise, comme en témoigna la terrible mortalité des hivers 1941 et 1942 à Gurs. Sous la pression combinée des évènements et d’organisations d’entraide réunies et coordonnées dans ce qu’on a appelé le « comité de Nîmes », les camps se vidèrent peu à peu au point que, au début de l’été 1942, on ne comptait plus qu’environ 9 000 internés, contre 50 000 dix-huit mois plus tôt.

La logique de déportation et d’extermination

Au printemps 1942, les camps français d’internement – tous sous administration française, sauf Compiègne et, à partir de juillet 1943, Drancy – prirent leur place dans la nouvelle logique allemande : la mise en oeuvre de la solution finale en France. Cela ne veut pas dire qu’il n’y eut plus d’internés politiques dans les camps, de nomades, de droits communs. Mais, dés lors, les camps servirent surtout d’antichambre de la mort pour les Juifs de France. Les chiffres sont connus : sur les quelques 320 000 Juifs présents en France, quelques 76 000 furent déportés et seuls 2 500 survécurent. Ils furent environ 10 000 à avoir été livrés par les autorités de Vichy entre août et novembre 1942, soit avant l’entrée du premier allemand en zone sud.

Quel était le calcul de Vichy ? Le nouveau chef du gouvernement, Pierre Laval, s’imaginait pouvoir négocier la place de la France dans une Europe qui serait nécessairement nazie. Il avait un atout dans son jeu : les Juifs étrangers. Par ailleurs, lui comme René Bousquet et de nombreux hauts fonctionnaires avaient une obsession : affirmer l’autorité de l’état français sur l’ensemble du territoire national, quitte à prendre en charge la mise en ¿uvre des objectifs de l’occupant en matière de répression et de persécution.

En cette période, ce fut donc la logique de déportation allemande qui prévalut. Mais Vichy accepta d’imbriquer sa propre politique d’exclusion dans cette logique-là. C’est aussi le moment où l’opinion française bascula. Elle fut profondément choquée par cette stigmatisation, ces rafles et ces déportations. S’il faut se garder de confondre opinion et action, cette prise de conscience aida la résistance de sauvetage menée par les organisations clandestines, comme les éclaireurs israélites de France (EIF) et le mouvement national contre le racisme (MNCR), ou par les oeuvres d’entraide présentes dans les camps, à condition, bien entendu, qu’elles associent action légale et action clandestine, comme ce fut le cas, par exemple, de l’¿uvre de secours aux enfants (OSE) ou du comité inter-mouvements auprès des évacués (CIMADE).

Le retour de la logique d’exception

La libération du territoire ne signifia pas la fin de l’internement mais sa mutation, à nouveau, en logique d’exception. En effet, la guerre continua de nombreux mois et il fallait assurer la sécurité sur les arrières. En outre, après quatre ans d’occupation et surtout après six mois d’une radicalisation de la répression sous la pression des miliciens, il fallait aussi organiser l’épuration. L’internement ne fut pas marginal. Au contraire, il connut même un pic, à l’automne 1944, avec plus de 60 000 internés en même temps. Il convient de rappeler la diversité des populations internées : collaborateurs soupçonnés certes, mais aussi nomades internés depuis le 4 octobre 1940, sur ordre des Allemands, droits communs, trafiquants de marché noir ou civils allemands, souvent transférés depuis les zones de combat en Alsace et parmi lesquels la mortalité fut élevée. Le ministre de l’intérieur, Adrien Tixier, multiplia les pressions pour faire baisser au plus vite les effectifs. Son argumentation était simple : soit les internés étaient coupables et ils devaient être transférés en prison, soit on n’avait rien sur eux et ils devaient être libérés. Le dernier interné sortit en mai 1946. C’était un nomade.

Peu étudié et occulté de la mémoire collective jusque dans les années 1970, l’internement fut donc un phénomène massif qui toucha, de 1938 à 1946, près de 600 000 personnes. Plus de 200 camps dessinèrent ainsi une carte peu connue de la France des années noires.

Denis Peschanski
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  1. Ce texte a été rédigé en décembre 2003 pour MINDEF/SGA/DMPA : http://www.cheminsdememoire.gouv.fr/page/affichepage.php?idLang=fr&idPage=2325
  2. Denis Peschanski, directeur de recherche au CNRS, Centre d’histoire sociale du XXème siècle (Paris 1), est l’auteur de
    « La France des camps : l’internement, 1938-1946», éd. Gallimard, 2002, 26.50 €.
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