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La contrainte ou le consentement, deux écoles d’historiens français de la guerre de 14-18

Les historiens français de la guerre de 14-18 sont souvent classés en deux écoles : ceux qui considèrent que les «poilus» ont « consenti » au sacrifice et ceux pour qui les «poilus» ont été « contraints » de multiples façons. La première école est souvent rattachée à l'Historial de la Grande Guerre de Péronne, les thèses du second groupe étant exposées sur le site du CRID 14-18 (Collectif de Recherche International et de Débat sur la guerre de 1914-1918). Vous trouverez ci-dessous un article de Jean Birnbaum qui, au printemps 2006, faisait le point sur ce débat. Les polémiques entre ces deux groupes d'historiens reviennent au premier plan de l'actualité avec la publication récente d'un rapport de Jean-Jacques Becker dans lequel s'esquisse une nouvelle tentative d'instrumentalisation politique de l'histoire de France, de la part de Nicolas Sarkozy, à l'occasion de la commémoration de la fin de la «grande guerre».

1914-1918, guerre de tranchées entre historiens

par Jean Birnbaum, Le Monde, 10 mars 2006

Parmi les historiens français, la guerre de 1914-1918 n’en finit pas de recommencer. Quatre-vingt-dix ans après la bataille de Verdun (février-décembre 1916), ce domaine d’études ressemble à un véritable champ de bataille. Sans cesse sur le qui-vive, deux troupes s’y font face, défendant pied à pied leurs positions, bien décidées à conquérir, d’un seul et même élan, les places fortes de l’université comme les larges espaces de l’opinion.

Pas plus que les autres, cette guerre-là ne se mène avec des gants blancs. Colloques fortifiés et embuscades éditoriales, assassinats académiques et comptes rendus ciblés, grosse artillerie médiatique et petits sabotages collatéraux : depuis la mémorable controverse sur la Révolution française, qui opposa les partisans d’Albert Soboul et ceux de François Furet dans les années 1970-1980, le monde savant n’avait guère connu pareille ruée. Gare aux traîtres, malheur aux tièdes ! « C’est consternant. Aujourd’hui, un étudiant qui veut travailler sur la Grande Guerre doit d’abord choisir son camp. S’il veut rester neutre, il n’a plus de patron de thèse possible… », se désole Antoine Prost, professeur émérite à l’université Paris-I.

Pour que la mêlée puisse avoir lieu, encore fallait-il que les forces en présence se retrouvent sur le même terrain : abandonnant les approches traditionnelles (diplomatique ou économique) de la guerre, les deux escadrons rivaux ont investi l’un et l’autre une histoire culturelle où l’essentiel n’est plus de comprendre la portée de tel traité ou de telle crise conjoncturelle, mais de saisir le vécu intime des combattants. Pour tous les protagonistes de l’actuelle bataille historiographique, donc, la question-clé est désormais identique : dans la boue, sous les obus, comment diable les soldats ont-ils tenu ?

C’est que, pour l’écrasante majorité d’entre eux, le sacrifice avait valeur d’évidence, répondent en substance les historiens rassemblés autour de l’Historial de la Grande Guerre, inauguré en 1992 à Péronne, dans la Somme, et dont le centre de recherche est présidé par Jean-Jacques Becker (www.historial.org). Elevés dans une société occidentale en voie de « brutalisation », les poilus auraient baigné dans une « culture de guerre » – messianisme patriotique, haine de l’ennemi, esprit de croisade – qui les aurait rendus globalement « consentants » : « Trèves et mutineries ont été marginales. Tout le mystère est là : massivement, la chair à canon a accepté d’être de la chair à canon… », résume Annette Becker, fille de Jean-Jacques et professeur à l’université Paris-X-Nanterre, qui dirige le centre de recherche de Péronne avec Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris). Contacté par Le Monde, celui-ci a répondu qu’il ne souhaitait pas « mettre le petit doigt dans cette polémique ».

Ensemble, les deux historiens ont signé un essai incisif, intitulé 14-18, retrouver la guerre, paru chez Gallimard en 2000. Définissant le premier conflit mondial comme la « matrice » du XXe siècle et de sa violence totalitaire, ils revenaient sur les cérémonies commémoratives qui avaient marqué, en 1998, les quatre-vingts ans de l’armistice, pour fustiger « la confusion intellectuelle » et la sensibilité « victimisante » qui auraient alors prévalu dans la conscience commune : « Non seulement les combattants n’avaient été que des victimes non consentantes, mais, plus encore, les révoltés étaient désormais les seuls héros véritables. Les «mutins» de 1917 n’avaient-ils pas été, par leur révolte même, les précurseurs de l’unité européenne ? », ironisaient-ils.

C’est ce livre qui a mis le feu aux poudres. A sa parution, ceux qui en combattaient les conceptions s’étaient déployés en ordre dispersé. Les voici maintenant réunis, avançant en rangs de plus en plus serrés, prêts à donner l’assaut contre la forteresse « Péronne ». (www.crid1418.org). Composé d’universitaires, mais aussi de chercheurs non professionnels, le CRID 14-18 espère fédérer associations locales et sociétés savantes autour d’un projet historien opposé à la ligne « péronniste ».

Alors que celle-ci analyse mentalités et discours pour cerner les ressorts anthropologiques du « consentement » à la guerre, le CRID 14-18 préfère mettre l’accent sur les expériences concrètes qui expliqueraient la « ténacité » des combattants. « Nos travaux sont particulièrement sensibles aux pratiques ordinaires des poilus. Ainsi, quand on lit les correspondances de l’époque, on est frappé par le nombre de soldats qui valorisent les stratégies d’esquive permettant d’échapper aux tranchées. «Chic, j’ai la bonne blessure !», disent par exemple les soldats qui ne sont pas gravement touchés, mais auxquels leur blessure permet néanmoins de quitter le front. Souvent, ils se réjouissent également que leurs proches ne soient pas versés dans des unités qui risquent de monter en première ligne », explique Nicolas Offenstadt, maître de conférences à Paris-I, qui a dirigé Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire (Stock), ouvrage en forme de manifeste collectif, dont le CRID 14-18 représente le prolongement direct.

« Trois cent mille morts, cela fait combien de larmes ? », demandait l’écrivain Roland Dorgelès à propos du Chemin des Dames. Symboliquement, le CRID 14-18 a choisi de situer son siège dans le village de Craonne, dans l’Aisne, un des hauts lieux de l’« offensive Nivelle », là même où le premier ministre Lionel Jospin a prononcé, en 1998, son fameux discours visant à « réintégrer » mutins et fusillés de 1917 dans la mémoire nationale. De fait, cette gigantesque tuerie avait été suivie d’un vaste mouvement d’indiscipline : « Tout poilu demande en bas la guerre. Signé : un poilu qui en a marre par-dessus bord », pouvait-on lire sur un train en juillet 1917. Car des stratégies d’esquive aux refus d’obéissance, et des mutilations volontaires à la désertion, insistent les membres du CRID 14-18, il y a toute une gamme de sentiments et de gestes que l’on trouve chez la plupart des soldats, y compris chez ceux qui tiennent par ailleurs un discours nationaliste.

En ce sens, la tâche de l’historien consisterait d’abord à s’interroger sur les multiples formes de contrainte qui se cachent derrière le « consentement » patriotique. « La culture de guerre telle qu’elle est présentée par Péronne est une culture des élites et de l’arrière, explique Frédéric Rousseau, président du CRID 14-18 et auteur de La Guerre censurée (Seuil). C’est celle des politiciens et des faiseurs d’opinion, qu’on ne peut pas comparer avec la culture de ceux qui avaient les pieds dans la merde, et qui crevaient sous les obus. La haine de l’ennemi, l’esprit de croisade ont bien existé, mais l’essentiel est de comprendre comment le consentement se construit socialement, via la pression du groupe et l’attachement aux camarades, par exemple, bien au-delà des seuls gendarmes et des cours martiales. Les mutineries ont quand même concerné les deux tiers de l’armée française. Dans les travaux de l’Historial, cette dimension est évacuée. Si la réintroduire, c’est être gauchiste, tant pis ! »

Gauchistes ? Nous voici sur la ligne du front. Là, les slogans triomphent, les vieux clivages reprennent le dessus : partisans du « consentement » contre militants de la « contrainte », « patriotards » contre « néopacifistes », mandarins parisiens contre marginaux de province. « Il s’investit là-dedans des choses qui ont peu à voir avec la Grande Guerre, note l’historien Christophe Prochasson, auteur d’un ouvrage intitulé Les Intellectuels, le socialisme et la guerre (Seuil) et membre du bureau de l’Historial. Au-delà des antipathies personnelles, on voit bien que les gens qui tournent autour de Péronne sont légitimes. On les retrouve à Paris-X ou à l’EHESS. Les gens du «Chemin des Dames» – appelons-les comme ça – sont plus en marge de l’histoire officielle, ils jouent le côté «terrain», la proximité avec la mémoire d’en bas, etc. Chez eux, il y a un désir d’en découdre dont témoigne bien la terminologie adoptée : le mot «collectif» ne renvoie pas au champ savant, il s’agit bien de se grouper pour lutter. Si j’étais cruel, je parlerais d’une espèce de gauchisme scientifique. » Directeur d’études à l’Ecole des hautes études, Christophe Prochasson y a longtemps animé un séminaire entièrement consacré à la Grande Guerre. Il se souvient que les chercheurs de diverses sensibilités s’y retrouvaient volontiers et participaient même aux soirées façon « booms poilus », organisées en fin d’année.

Naguère, André Loez en était. Mais, après avoir fait un bout de chemin avec Christophe Prochasson, ce jeune doctorant, qui enseigne dans un lycée de la banlieue parisienne, a fini par rejoindre Frédéric Rousseau et ses amis du Chemin des dames. « Au départ, j’étais séduit par les thèses de Retrouver la guerre. Mais je me suis peu à peu rendu compte que tous ces termes («brutalisation», «haine de l’ennemi»…) ne tenaient pas la route. Je les trouvais invalidés dans mes recherches : en fonction des origines sociales, des sensibilités de départ, cette «culture de guerre» n’a pas prise de la même manière sur les individus ! Et puis, il faut avoir entendu certains parler des pratiques de cruauté en séminaire. Il y a chez eux une fascination pour la violence, à mes yeux excessive… », note-t-il.

Ici comme ailleurs, les antagonismes théoriques s’articulent avec des questions d’affinités personnelles. Avec un sentiment d’affront académique aussi : « Péronne a voulu contrôler tout le territoire. Ses membres tirent à vue sur tous ceux qui y mettent un pied sans faire allégeance », soupire Rémy Cazals, professeur à l’université de Toulouse-Le Mirail. Avec Frédéric Rousseau, maître de conférences à l’université Paul-Valéry de Montpellier, Rémy Cazals est la principale figure tutélaire du CRID 14-18.

Tous deux ont le sentiment d’avoir essuyé une certaine morgue « parisianiste » : dans la capitale, eux et leurs étudiants ne se trouvent-ils pas désignés en bloc sous l’appellation « les gens du Midi » ? Sous-entendu : ceux-là ne feraient guère le poids face à l’Historial de Péronne, animé par la fine fleur des universités parisiennes. « D’un point de vue institutionnel, Becker et Audoin-Rouzeau sont archidominants. Ils refusent le débat, et ne dialoguent qu’avec les morts… Sur «14-18», ils contrôlent non seu lement les manuels scolaires, mais aussi les sujets d’agrégation et la bibliographie qui va avec. Et puis ils s’adossent à une puissante structure : l’Historial dispose de moyens importants pour financer des bourses, des colloques et une revue internationale… En termes de budget, y’a pas photo ! », affirme Philippe Olivera. Membre du CRID 14-18, ce spécialiste de l’histoire intellectuelle a longtemps enseigné en lycée, et il aime à raconter comment lui et ses amis se donnent rendez-vous à Craonne pour travailler dans des salles mal chauffées, bivouaquer dans l’ancienne école du village, avant d’aller prendre leurs quartiers, le soir, chez l’habitant…

Dominants et dominés, assaillants et agressés, bourreaux et victimes… Les rôles ne sont pourtant pas aussi clairs qu’il ne semble. La guerre historiographique autour de 14-18 se joue à fronts renversés, chaque camp développant sa propre pathologie du minoritaire. Car, si les animateurs du CRID 14-18 se disent assiégés d’un point de vue universitaire, les chercheurs de l’Historial ont le sentiment, eux, d’avoir définitivement perdu la bataille de l’opinion. « Quand on est amené à intervenir en public sur tel roman ou tel film qui popularise la mémoire pacifiste, on s’aperçoit qu’un discours nuancé et non «victimisant» est complètement inaudible, témoigne Bruno Cabanes, professeur associé à l’université Yale (Etats-Unis) et auteur de La Victoire endeuillée (Seuil). Chez certains jeunes, il y a une identification spectaculaire avec les soldats de la Grande Guerre. »

Dans les bandes dessinées de Tardi comme dans les films de Jean-Pierre Jeunet (Un long dimanche de fiançailles) ou de Christian Carion (Joyeux Noël), l’équipe de l’Historial perçoit les signes de son inexorable défaite. C’est-à-dire l’hégémonie croissante d’une mémoire qui réduirait la première guerre mondiale à un théâtre d’ombres, où une machine étatique implacable aurait envoyé des millions d’hommes au « casse-pipe ». « Ceux qui nous critiquent ne sont pas nombreux et leurs travaux m’intéressent peu, prévient Annette Becker. Mais, du point de vue de l’espace public, il est clair que nous avons perdu depuis longtemps. Ils ont le film de Christian Carion pour eux : un peu d’antimilitarisme franchouillard, quelques anachronismes, plein de petites lumières, et on fait pleurer dans les chaumières. Quand je suis allée le voir au cinéma, je n’ai pas cessé de rire, et j’ai eu droit à des regards noirs ! Pour le public, il est plus facile de croire que nos chers grands-parents ont été forcés de faire la guerre par une armée d’officiers assassins. Heureusement, j’ai la chance de travailler avec des collègues étrangers, loin de ces petites querelles franco-françaises… »

Au cœur de la mêlée, l’enjeu des témoignages

Comme toute bataille historiographique, celle qui fait rage autour de « 14-18 » concerne en premier lieu les sources : archives militaires, contrôle postal ou journaux de tranchées. Mais c’est le statut du témoignage qui constitue l’enjeu le plus brûlant.

A mesure que les derniers « poilus » disparaissent, les historiens se retrouvent presque seuls en scène. D’où la tentation de se concentrer sur l’écriture scientifique du passé et de mettre à distance les souvenirs des soldats : « C’est sans doute dès la première guerre mondiale qu’une certaine forme de dictature du témoignage s’est imposée aux contemporains et aux historiens », regrettent Annette Becker et Stéphane Audoin-Rouzeau, dans 14-18, retrouver la guerre. Pour les deux directeurs de l’Historial de Péronne, les études consacrées à cette période auraient été biaisées par le recours aux témoignages des combattants. Edités, après guerre, dans une perspective pacifiste, ces récits auraient imposé une image « aseptisée » du carnage.

Si bien que l’affrontement actuel est d’abord une guerre des témoins, les deux camps s’accusant de sélectionner les récits des combattants en fonction de leurs propres préjugés idéologiques, antimilitaristes ou va-t-en-guerre. L’équipe de l’Historial considère ainsi ses détracteurs comme les héritiers directs de Jean Norton Cru, cet ancien poilu qui publia en 1929 un célèbre essai intitulé Témoins, consacré aux écrits des combattants. « Avant de se convertir au pacifisme, Norton Cru avait été un soldat extrêmement consentant et patriote. Il a ensuite passé le reste de sa vie, avec une mauvaise foi extraordinaire, à s’intéresser à tous ceux qui avaient été contre la guerre, quoi qu’en disent ses descendants d’aujourd’hui, qui font comme lui… en coupant les citations », s’amuse Annette Becker.

Celle-ci reproche au CRID 14-18 de mettre systématiquement en avant les témoignages à coloration pacifiste. C’est-à-dire, entre mille exemples, le journal du roulier Paul Clerfeuille, les lettres des frères Papillon ou encore les carnets du tonnelier Louis Barthas, dont les souvenirs abondent en gestes de camaraderie ( « Ça nous arrive souvent de causer avec eux en fumant une vieille pipe ») et en scènes de fraternisation avec les « boches » : « Ah ! Que n’étiez-vous là, rois déments, généraux sanguinaires, ministres jusqu’au-boutistes, journalistes hurleurs de mort, patriotards de l’arrière, pour contempler ce sublime spectacle ? », écrit ce caporal d’infanterie, titulaire d’un simple certificat d’études (Les Carnets de guerre de Louis Barthas, édités par Rémy Cazals, La Découverte).

Inversement, les animateurs du CRID 14-18 suspectent l’Historial de privilégier les « témoins CSP + », bourgeois et « patriotards », comme l’ethnologue Robert Herz, le capitaine de Gaulle ou encore le médecin Lucien Laby. Issu de la bonne société rémoise, ce vaillant docteur demeura longtemps un soldat enthousiaste ( « tant mieux, ça va barder »…), et ses notes évoquent notamment la « sensation d’élasticité que donnent les cadavres boches quand on marche dessus » (Les Carnets de l’aspirant Laby, édités par Stéphane Audoin-Rouzeau, Hachette « Pluriel »)… « Les gens de l’Historial prétendent faire une histoire d’en bas, mais ils la font avec des témoins qui sont en haut, s’agace Frédéric Rousseau, président du CRID 14-18 . Bien sûr, je comprends le plaisir qu’il y a à retrouver des récits d’intellectuels, de gens qui nous ressemblent, et qui disent les choses avec des mots que n’ont pas toujours les paysans ou les ouvriers. Mais, notre travail, c’est aussi de redonner la parole à ceux qui ne l’ont pas. »

Jean Birnbaum
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