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Édition du 1er au 15 octobre 2024

Michel Debré et le 17 octobre 1961

On sait que la répression meurtrière du 17 octobre 1961, à Paris, des Algériens sans armes sortant simplement dans les rues de Paris pour protester contre un couvre-feu qui leur interdisait de le faire, a été orchestrée par le préfet de police, Maurice Papon. Mais elle n'était pas de son seul ressort. Le Premier ministre de l'époque, Michel Debré, opposé à l'indépendance de l'Algérie négociée par le général de Gaulle avec le FLN, a joué un rôle important dans cet épisode tragique. Des documents et témoignages jusque-là inédits accréditent cette explication de l'événement.

Une table ronde, le mercredi 14 février 2018, à Paris1, est l’occasion d’évoquer des documents et témoignages jusque-là inédits qui mettent à jour deux éléments : d’abord l’ampleur, à l’été 1961, du désaccord du Premier ministre de l’époque, Michel Debré, avec la politique algérienne du général de Gaulle ; ensuite comment ce désaccord l’a conduit, dès la première semaine de septembre 1961, à ordonner une violente répression contre les Algériens de l’immigration et la Fédération de France du FLN.

Cette approche de l’origine de cet événement a été esquissée dans un précédent article publié sur ce site, « Du nouveau sur le 17 octobre 1961 », mais des documents et témoignages nouveaux l’éclairent davantage. Il s’agit, d’une part, les notes prises, à la demande du général de Gaulle, lors des conseils des ministres de l’époque, par le ministre Louis Terrenoire, ainsi que le Journal qu’il tenait régulièrement ; et, d’autre part, le témoignage de détenus algériens dans les prisons françaises.

Louis Terrenoire, en effet, à qui le général de Gaulle avait confié avant même son retour au pouvoir en 1958 qu’il pensait que l’émancipation des pays colonisés était un mouvement mondial inévitable et qu’il s’emploierait à la faciliter pour l’Algérie quand il aurait la possibilité de le faire, était favorable en 1960 et 1961 à une indépendance de l’Algérie préparée essentiellement avec ceux qui se battaient pour elle, c’est-à-dire le FLN. Comme son ami Edmond Michelet, ministre de la Justice, il soutenait le choix du chef de l’Etat qui, en août 1961, avait accepté l’appartenance du Sahara à l’Algérie et levé ainsi le dernier obstacle à la conclusion des Accords d’Evian avec le GPRA. Louis Terrenoire a pris sur le vif, durant toute cette période, des notes manuscrites précises les échanges qui avaient lieu pendant les conseils des ministres, et il a tenu en même temps un Journal personnel où il rapportait ses conversations avec le chef de l’Etat et d’autres responsables politiques, dont le Premier ministre. Au total, ce sont plusieurs centaines de pages manuscrites dont sa fille, Marie-Odile Terrenoire, a déjà évoqué le contenu dans son livre Voyage intime au milieu de mémoires à vif. Le 17 octobre 1961

et qui seront publiées prochainement par ses enfants. Le Journal de Louis Terrenoire laisse apparaître sa grande proximité avec le ministre de la Jusice, Edmond Michelet, dont Michel Debré a exigé le départ le 23 août 1961, et il souligne aussi le désaccord profond du Premier ministre avec la politique algérienne du général de Gaulle. Dépossédé et tenu à l’écart du dossier algérien par le chef de l’Etat, Michel Debré conservait la responsabilité du maintien de l’ordre en France métropolitaine et il a choisi de lancer dès le début de septembre 1961 une répression violente contre l’immigration algérienne, qui cotisait très majoritairement au FLN, dans le but de faire échouer le plan du général, et de ceux qui le soutenaient, pour une transition de l’Algérie vers l’indépendance préparée en commun avec le FLN et le GPRA.

Le témoignage de Mohand Zeggagh, jeune militant du FLN prisonnier en France de 1957 à 1962, à Fresnes, puis Loos-lès-Lille, dans le Nord, nous renseigne sur le changement brusque intervenu dans les prisons aussitôt après l’éviction d’Edmond Michelet. Il explique comment, dès la première semaine de septembre 1961, la répression s’est abattue sur les détenus algériens, en même temps qu’elle s’abattait sur les immigrés algériens de France en général. Il l’a relaté dans son livre, Prisonniers politiques FLN en France pendant la guerre d’Algérie 1954-1962, ainsi que lors d’interventions que nous reproduisons ici, auprès de l’Association des anciens appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre (4ACG) et au Centre culturel algérien.

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Le témoignage de Mohand Zeggagh lors d’une réunion des 4ACG, au côté de Simone de Bollardière, au Touquet, en mars 2011, et d’un débat au Centre culturel algérien, à Paris, en octobre 2017.


Hommage à Simone Veil, directrice de l’administration pénitentiaire (AP) pendant le ministère d’Edmond Michelet, de 1959 à 1961.

par Mohand Zeggagh, ancien prisonnier FLN en France.

publié par Le Monde, le 8 août 2017. Source.

A la suite de la disparition de Simone Veil, le 30 juin, Mohand Rachid Zeggagh, ancien conseiller du bureau politique du Front de libération nationale (FLN, parti au pouvoir en Algérie), et ancien détenu en France à la fin des années 50, a envoyé la tribune suivante au « Monde Afrique ».

Pour nous, plus de 500 militants FLN détenus dans la deuxième division de la prison de Fresnes, ce sont les deux grèves de la faim de juin 1959 (douze jours) et de juillet (dix-huit jours) qui nous ont permis de découvrir qui étaient le ministre français de la justice de l’époque, Edmond Michelet, et la magistrate détachée à la direction de l’Administration pénitentiaire (AP), Simone Veil. Nous apprîmes que tous deux étaient d’anciens déportés dans les camps de concentration nazis.

Nos avocats nous assuraient que les souffrances endurées par ces deux responsables éminents, placés par l’histoire en face de nous, ne pouvaient que nous conforter et faire aboutir nos revendications. Il s’agissait de réclamer un statut de prisonniers politiques par le seul moyen à notre disposition, celui de la grève de la faim illimitée, décidée et suivie par l’ensemble des détenus. Nous voulions mettre un terme au régime de droit commun qui nous était appliqué, que nous estimions infamant et qui nous interdisait les cours d’alphabétisation, l’abonnement aux journaux français, la lecture de livres interdits comme le Contrat social de Jean-Jacques Rousseau ou ceux de Victor Hugo ou d’Emile Zola, ainsi que la possibilité de désigner nos délégués auprès de l’AP. Bref, nous voulions disposer de ces droits sans être soumis à des sanctions disciplinaires sous forme d’isolement pour avoir lu Le Monde ou L’Express.

Nous refusions en même temps les motifs juridiques de notre emprisonnement, tels que ceux d’« association de malfaiteurs », de « hors-la-loi », de « racketteurs » ou encore de « banditisme ». Dans nos têtes, nous étions avant tout des prisonniers politiques, ce qui non seulement nous singularisait des « droit commun », mais aussi nous incitait à refuser toutes les mesures vexatoires, répressives ou à visée dégradante, focalisées sur nous en permanence pour tester nos capacités d’endurance et de résistance à la soumission. Nos avocats très courageux, comme Michèle Beauvillard, Mourad Oussedik, Renée et Pierre Stibbe, Nicole Dreyfus, Pierre Braun et tous les autres, nous informaient sur l’état d’esprit de ceux qui détenaient les clés de la négociation dans le gouvernement du général De Gaulle. Nous savions que nous allions nous heurter à l’intransigeance et à la répression du premier ministre de l’époque, Michel Debré, mais nous avons découvert que nous pouvions compter sur une volonté de compromis de la part d’Edmond Michelet et de Simone Veil.

Les prisonnières, ses protégées

Quarante ans plus tard, j’ai interviewé, pour mon livre sur les prisonniers politiques FLN en France, Nicole Dreyfus, membre du collectif de nos avocats de l’époque et amie d’enfance de Simone Veil et de sa sœur Denise. C’est elle qui me révéla les efforts considérables déployés par Mme Veil, au risque de mettre à mal sa carrière de haut fonctionnaire, pour transférer en France les dizaines de femmes militantes du FLN qui croupissaient dans les geôles coloniales en Algérie sous un régime plus sévère que celui des prisons de métropole, puisque le pouvoir judiciaire y était entre les mains de l’armée.

En tant que directrice de l’AP, Simone Veil diligenta plusieurs enquêtes sur la santé et le régime disciplinaire de ces femmes en Algérie. Tenace, déterminée, elle développa un argumentaire pour convaincre aussi bien le ministre Edmond Michelet que le cabinet du général De Gaulle de soustraire ces femmes militantes aux dangers multiples auxquels elles étaient exposées dans les prisons en Algérie, où les prisonniers étaient davantage soumis aux maladies, à la répression et même aux disparitions extrajudiciaires. Mme Veil était sincèrement à l’écoute des avocats qui lui faisaient connaître les mesures répressives, vexatoires et attentatoires à la dignité des prisonniers. Elle les recevait souvent pour recueillir leurs doléances et réagissait promptement en relayant avec conviction ces informations au ministre Edmond Michelet. Elle-même se tenait constamment informée de la situation par les enquêtes qu’elle avait ouvertes et par des déplacements sur le terrain.

Les histoires racontées plus tard par certaines prisonnières ont donné raison à Simone Veil. Après leur transfert vers les prisons de Rennes, Pau, La Roquette et d’autres villes, la directrice de l’administration pénitentiaire a continué de suivre de très près la situation de ces femmes. Nicole Dreyfus m’a raconté qu’il arrivait à Simone Veil d’interrompre ses vacances, laissant enfants et mari durant de longues heures sur un parking, pour rendre à celles qui étaient devenues ses protégées une visite inopinée. Elle ne se contentait ni des rapports périodiques arrivant sur son bureau au ministère, ni des conclusions des visites officielles pour juger des conditions de détention de ces femmes. Elle leur apporta son aide pour accéder à tous les livres d’étude qu’elles désiraient ; elle favorisa leurs démarches pour entreprendre des études de droit. D’ailleurs, plusieurs de ces détenues sont devenues avocates après l’indépendance.

Cette attitude humaine de fraternité et de réconfort a été cruciale pour ces prisonnières, comme un antidote aux malheurs et aux souffrances infligées par les partisans de la torture, qui redoublaient de férocité à l’époque. Pour ces Algériennes, Simone Veil symbolisait aussi l’importance de la lutte contre la torture menée par des intellectuels comme Jean-Paul Sartre, Pierre Vidal-Naquet, Laurent Schwartz, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Françoise Giroud et tant d’autres. Lors de sa visite officielle en Algérie en tant que présidente du Parlement européen, après 1979, les militantes prisonnières qu’elle avait sauvées lui ont préparé une réception enthousiaste pour lui exprimer leur reconnaissance infinie.

Gagner du temps pour éviter les exécutions

Certains condamnés à mort ont été sauvés par Simone Veil et par les prouesses de leurs avocats. Plus de 1 600 condamnés à la peine capitale attendaient dans les couloirs de la mort. Elle participa activement à différer au maximum les exécutions. Le ministère de la justice, Edmond Michelet en tête, freinait des quatre fers et repoussait l’instant fatal par tout ce qui ressortait de ses attributions. En accord avec le ministre, Mme Veil allongeait le temps de transmission des dossiers les plus exposés ou décidait de les différer dans l’attente d’autres éléments introduits par les avocats, afin de surseoir à l’exécution de leur client.

La bienveillance de Simone Veil devenait, avec celle du ministre, la clé de l’espoir pour sauver une vie. Jamais le temps qui s’écoule n’a eu autant de prix. Je me souviens du premier exécuté en France, à la prison de la Santé, Belil Abdallah, surnommé par nous « Abdallah l’Indochine », qui était mon compagnon de cellule. Gagner du temps, toujours du temps, pour éviter l’irréparable. Dans de telles circonstances tragiques, pour nous et nos avocats, je peux le dire aujourd’hui, « le temps, c’était la vie ». Chaque jour gagné était pour nous l’aurore de l’espoir de survie. Que de prouesses furent accomplies par Mme Veil, à qui notre reconnaissance est acquise ainsi que celle de tous ceux qui étaient au courant de ce qu’elle a fait.

Dans ce combat pour vaincre la mort, toute astuce et tout blocage « interstitiel » pour neutraliser « la veuve » (la guillotine) était recherché par les avocats, dont les efforts étaient encouragés par la bienveillance de Mme Veil. Certains avocats, comme Nicole Dreyfus qui me raconta quarante ans plus tard ces grands moments d’humanité solidaire, n’ont jamais su combien furent sauvés, mais ils étaient certainement des centaines. Simone Veil entoura son rôle d’une discrétion à toute épreuve, par souci d’efficacité mais surtout en raison de sa modestie grandiose et permanente. Elle représente pour nous, anciens prisonniers politiques FLN, l’honneur de la France et la fraternité républicaine.


Programme

▶︎ Projection du film 17 octobre 1961, cinquante ans après, je suis là d’Arianne Tillenon.

▶︎ Table ronde animée par François Gèze, éditeur, La Découverte :
avec
Marie-Odile Terrenoire, auteur de Voyage intime au milieu de mémoires à vif. Le 17 octobre 1961 (éditions Recherches),
Mohammed Harbi, historien,
Françoise Vergès, politologue,
Mohand Zeggagh, auteur de Prisonniers politiques FLN en France pendant la guerre d’Algérie 1954-1962 (éditions Publisud),
Gilles Manceron, historien.

  1. A la Colonie, 128 rue de La Fayette, 75010 Paris, de 18h à 20h30, à l’initiative du Collectif 17 octobre 1961, Vérité et Justice, de l’Association histoire coloniale et postcoloniale, qui gère ce site histoirecoloniale.net, et du réseau Sortir du colonialisme, qui organise la Semaine et le Salon du livre anticolonial.
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