L’« invention du Noir » et son infériorisation au XIXe siècle
à rebours de la Révolution française
par Pierre Serna
[*Extraits de l’article « Tenir les Noirs à l’œil. Hypothèse pour une « iconoirologie » »,
publié (p. 171-191), dans le numéro, « Des Antilles aux Indes orientales, la Révolution française et la question coloniale », des Annales historiques de la Révolution française,
2019/1, n° 395.*]
Pierre Serna, historien, spécialiste de la Révolution française, professeur à l’université à Paris I-Panthéon-Sorbonne et directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française (UMS 622/CNRS), a écrit notamment l’ouvrage, Les colonies, la Révolution Française, la loi, avec Frédéric Régent et Jean-François Niort, Presses universitaires de Rennes, 2014.[**
Cet article de Pierre Serna, dont on trouvera l’intégralité dans les Annales historiques de la Révolution française, rappelle que pendant la Révolution, la loi du 16 pluviôse an II (4 février 1794) a aboli l’esclavage et que les esclaves sont devenus des citoyens égaux en droits. C’était la conséquence des idées des Lumières d’où découlaient « l’invisibilité du noir », le caractère accidentel des couleurs des êtres humains et l’interchangeabilité de celles-ci. Le XVIIIe siècle avait pensé l’humanité comme un tout et n’avait inventé aucune distinction ni hiérarchie des races. Pierre Serna explique que c’est au XIXe siècle, au contraire, que le rétablissement de l’esclavage dans les colonies françaises et le développement d’une domination impériale outre-mer ont été accompagnés de l’invention d’une représentation disqualifiante des noirs, d’un « apartheid à l’échelle du monde ».
Il n’explique pas seulement ce tournant historique, mais relève aussi le fait que les défenseurs de cette division racialiste de l’humanité ont diffusé leur théorie négrophobe en qualifiant les idées universalistes qu’ils voulaient rejeter de « nigrophilisme ». Un renversement rhétorique qu’on voit à l’œuvre encore aujourd’hui, par exemple quand les tenants du rejet des immigrés qualifient d’« immigrationnistes » ceux qui s’opposent à leur propre racisme.
Pierre Serna souligne aussi que sont nées au XIXe siècle vis-à-vis des personnes noires un ensemble de représentations péjoratives à forte connotation sexuelle, qui persistent jusqu’à aujourd’hui, mais que celles-ci sont extrêmement complexes à aborder. Il a, par exemple, une opinion critique sur l’ouvrage Sexe, race & colonies, que notre site a signalé et qui, selon lui, mêle, « au milieu de textes fort intéressants un monceau d’images non triées, non organisées, et dont le mélange finit par créer la confusion, donnant une fois de plus l’impression que les images servent à illustrer des textes, sans former une iconologie à présenter de la façon la plus rigoureuse possible. L’ensemble iconographique provoque un effet contre-productif, instrumentalisant à son tour les représentations de femmes de pays colonisés, construisant un voyeurisme pourtant dénoncé » (note 29). Selon Pierre Serna, la négrophobie, qui est née au XIXe siècle dans le combat contre la pensée des Lumières et dans la justification de la colonisation, persiste bel et bien aujourd’hui. Mais elle est un phénomène complexe à combattre et à analyser.
Gilles Manceron*]
[/Louis Sébastien Mercier, Néologie, 1801.
« Négreur ; Le marquis son père est blond :
la demoiselle, au contraire, est brune, jusqu’à la Négreur »./]
[…] Trois dates permettent de structurer l’espace chronologique des bouleversements qui transforment durablement la société française : 1789, 1794, 1802.
La Déclaration des droits de l’homme de 1789 est l’aboutissement d’un siècle de luttes intellectuelles et philosophiques portant des valeurs philanthropiques d’humanisme, d’utilitarisme aussi et d’une pensée des droits naturels signifiés dans un texte à portée universelle, faisant de tous les êtres humains des égaux. Par opposition et sans tarder, une pensée conservatrice se structure, largement inspirée par les écrits d’Edmund Burke, critiquant l’abstraction de ce cosmopolitisme dont l’application est rendue impossible en fonction des réalités géographiques et des traditions historiques de chaque société.
En guise de réponse, le décret du 16 pluviôse an II (4 février 1794), persiste et abolit l’esclavage, faisant des esclaves de la veille, des citoyens de la République en construction. Là encore, l’opposition au texte se structure autour de l’infaisabilité de cette mesure, votée à Paris sans connaître la réalité du terrain. Le groupe de pression puissant des planteurs réfugiés en France et de ses alliés marchands ne cesse plus à partir de cette date de publier, de faire pression, de critiquer, et de saboter le processus d’émancipation de ces centaines de milliers de nouveaux citoyens1. L’insupportabilité de concevoir l’égalité avec des Noirs, prend toutes les formes du discrédit et du déni, avec la liberté de la presse et d’édition revenue sous le Directoire, élaborant un terrain d’expérimentation de théories racialistes. Ces écrits visent explicitement à démontrer l’infériorité de ces nouveaux citoyens et leur incapacité à intégrer le cercle de la nation.
Bonaparte et le rétablissement de l’esclavage
Mai-juillet 1802. Le camp de la réaction sort vainqueur de ce combat contre les droits, contre la liberté et contre l’égalité des populations d’origine africaine. Le rétablissement de l’esclavage ne saurait constituer une simple péripétie dictée par des intérêts conjoncturels ou simplement économiques et commerciaux imposés par une « realpolitik » que la guerre avec la concurrence toujours féroce contre l’Angleterre, l’autre grande puissance esclavagiste, impose. Les décisions prises par Bonaparte, fortement influencé par son entourage et le personnel du ministère de la Marine qui le bombarde de rapports sur l’urgence du retour à l’ordre ancien de la servitude, constituent une défaite lourde de sens. Un pan entier de la philosophie des Lumières, fondée sur la raison et la passion de l’égalité, s’effondre. La défaite d’une conception ouverte de la citoyenneté de la République s’impose, rendant de nouveau, la couleur de peau, infamante2.
En cette année 1802, afin que les nouveaux éléments du classement social reposent sur une perception claire des hiérarchies, les esclaves sont replacés au plus bas de la société. Puis vient une masse indistincte, réduite au silence depuis 1795 qui s’appelle « le peuple », en une indifférenciation inquiétante d’individus toujours soupçonnés de subversion ou de constituer un danger public3. Ensuite s’enchaînent en un nouvel-ancien ordre les différents éléments de la cascade des mépris fondés sur des microdifférences jusqu’au premier de la nation, Bonaparte.
Il est vrai que depuis 1789, les modes de la reconnaissance sociale ont changé. Les formes de perception de chacun dans l’espace public ont radicalement évolué, faisant du nouveau spectacle des corps, une façon de se situer dans le monde qui sort de la Révolution4. Une révolution culturelle est passée par là qu’il n’est pas si facile d’éliminer ou plutôt dont on peut utiliser les structures afin de les instrumentaliser dans le sens inverse de ce à quoi elles pouvaient servir. Le spectacle de l’égalité partagée se transforme en vision de l’inégalité essentialisée. Ainsi, de récentes recherches ont montré combien le « régime scopique » de la Révolution » avait changé le regard des citoyens d’abord sur le monde extérieur et sa représentation, par l’apparition de nouveaux signes, de nouveaux codes, de couleurs politiques, de spectacles vivants et impressionnants laissant des traces profondes dans les mémoires. Tout un patrimoine d’images, « une bibliothèque de signes visuels », constituant des champs d’interaction sociale autour des perceptions, non plus seulement de soi mais des autres, ont agi puissamment pour définir par le sens de la vue, les pouvoirs, les identités, les classements des uns et des autres5. Les impressions sur la rétine, les images, les visions des autres deviennent partie intégrante de la politique, c’est-à-dire du rapport de force que les groupes exercent entre eux, et des mots que leur suggère leurs sensations visuelles pour désigner leurs adversaires devenant souvent des ennemis.
Depuis le début du XXIe siècle, l’iconologie a fait de grands progrès pour démontrer la place qui devait revenir au discours sur les images comme sources premières des analyses sociales et politiques6. Des regards sont en concurrence qui radicalisent les positions et construisent des dualismes (Blanc/Noir, Bleu/ Blanc, homme/femme, Citoyen/Étranger, riche/pauvre), structurant un paysage mental pour soi et établissant de visu des rapports de domination.
[…] Un biopouvoir se construit sur des bio-images. C’est ainsi qu’un champ nouveau des études sur le politique, lié aux études coloniales, à l’histoire des sciences naturelles, à l’histoire des images et des représentations, se construit et se renforce en posant à nouveaux frais la question de savoir « qui est la personne dont la peau est noire ? ». En quoi la construction visuelle ou imaginée de cette personne induit-elle des conséquences politiques au moment de la reconstitution de l’esclavage dont il faut masquer la régression en termes de droits, et reconstruire la légitimité en termes civilisationnels, voire la nécessité culturelle, par la construction de l’évidence et de la naturalisation de l’Africain de nouveau servile, ou de l’ancien citoyen redevenant esclave7? La vue des nouveaux maîtres de la France du début du XIXe siècle a réinventé le Noir et construit les prémices d’une représentation, se diffusant dans des couches de plus en plus larges de la population, entraînant la nécessité, voire l’obligation de la colonisation civilisatrice la génération suivante en 18308. Une guerre des signes a fait rage entre 1794 et 1802 que les républicains démocrates ont perdu dans un premier temps : là où ils voulaient métamorphoser l’esclave en citoyen par la loi, les anti et contre-révolutionnaires, ou conservateurs de tout poil, ont réussi à transformer l’ancien esclave en Noir ou pire en nègre d’un type nouveau.
Nouveau certes, et une première précaution méthodologique et historique s’impose. Personne ne soutient ici que le Noir apparaît en 1802 dans le paysage littéraire, pamphlétaire, politique et scientifique. Depuis le début du XVIIIe siècle, se sont intensifiées les discussions qui lient de façon toujours plus régulières et répétitives la notion évolutive de race et sa manifestation par l’extériorité des spectacles des corps, portant dans leur structure physiologique, leur anatomie profonde, que le système de Linné n’inaugure pas mais permet de visualiser dans des tableaux synthétiques et hiérarchisés9. En France, une législation précise vise à imposer une barrière géographique et sexuelle, notamment dans les ports, espace de mixité de personnes de couleurs différentes en ces temps de commerce atlantique, fondée sur la préservation de la pureté de la blancheur des sujets du roi de France en métropole10. Il faut résister aux pratiques détestables de mariages mixtes dans les îles dues au déficit de femmes blanches sur place, qui finissent par faire dégénérer la race blanche, et confirment son altération et sa mise en danger au contact d’autres populations11. C’est aussi l’époque où les récits de voyage, les ouvrages scientifiques d’histoire naturelle se multiplient et se recopient les uns les autres. Ils banalisent une image dépréciative de la personne noire et de l’Africain en particulier. Qu’il suffise, parmi la pléthore d’exemples, de citer le dictionnaire de Valmont de Bomarre, dans son édition de 1768.
Nous avons donné à la suite du mot homme la description des différentes races noires. En général, cette espèce d’homme est plus vicieuse que celles des autres parties du monde. La perfidie, la cruauté, l’impudence, l’irréligion, la malpropreté, et l’intempérance semblent avoir étouffé chez eux tous les principes de la loi naturelle et les remords de la conscience, les sentiments de la compassion leur sont inconnus, exemple terrible de la corruption de l’homme laissé à lui-même. L’on peut regarder les races des nègres comme des nations barbares et dégénérées ou avilies. Leurs usages sont si extravagants si déraisonnables, que leur conduite jointe à leur couleur, a fait douter pendant longtemps, s’ils étaient véritablement des hommes issus du premier homme comme nous, tant leur férocité et leur animalité les faisaient ressembler aux bêtes le plus sauvages. On a vu ces peuples se nourrir de leurs frères, et dévorer leurs propres enfants. Presque tous les noirs ne regardent leurs femmes, notamment celles de Loanga, que comme de viles esclaves créées uniquement pour les amuser les servir et leur obéir, elles n’osent les regarder et leur parler qu’à genoux12. »
La matrice de la représentation disqualifiante de la personne noire se trouve toute là. L’ensemble du réservoir fantasmatique des lecteurs blancs auxquels est destinée cette prose et qui n’ont possiblement pas vu d’humains d’origine africaine, s’ils vivent dans des villes éloignées des grands centres de commerce, est résumé dans ces lignes. Paresse, incapacité intellectuelle, férocité, animalité, anthropophagie, esclavage sexuel de leur compagne, refus de toute forme de civilisation, ignorance de la propriété, inconscience de la religion, caractérisent durablement l’Africain en un singulier englobant. Le côté sombre de la couleur, en un siècle qui prône la transparence, la clarté et la luminosité comme vertus cardinales de la beauté, de la vérité, et de la bonté, ne fait que rendre plus détestable cet être, que les lecteurs n’ont sûrement jamais vu. Plus qu’une culture visuelle, joue ici une présentation d’une vision interne, tel un grand chantier à interroger, que l’on propose d’appeler de façon expérimentale l’iconoirlogie. Une représentation se construit dans les profondeurs de l’intimité de chaque lecteur. Elle construit en retour des réalités discriminantes, voire angoissantes — comment pourrait-il en être autrement — sur l’Autre, à la lecture répétée de ces descriptions, inventant un noir sur le papier, un nègre de mots, redoutable, et de fait autant craint que méprisé13.
Ces préjugés fondés sur des écrits se réclamant de la république des sciences, finissent par imposer dans une partie de l’opinion, une prévention tenace, qui de façon silencieuse, mais efficace, alimente des peurs et des ressentiments que l’état de guerre civile dans les colonies durant la décennie révolutionnaire, ne peut qu’aviver, au récit des massacres de blancs14. Les nouvelles provenant des espaces d’outre-mer, insistent davantage dans la presse, sur le chaos, sur les violences inouïes des anciens esclaves libres à l’encontre de leurs maîtres, plutôt que sur la fondation d’une république mixte, métissée, pacifiée, réconciliée, rêvée par les républicains sincères à Paris et par les libres de couleur, ou les noirs partisans du nouveau régime. Ces récits de vengeance marquent un imaginaire partagé, dont le roman, longtemps après les faits, constitue le reflet durable et parfois contradictoire, car n’hésitant pas à présenter le cas de « bons noirs », voire héroïques15.
Il s’agit donc de présenter quelques indices de cette représentation mentale, qui réinvente la personne noire, ressassant les a priori anciens dans un contexte légal nouveau qui devrait garantir leur égalité et qui va servir au contraire à « démontrer » de visu leur incapacité à intégrer puis demeurer dans le cercle civique16. L’Africain de papier, devenant un esclave réel, est désormais un personnage libre de ses mouvements. Il devient capable, dans les pires cauchemars qui sont toujours des constructions d’images refoulées, d’envahir la métropole. Sa couleur éclate tout à coup comme un danger frappant aux portes de la France, et de l’Europe au moment où la révolte se déclare en 1801. La lutte nouvelle à Saint-Domingue, pour conserver, coûte que coûte, la liberté conquise durant l’été 1793, pousse le Premier consul à envoyer une flotte entière et une armée expérimentée pour tenter d’écraser, voire supprimer les populations libres de noirs insoumis, ou déporter ceux qui ont connu la liberté vers des espaces le plus éloignés possible, comme Madagascar17.
Après la Révolution : la construction d’une vision péjorative du noir
C’est à ce moment précis que paraît le livre de Louis-Narcisse Baudry Deslozières (1761-1841), Les égarements du nigrophilisme, en mars 1802, lorsque le régime bascule dans un autoritarisme qui le fait ressembler à une dictature martiale18. Claude Wanquet a démontré l’importance de cet ouvrage pour défendre une nouvelle politique coloniale fondée sur la reconquête des Antilles et la reconstitution d’une force capable de résister à l’Angleterre au moment où se prépare la paix19. Pour parvenir à ces fins, le rétablissement de l’esclavage s’impose selon son auteur. Le livre consiste en un long système de légitimation de la servitude, fondée sur la bonté naturelle et méconnue des maîtres et sur la valeur civilisatrice de la servitude des « nègres », mille fois préférables à leur condition en Afrique.
En revanche, reste à étudier la méthode de visualisation par les mots de l’auteur et sa façon disqualifier les « amis des noirs ». Ce procédé fonde un univers de visions, de perceptions imagées, imageantes et imaginées qui, reprises d’abord dans les dizaines de rapports envoyés depuis le ministère de la Marine dans lequel travaille Deslozières vers les bureaux du Premier consul, puis diffusés par d’autres canaux d’impression, construisent une vision néfaste de la personne noire.
La démonstration se construit en trois temps. Qui a vu réellement un noir peut avoir un avis. Qui a vu un noir comprend de suite les défauts constitutifs de cette personne. Qui a vu un noir peut seul saisir l’immuabilité de cette personne et l’assignation la plus basse dans une société que lui impose la couleur de sa peau. De façon révélatrice d’ailleurs dans l’édition possédée par la BNF, lorsque le néologisme « nigrophilisme » apparaît, il est en fait manuscrit, dans la marge. Le terme qui a été imprimé, donc préféré au départ de la rédaction est « nigrophillogie », preuve de la volonté originelle d’inscrire le néologisme et l’étude dans une approche sémiologique, une science du langage et du décodage des signes de ce qu’est la négritude, finalement remplacée par l’attaque des défenseurs des personnes noires, en France20. Plutôt que d’insister sur le registre bien connu des arguments qui attaquent frontalement, depuis Brissot jusqu’à Grégoire, ceux qui ont défendu les populations serviles de créoles et d’Africains, signifiant la défaite des Lumières optimistes, de la Révolution abolitionniste de l’esclavage et de la République établissant l’isonomie dans la loi, il s’agit de repérer dans le métatexte de cet argumentaire, la méthode démonstrative, saturée par le sens de l’œil ouvert, qui s’imprime du spectacle et regarde en retour comme pour surveiller. Le texte fourmille de références à la vision, lui conférant un statut de vérité, de véracité d’authenticité, et de preuve matérielle, qu’aucun raisonnement abstrait, ou fondé sur des connaissances livresques ne pourrait un tant soit peu remettre en cause. Il y a là une propédeutique dont il faut relever les formes qui font de l’expérience vécue, une référence aux sciences de l’observation sociale, scientifique et policière en train de se codifier, comme forme de saisie du réel par l’expérience personnelle, savoir irremplaçable et seul légitime à organiser le Nouveau Monde21. Ainsi ce que l’on voit de suite sont la « couleur et la paresse » (p. 10). En revanche la société de nigrophiles est évidemment « aveugle » (p. 26) ; pire, elle prétend défendre des personnes qu’elle n’a jamais vues, mais demeure incapable de voir ses « pauvres » au coin de la rue, ceux qui méritent réellement leur attention puisqu’ils se prétendent philanthropes. L’argument conservateur commence à s’imposer, consistant à délégitimer toute lutte pour un Autre lointain, tant que l’on n’a pas défendu ses Autres plus proches. La recette est promise à un long avenir. L’auteur qui a vécu aux îles, sans donner plus d’informations sur ses réelles propriétés foncières, lui, a vu, a senti, respiré, et expérimenté « le Nègre ». Il l’a « examiné ». Il affirme de suite « C’est une bête brute » : « il faut l’avoir vu pour le croire ». Les expressions abondent dans ce sens. « Je ne les regarde pas comme mes égaux, la nature et la raison me le défendent », s’emparant de la sensation du voir, si chère aux idéologues héritiers de Condillac, pour en faire une arme contre une population entière.
Aux pages 62-63 du livre, l’expression « j’ai vu » est répétée neuf fois. Plus qu’un effet de style, c’est la valeur d’un savoir vérifié et authentifié qui est mis en avant pour certifier l’expérience d’un honnête homme qui a vu d’abord les Nègres et en tire les conclusions de leur exclusion de la sphère citoyenne, voire humaine, et qui ensuite a vu leurs avocats nigrophiles, inutiles, pédants, et ignorants car eux n’ont rien vu. Ailleurs il « voit juste », « il expose », « il montre », poursuivant sur l’infaillibilité de son témoignage visuel et sa restitution au moyen de généralités portant sur tous les noirs, essentialisant « le » noir au fur et à mesure que le texte avance. Que voit Baudry Deslozières qu’il veut transcrire sous la forme de mots, dont le pouvoir de suggestions imageantes est d’autant plus fort qu’il décrit des sensations visuelles ? Il veut convaincre d’avoir vu à la surface de la peau noire des esclaves anciens ou nouveaux, l’essence de leur être profond, aussi « immuable que leur peau ». La litanie des défauts congénitaux de « la race nègre » est déclinée selon des modalités qui reprennent en les développant les hantises de Valmont de Bomare. En revanche, c’est l’interréciprocité entre la cause cachée, les organes du corps (sang, foie, sperme, cerveau, muscle), et l’extériorité de l’enveloppe charnelle qui retiennent longuement le sens de la vue de l’auteur. Pour lui « tout est noir dans le noir » conclue-t-il avec « l’impartialité de celui qui sait observer » (p. 115). La fixation immuable de la couleur, signe l’infériorité puisqu’elle définit désormais l’assignation de la place la plus basse dans la société et constitue un marqueur indélébile. La lutte des mots contre les nigrophiles amène à la guerre des couleurs, jusqu’à ce que l’opération de voir comme jugement indiscutable des tares et des taches humaines que sont les noirs, finissent dans un débordement de mots à dévoiler le sens profond de cette détestation de la personne noire.
Ce n’est pas tant ce qui imprime la rétine de Baudry Deslozières qui compte que ce qu’il pré-voit, rendant à l’iconologie son rôle d’anticipation et de construction de visions futuristes, et de pré-voyance, dans les deux sens du terme de la parole. Du temps de Valmont de Bomare, on évoquait évidemment les noirs mais c’étaient fondamentalement des Africains, donc sur le monde effrayant ou enchanteur de l’exotisme typique de l’époque. Les autres transportés aux Antilles n’étaient plus seulement noirs mais avant tout serviles ou esclaves et commençaient à se rapprocher.
Le XIXe siècle et l’horreur du métissage
Les personnes noires que voit Baudry Deslozières sont différentes. Ce sont des êtres authentiques qui ont connu le statut de la liberté, ont pu fréquenter des blancs. Ce sont des personnes qui depuis des décennies ont eu des relations le plus souvent forcées avec leurs maîtres blancs et ont fini par former le nuancier de 128 couleurs différentes que Moreau de Saint-Méry, cité dans le texte, et nigrophobe notoire, a pu établir, observant le résultat des unions mixtes qui jalonnent l’histoire de l’empire colonial français et plus particulièrement des Antilles. Baudry Deslozières exècre cette idée de métissage, qui est une réalité qu’il doit bien connaître et qu’il ne peut cacher22. C’est là que la fonction iconologique déborde de son cadre pour devenir clairement idéologique, lorsque des images mentales naissant de la description, il en tire une conclusion politique pour les deux populations blanches et noires. Il convient, après des années de désordre et de débauches néfastes et malsaines que la Révolution a stimulées, de les séparer de façon radicale, étanche et définitive. Dans cette perspective ségrégationniste de réorganisation de la société par contraintes sexuelles fortes, un nouveau pacte esclavagiste s’esquisse, encore plus sévère que le premier, critiquable selon l’auteur car il a ramolli les mœurs des blancs. Un apartheid avant la lettre est imaginé afin d’éviter dorénavant ce qui blesse le plus ses yeux.
La vue qui provoque horreur et répulsion chez l’auteur, davantage que le spectacle d’une personne noire est la personne métissée. Celle-là est pire que le noir car elle constitue le spectacle vivant de la « dégénération entière » du groupe blanc. Les métis résultent d’une « confusion indécente », d’une « corruption » que les maîtres ont subie au contact des femmes noires forcément « lubriques ». Ils peuvent être le fruit des femmes blanches s’étant vendues aux hommes de couleur noire. Dans les deux cas, la faute repose sur le vice féminin, selon un topo éculé mais, semble-t-il, opératoire. Fidèle à son système de la couleur comme essentialisation des êtres, Baudry Deslozières, pense que les êtres nés de ces unions ne sont pas mixtes, mais blancs dénaturés et noirs indélébiles. Les nuances de couleur n’y font rien. Ils ont au fond d’eux, la marque de la négritude indélébile. La preuve visible se trouve jusque dans l’intimité des corps. « Les sang-mêlé sont toujours reconnus à la tache noire et originelle qu’ils portent aux parties de la génération. Voilà la vérité et je l’expose, à mon ordinaire, sans exagération » (p. 165).
Le propos présenté comme raisonnable et modéré, devient clairement antithétique, et antiphrastique, lorsque l’auteur se laisse aller dans une forme de délire de mots qu’il veut maîtriser. Ainsi, après avoir soutenu que les esclaves regardent leur maître comme une divinité (p. 158), il soutient leur rejet absolu de ce qu’ils appellent parmi eux « des mésalliés ». « Ils leur donnent le sobriquet de caca-blanc. Ils expriment par cette désignation humiliante, ceux que la classe divine des blancs rejette comme excréments ». Sous le prétexte de transmission d’informations, le texte atteint une limite ici, comme une forme indépassable par son caractère abject mais qui est pour l’historien un indicateur précis de la supportabilité de la violence des termes employés, et de la force de suggestion qui devient plus qu’une arme politique, une exécution tout court, voire littéralement avec cette métaphore, une exclusion du corps de l’humanité. Ce n’est pas un hasard si dans ce déferlement d’images devenues des fantasmes (au sens littéral du terme : vouloir persuader qu’un être humain est un excrément), le lien d’idées sur la mauvaise odeur se construit. Le paragraphe qui suit immédiatement malgré l’apparente rupture de logique, au contraire, poursuit autrement cette sensation visuelle et olfactive en soutenant qu’« En France, les Blancs ne peuvent supporter l’odeur nauséabonde, le teint nocturne, et la tournure gauche des Négresses habillées à la Française » (p. 159). La vision qui sort de cette description quasi hallucinée de l’union des personnes noires et blanches est la hantise de « l’invasion de la France ». Dès le début du texte, le risque de voir le sang noir se « mélanger au pur sang des Français » a été signifié (p. 29). Avec deux cents ans de retard sur l’Espagne, un colon blanc qui ne doit pas méconnaitre la culture des Antilles espagnoles, rejoue « la pureza de sangre », qui a accompagné durant toute l’époque moderne la hantise des Espagnols au contact du sang maure ou hébraïque, mais cette fois c’est la personne noire qui dans la nouvelle France, régénérée par le coup d’État de 1799, risque de faire dégénérer la race française, « dénaturer la nation » (p. 29)23. Tout doit être entrepris pour que la catastrophe possible n’advienne pas, celle d’une France dont le teint aurait bruni (p. 157). Pour l’éviter, il faut refuser que le sang africain foule les côtes de France, car sinon, le pays serait menacé et entièrement métamorphosé, pollué irrémédiablement en trois ou quatre générations. Il s’agit donc d’interdire toute politique matrimoniale permissive qui laisserait libres les mulâtres de pouvoir s’unir à des Françaises blanches. « Si cet abus subsistait plus longtemps, il attaquerait jusqu’au cœur de la nation, en en déformant les traits… Le moral prendrait alors la teinte du physique, et la dégénération entière du peuple français ne tarderait pas à se faire apercevoir » (p. 157). L’argument des conservateurs de toutes les générations suivantes, et structurant bien des familles de la droite française, se trouve là exposé, avec une clarté qui a le mérite de la sincérité et de la concision. La Révolution a à ce point détraqué la France, qu’elle a rendu possible et pensable, l’horreur absolue, la métropole colonisatrice, envahie et colonisée à son tour par ses anciens colonisés, qui plus est, ravissant aux hommes français leurs femmes, ne pouvant résister à l’odeur ammoniaque de ces mâles, déréglant leurs humeurs et les rendant à leur hystérie première, se livrant à ces hommes de couleur. Que faire contre ce péril noir qui menace le territoire de la France, défaite et vaincue à jamais en moins de cent ans, si les hordes noires venaient à déferler dans la métropole ?
Au XIXe siècle : l’invention d’un apartheid à l’échelle du monde
Face à la prise de conscience de la noircitude possible, devenant inéluctable sans les meures de police les plus strictes, et n’offrant à la France qu’un futur le plus sombre possible, il existe la solution d’un apartheid non plus localement situé dans les colonies mais à l’échelle du monde, seul remède géopolitique efficace pour contrer la catastrophe héritée de la Révolution : faire croire aux personnes noires qu’elles étaient les égales des personnes blanches. Cette fable, pour qui a vu de ses yeux les noirs comme l’auteur, risque de détraquer toutes les relations internationales et peut provoquer le dérèglement de toute la globalisation triomphante du commerce des humains et des produits exotiques échangés sur les océans. Il existe une solution qui permettrait la séparation stricte des blancs et des noirs et surtout l’isolement des noirs qui ont connu la liberté et refusent de retourner à la servitude : la transportation vers Madagascar. L’auteur imagine la fondation d’une colonie exclusivement noire, dont l’insularité assurerait la surveillance tout en la maintenant sous la domination de la France24. Là serait fondé un espace où seules les personnes noires pourraient accoster pour y rester, comme prisonnières de l’île. Une des dernières métaphores dans le déni continu d’humanité continue compare les Noirs à des créatures hybrides, entre singes capables de tout imiter et mécaniques corporelles adaptées à toutes les situations. Dans ces conditions, le futur des îles coloniales se résume à une situation concrète, le désarmement des noirs, le surarmement des maîtres.
Un peu plus d’un an après, à la fin de l’année 1803, le corps expéditionnaire français se voit infliger une sévère défaite qui imposait sa retraite et se conclut par la déclaration d’indépendance du nouveau pays, Haïti, avec le massacre de presque tous les blancs restant sur place, après que des scènes de carnage aient été infligées aux soldats noirs révoltés contre le rétablissement de l’esclavage25. L’imaginaire de l’épouvante et de la catastrophe demeure longtemps lié à cet autre espace de terreur que fut Saint-Domingue de 1799 à 1803, construisant pour longtemps une figure de la personne noire en tout point monstrueuse, dont l’image allait faire fusionner force simiesque, férocité redoutable, inspiration de peur panique, et conquête et/ou viol de la femme blanche.
Un an avant Baudry Deslozières, en 1801, Virey, dans L’histoire de l’espèce humaine, avait développé durant des dizaines de pages, les a priori racialistes de l’inventeur du néologisme « nigrophilisme », avec l’autorité conférée par son titre de médecin. Il utilise sa légitimité scientifique tout au long de sa carrière d’écrivain divulgateur de sciences naturelles, rédigeant sous forme de multiples supports éditoriaux, son aversion, sa répulsion et son dégoût profond pour la population noire. Il ne peut cacher pourtant une fascination morbide pour le corps noir et un voyeurisme masculin plus que malsain dans les longues descriptions de ce qu’il décrit sous la forme « d’appétits sexuels démesurés » des femmes africaines. Réduisant les peuples de l’Afrique à des sortes de ventres sur jambes, il décrit les parties génitales des femmes bochimanes et hottentotes et leurs formes callipyges, tout en insistant avec une angoisse que le lecteur sent poindre sur la taille prétendue hors-norme des sexes masculins, lui faisant redouter leur réputation auprès de la gente féminine européenne, sortant de son rôle scientifique pour en tirer toutes sortes de considérations sur la dépravation et la débauche permanentes des populations au sud du Sahara, là encore la production imaginaire remplaçant le réel, mais garantie par le statut de son auteur26. L’œuvre éditée en 1801 est rééditée en trois volumes en 1823 ; entre temps, et jusqu’en 1840, le docteur graphomane rédige des centaines de notices de dictionnaires d’histoire naturelle, où il ne cesse de ressasser ses contradictions sur l’humanité sous l’aspect simiesque des populations noires, la nature humaine cachant mal la bestialité entière de la plupart des habitants du continent africain27. Dans cette œuvre, imaginaire, imagination, figurations, représentations, provoquent des chocs, créateurs d’images cérébrales pour le lecteur, lorsque par exemple dans un détournement complet d’iconographie extraite et recomposée à partir de l’œuvre de Peter Camper, Virey classe les vivants, du profil grec au profil de l’orang-outang, avec le noir entre les deux, indiquant et signifiant par le jeu de la verticalité et des obliques que constituent les angles faciaux, un raccourci visuel d’une force suggestive rare, et répété tout au long du XIXe siècle sous différentes façons. La répétition visuelle construit une mémoire figurale commune, la certitude de la supériorité du blanc sur le noir et de la position intermédiaire de l’Africain entre le singe et l’Européen28.
Rien pourtant ne serait plus réducteur que d’arrêter cette proposition d’une « iconoirlogie », sur ce seul aspect négatif que d’autres documents ne manqueraient pas de livrer. Une tension existe bien qu’il faut poser en même temps, au risque, contre-productif, voire faux méthodologiquement, de tomber dans une histoire victimaire, à son tour à la limite du voyeurisme et recréant d’autres clichés à sens unique, enfermant les populations colonisées et noires en particulier, dans le seul registre de la sexualité ou de l’animalité dénoncée par leurs détracteurs et reproduites consciemment ou non par leurs opposants29. D’autres images ont servi la cause des Noirs, d’autres propos ont figuré la représentation heureuse d’une mixité bien venue et gage de paix et d’amélioration, non seulement de la fraternité et de l’amour entre humains, mais surtout porteuse d’amélioration globale du genre humain tout entier.
Pourtant au XVIIIe siècle : l’invisibilité du noir, le caractère accidentel et l’interchangeabilité des couleurs des êtres humains
À commencer par l’œuvre de Buffon éditée depuis 1749, sous différents formats et accompagnée, selon le prix et le soin éditorial de la parution d’images, et encore rééditée par Sonnini de Manoncourt, un de ses fidèles élèves entre 1798 et 1808 en 127 volumes30. Daubenton, autre fidèle épigone de l’intendant du Jardin des plantes, est à ce moment-là directeur du Muséum d’histoire naturelle et professeur à l’école vétérinaire de Maison Alfort. Il s’était refusé lors de la rédaction en 1789-1790 de sa partie sur les sciences naturelles dans l’Encyclopédie méthodique de Panckouke de consacrer une entrée aux mots « nègres » ou « noir », alors que tous les autres dictionnaires édités à l’époque ne manquaient jamais une de ces deux entrées.
L’invisibilité du noir fait signe ici, construit un blanc textuel qui se révèle littéralement une réhabilitation des populations noires dont la banalité humaine explique ce creux qui est un plein d’humanité. Les Africains sont comme n’importe quels autres humains et à ce titre on évoque leur particularité physique qui peut bien exister certes, au même titre que les particularités physiques des autres ethnies à la surface de la Terre. En ce sens, et l’édition des œuvres de Buffon à partir de 1798 le démontre, Daubenton suit son maître. Ce dernier soutint, dès la première édition, en 1749, puis trente ans plus tard, en 1778, dans les rajouts à la première édition, au sujet de la peau des noirs, que seule pouvait l’expliquer, une circonstance accidentelle, due à une longue histoire des conséquences de l’exposition de la peau sous le soleil, dans une humidité donnée, et en aucun cas, une tache consubstantielle à l’essence des peuples africains. Ainsi dans le huitième tome de L’histoire naturelle générale et particulière, servant à l’histoire naturelle de l’homme, publié en 1778, Buffon ajoute une longue addition de près de deux cents pages à l’article qui a pour titre « Variétés dans l’espèce humaine ».
Au sujet des personnes noires il écrit :
Ce qui prouve encore plus démonstrativement que je n’avais pu le faire, qu’en général la couleur des hommes dépend entièrement de l’influence et de la chaleur du climat, et que la couleur noire est aussi accidentelle dans l’espèce humaine que le basané, le jaune ou le rouge, enfin que cette couleur noire ne dépend uniquement, comme je l’ai dit, que des circonstances locales et particulières à certaines contrées où la chaleur est excessive31 ».
Dans le chapitre « sur la couleur des nègres », la démonstration de la non-immuabilité de la couleur de la peau consiste dans le fait qu’elle peut disparaître aussi bien que réapparaître. S’inscrivant dans une généalogie biologique, Buffon évoque les quatre générations qui permettent de changer de couleur, non pour s’en effrayer mais de façon optimiste, pour constater l’interchangeabilité des couleurs entre tous les humains, du nègre au mulâtre, du mulâtre au quarteron basané, du quarteron à l’octavon, et de l’octavon au blanc ». « Il faut quatre filiations inverses pour noircir les blancs ». Le constat neutre, dénué de tout jugement moral, propose la variabilité chromatique comme une conséquence naturelle d’unions, qui portent en elles la liberté d’autres unions, laissant les couleurs de l’épiderme en pleine évolution dans le futur, le contraire d’une angoisse fixiste sur la pureté de la blancheur à défendre, au nom de la civilisation. Sûrement n’est-ce pas un hasard si cette même année 1798, année de l’isonomie républicaine, un dénommé Édouard Lefebvre, commis dans un ministère, ait fait paraître ses Considérations morales et politiques sur la France constituée en République32. Lui aussi a vécu dans les îles et lui aussi a vu33. C’est donc en qualité de témoin qu’il se présente lui aussi à la barre des avocats de l’abolition de l’esclavage tout en déplorant les massacres de blancs qu’il ne tente pas d’occulter mais qu’il explique par la pulsion de vengeance après avoir été tant opprimé. Plus importante sont ces considérations sur le futur républicain des colonies qui ne peut passer que par une réconciliation, dans laquelle la question de la couleur joue un rôle central. Sans ambages il cerne le problème du « préjugé de couleur… préjugé fatal qui a divisé l’espèce humaine en différentes classes et qui sera une source éternelle de discordes et de vengeance »34. Le blanc considère le noir comme un inférieur qui le déteste de l’avoir mis en servitude, les deux ne supportant pas les métis. Mais l’acuité du regard de Lefebvre est de noter de suite les formes du classement social liées à la hiérarchie des couleurs. Plus les blancs sont pauvres plus ils sont d’une férocité rare vis-à-vis des noirs dont ils partagent la vie de galères. Plus les noirs affranchis sont riches plus ils sont sévères avec les noirs qui leur rappellent leur ancien statut, qu’ils font tout pour effacer, tentant en permanence de se blanchir par des alliances nouvelles, avec des blanches appauvries. À partir de ce constat, et plutôt que de se résigner à une guerre intechromatique, Lefebvre propose deux petites révolutions que seule une République peut et doit assumer : le partage des propriétés entre tous les hommes et la constitution d’une dot pour les femmes qui regagneraient en dignité, surtout les femmes noires. C’est bien connu l’argent n’a pas de… couleur et l’aisance de tous constitue la première garantie de pacification. La seconde proposition est l’action gouvernementale et résolument volontariste des autorités à multiplier les unions entre personnes de différentes origines, sans aucune distinction de couleurs. La colonie est l’avenir de la république, par le modèle de démocratie qui découlerait de cette plus grande égalité des fortunes et de cette égalité réelle entre citoyens, perdant de vue, littéralement, la couleur des autres pour les juger ou leur assigner, ne serait-ce que mentalement, une place d’estime ou de mépris dès leur entrée dans le champ de vision. L’île, loin d’être le lieu de l’apartheid est le laboratoire d’un métissage heureux parce que le social, c’est-à-dire l’organisation du travail et la répartition des richesses, deviennent centraux. Il est totalement faux de dire que les blancs ne peuvent pas faire le travail des noirs, sinon comment expliquer l’ardeur ou la fatigue des débardeurs noirs et blancs vidant les cales des navires ? L’analyse est fine mais ni du côté des conservateurs français ni du côté des lieutenants de Toussaint-Louverture qui rêvent à leur tour d’une République noire, elle n’emporte de suffrage. Ces pages constituent pourtant, au moment où la gauche républicaine se reconstitue en cercles constitutionnels, un horizon d’idéalité possible. […]
- Yves Benot, La Démence coloniale sous Napoléon, Paris, La Découverte, 1992.
- Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme. Le combat de la Société des citoyens de couleur 1789-1791, préface de Pierre Phillipy, Paris, CNRS Éditions, 2007.
- Jeanne Laure Le Quang, « De l’ennemi extérieur au suspect intérieur : l’action de la haute police impériale vis-à-vis de l’étranger dans un contexte de guerre permanente, 1799-1815 », séminaire de recherches IHRF, 2015.
- Cela ne veut pas dire que la façon de juger l’autre de visu n’existait pas sous l’Ancien Régime, mais la Révolution a imposé un nouveau système de visualisation de l’autre qui perdure au-delà de 1799. Voir : Daniel Roche, La Culture des apparences. Une histoire du vêtement (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Le Seuil, 2007.
- Voir : « Cultures visuelles et Révolutions ; enjeux et nouvelles problématiques », AHRF, n° 372, 2013-2, p. 143-160.
- Voir : W. J.T. Mitchell, Iconologie : image, texte, idéologie, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009.
- Anne Lafont « How Skin Color Became A Racial Marker : Art Historical Perspectives on Race », Eighteenth-Century Studies, vol. 51, 2017-1, p. 89-113 ; « Fabric, Skin, Color : Picturing Antilles’s Markets as an Inventory of Human Diversity », Anuario Colombiano de Historia Social y de la Cultura, vol. 43, 2016-2.
- Voir Martin S. Staum, Labeling people, french scholars on society, Race, and Empire, 1815-1848, Montréal, Mc Gill University Press, 2003.
- Pierre Serna, « Des listes de citoyens à la « liste des animaux jacobins » », dans Gregorio Salinero et Miguel Ángel Melon Jimenez (dir.), Le temps des listes. Représenter, savoir et croire à l’époque moderne, Lang, 2018.
- Pierre Henry Boulle, Race et esclavage dans la France de l’Ancien Régime, Paris, Perrin, 2006.
- Claude Olivier Doron, L’homme altéré : races et dégénérescence (XVIIe-XIXe siècles), Paris, Champ Vallon, 2016.
- Valmont de Bomare, Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle contenant l’histoire des animaux, végétaux et des minéraux, Paris, Brunet 1768, Tome IV, « Nègre », p. 213. Sur la mesure d’une civilisation en fonction de la place des femmes dans la société, voir Silvia Sebastiani, The Scottish Enlightenment. Race, Gender, and the Limits of Progress, London New York, Palgrave, Mac Milan, 2013.
- Andrew S. Curran, L’Anatomie de la noirceur – Science et esclavage à l’âge des Lumières, trad. Patrick Graille, Paris, Classiques Garnier, coll. « L’Europe des Lumières », 2017.
- Laurent Dubois, Les vengeurs du Nouveau Monde : Histoire de la révolution haïtienne,
Rennes, Les Perséides, 2005. - Victor Hugo, Bug-Jargal, paru dans Le Conservateur littéraire en 1820, rééd. Dans Œuvres Complètes, Roman 1, Bouquin, 2002, voir aussi dans sa dimension chrétienne, le roman méconnu, mais fort intéressant paru dans La nouvelle bibliothèque universelle des romans, tome XVI, Le Nègre comme il y a peu de blancs, par l’auteur de Cécile, Rue Saint André des Arts, an VII.
- Frédéric Régent, Jean-François Niort et Pierre Serna (dir.), Les colonies, la Révolution française, la loi, Rennes, PUR, 2014.
- Philippe Girad, Ces esclaves qui ont vaincu Napoléon : Toussaint Louverture et la guerre d’indépendance haïtienne, Bécherel, Les Perséides, 2012.
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- Claire Bourhis-Mariotti, Marcel Dorigny, Bernard Gainot, Marie-Jeanne Rossignol, Clément Thibaud (dir.), Couleurs, esclavages, libérations coloniales 1804-1860. Réorientation des empires, nouvelles colonisations, Amériques, Europe, Afrique, Bécherel, Les Perséides, 2013.
- Vincent Cousseau, Michel Kiener, La Révolution à Saint-Domingue : Récits de rescapés (1789-1804) : Jean-Marie Bonjour, Michel-Etienne Descourtilz, Jean Decout, Bécherel, Les Perséïdes, 2016 et Carolyn Fick, Haïti. Naissance d’une nation. La Révolution de Saint-Domingue vue d’en bas, traduit de l’anglais par Frantz Voltaire, préface à l’édition française par Marcel Dorigny, Bécherel, Les Perséides, 2014.
- Claude Blanckaert (dir.), La Vénus hottentote : entre Barnum et Muséum, Paris, Muséum national d’Histoire naturelle, 2013.
- Claude Bénichou et Claude Blanckaert (dir.), J.-J. Virey (1775-1846) : un songe creux ? Julien-Joseph Virey naturaliste et anthropologue, Paris, Vrin 1988.
- Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice. Une illustration créole de la généalogie des Blancs et des Noirs, Paris, Albin Michel, 1992.
- C’est ainsi que procède le récent ouvrage Sexe, race & colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Gilles Boëtsch, Dominic Thomas, Christelle Taraud (dir.), Paris, La Découverte, 2018, mêlant au milieu de textes fort intéressants un monceau d’images non triées, non organisées, et dont le mélange finit par créer la confusion, donnant une fois de plus l’impression que les images servent à illustrer des textes, sans former une iconologie à présenter de la façon la plus rigoureuse possible. L’ensemble iconographique provoque un effet contre-productif, instrumentalisant à son tour les représentations de femmes de pays colonisés, construisant un voyeurisme pourtant dénoncé.
- Pietro Corsi, Lamarck, genèse et enjeux du transformisme, 1770-1830, Paris, CNRS Éditions, 2001, et Jean-Luc Chappey, « Héritages républicains et résistances à « l’organisation impériale des savoirs » », AHRF, n° 346, 2006-4, p. 97-120.
- Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, servant de suite à l’Histoire naturelle de l’homme. Supplément, Paris, Imprimerie Royale, t. VIII, 1778, p. 272.
- Édouard Lefervre, Considérations morales et politiques sur la France constituée en
République, Paris, Bertrand, 1798. - Bernard Gainot, « The republican imagination and race ; the case of the Haïtian Revolution », dans Manuela Albertone et Antonino De Francesco (dir.), Rethinking the atlantic world. Europe and America in the age of democratic Revolutions, Basingstoke, Palgrave Mac Millan, 2009, p. 276-293.
- Édouard Lefebvre, Considérations morales…, op. cit., p. 266.