Rabat et Paris, un peu trop proches
par Charlotte Bozonet, dans Le Monde du 14 décembre 2017.
En 2014, le journaliste marocain Omar Brouksy publiait Mohammed VI. Derrière les masques, bilan très critique des quinze premières années au pouvoir du fils et successeur d’Hassan II dans lequel il décrivait la concentration des pouvoirs politique et économique entre les mains du palais royal et la déception après des débuts de règne pourtant pleins de promesses.
Trois ans plus tard, avec La République de Sa Majesté. France-Maroc, liaisons dangereuses, celui qui fut correspondant de l’AFP se penche sur les relations entre les deux pays. Si l’ouvrage n’offre pas de révélation fracassante, il décrit la toile tissée entre les deux capitales par des personnalités ayant un pied dans chaque pays. « Ils sont journalistes, patrons de presse ou de grandes entreprises, artistes ou encore hommes politiques, ils appartiennent à une élite influente auprès des médias français. Leur point commun ?, interroge l’auteur. Ils entretiennent des rapports de grande proximité avec la monarchie marocaine et agissent en parfaits obligés du royaume en le présentant devant l’opinion française sous les meilleurs auspices. »
Plaintes pour torture
Omar Brouksy décrit des relations d’amitié entre deux pays, proches géographiquement et historiquement. Ce qui, en soi, n’est pas contestable mais devient problématique dès lors qu’elles brouillent les exigences politiques ou éthiques. L’auteur revient ainsi en détail sur l’épisode de la crise diplomatique entre la France et le Maroc, en 2014. Provoquée par la volonté d’une juge d’instruction française d’entendre Abdellatif Hammouchi, le patron du contre-espionnage marocain, visé par plusieurs plaintes pour torture, elle avait duré une année entière et s’était traduite par un embarrassant blocage de la coopération judiciaire entre les deux pays. Le retour à la normale avait été obtenu par la signature, début 2015, d’un nouveau protocole d’accord, défendu par Elisabeth Guigou, présidente de la commission des affaires étrangères à l’Assemblée nationale, ancienne garde des sceaux et grande amie du Maroc. Les inquiétudes des ONG sur le risque d’impunité n’avaient, elles, pas été retenues.
Justice, cinéma, coopération sécuritaire, francophonie, Nations unies ou encore business : l’auteur balaie les différents terrains de ces liaisons potentiellement dangereuses. Il raconte aussi les premiers pas de la relation entre le nouveau président français et Rabat. Invité en juin par le roi à partager un « f’tour », le repas de rupture du jeûne pendant le mois de ramadan, Emmanuel Macron s’y était fait l’avocat du pouvoir marocain s’agissant des manifestations dans la région du Rif (nord). Interrogé sur le risque de répression [plus de 200 personnes ont été arrêtées depuis octobre 2016], il avait répondu : « La discussion que nous avons eue [avec Mohammed VI] ne me donne pas lieu de craindre justement une volonté de répression quelle qu’elle soit. »
La République de sa majesté. France-Maroc, liaisons dangereuses, Omar Brouksy, éditions Nouveau Monde, 320 pages, 17,90 euros.
Source : http://www.lemonde.fr/decryptages/article/2017/12/13/rabat-et-paris-un-peu-trop-proches_5228980_1668393.html#dzs3DK4vU7daGO5d.99
« La République de sa Majesté. France-Maroc, Liaisons dangereuses »
Omar Brouksy, Éditeur Nouveau Monde éditions.
La présentation de l’éditeur :
En août 2015, l’interpellation des journalistes Catherine Graciet et Éric Laurent, accusés de chantage contre le roi du Maroc Mohammed VI, secoue le monde médiatique. L’enjeu du marché : 3 millions d’euros en échange de la non-publication d’un ouvrage à charge. Un épisode parmi d’autres d’une vaste entreprise de séduction menée par le palais royal.
Ils s’appellent Nicolas Sarkozy, Jack Lang, Bernard-Henri Lévy et Jamel Debbouze. Elles s’appellent Élisabeth Guigou, Rachida Dati et Najat Vallaud-Belkacem. De nombreuses personnalités du monde politique et culturel incarnent une certaine idée de l’idylle franco-marocaine, entretenue par des hommes et des femmes de l’ombre recrutés pour « protéger » l’image de la monarchie.
Les échanges de civilités entre « M6 » et le nouveau président de la République Emmanuel Macron à l’été 2017 laissent espérer des rapports toujours plus étroits. Mais la romance qui s’écrit en public n’échappe pas aux petits à-côtés matériels, chaque partie soignant l’autre par de juteux renvois d’ascenseurs, sans égard pour l’intérêt général. Et tandis que l’opinion publique française est bercée des mirages de l’« exception marocaine », le monarque « moderne » n’hésite pas à réprimer toute opposition à ses pouvoir quasi absolus, la dernière ayant eu pour théâtre le Rif.
Appuyée sur de nombreux témoignages directs, cette enquête approfondie raconte les dessous de ces liaisons dangereuses pour l’idéal démocratique. Elle en dit long sur le régime marocain comme sur les dérives de la République, toute acquise à « Sa Majesté ».
Entre la France et le Maroc, des « liaisons dangereuses » (extraits)
par Rachida El Azzouzi, Mediapart, le 11 novembre 2017.
Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, Rachida Dati, les époux Balkany, Bernard-Henri Lévy, Dominique Strauss-Kahn, Jack Lang, Élisabeth Guigou, Jamel Debbouze, Najat Vallaud-Belkacem, Xavier Beulin… Voilà quelques-unes des nombreuses personnalités épinglées pour se faire les avocates complaisantes de la monarchie chérifienne, dans le dernier livre du journaliste marocain Omar Brouksy. Reconverti dans l’enseignement tant il est devenu difficile de pratiquer le journalisme indépendant au Maroc, Omar Brouksy, ancien rédacteur en chef du Journal hebdomadaire, puis journaliste à l’AFP, signe aux éditions du Nouveau Monde La République de Sa Majesté – France-Maroc, liaisons dangereuses.
Dans ce réquisitoire, il explore et détaille, sans révélations particulières, mais avec rigueur et minutie, les réseaux extrêmement bien développés du pouvoir marocain en France, une diplomatie parallèle, forgée par un homme en particulier, André Azoulay, conseiller de Hassan II puis de Mohammed VI, père de l’ancienne ministre française de la culture récemment élue à la tête de l’Unesco. Un voyage au cœur de l’élite française politique, médiatique, culturelle et économique qui ne recule ni devant les invitations dans les palaces du royaume ni devant les contrats juteux, et se fait fort de vendre l’image d’un Maroc « moderne », « ouvert », « progressiste » en fermant les yeux sur les violations des droits humains et la machine répressive à l’œuvre dans le pays.
Omar Brouksy revient notamment sur une affaire qui a défrayé la chronique, qui impliquait Catherine Graciet, 42 ans, et Éric Laurent, 69 ans, ces deux journalistes français soupçonnés d’avoir fait chanter le roi du Maroc. Arrêtés à l’été 2015 à la sortie d’un palace parisien, chacun en possession d’une avance de 40 000 euros en coupures de 100 euros et d’un « contrat » signé dans lequel ils s’engageaient « à ne plus rien publier sur le royaume », ils ont été mis en examen pour chantage et extorsion de fonds. Omar Brouksy leur consacre un chapitre entier : « Les prédateurs du prédateur », et reproduit notamment l’intégralité des enregistrements en possession de la justice, réalisés à l’insu des deux journalistes par un des avocats de Mohammed VI, Hicham Naciri, avec son téléphone portable. On entend Graciet et Laurent s’engager à ne pas publier de livre sur Mohammed VI, sa famille, ses affaires, et négocier leur silence à hauteur de trois, puis deux millions d’euros, concluant la transaction par un « on est riches, on est riches ! » avant d’être arrêtés par les policiers. […]
Le dossier va désormais retourner entre les mains des juges d’instruction, qui pourront soit renvoyer l’affaire devant un tribunal, soit prononcer un non-lieu.
Entretien avec Omar Brouksy (extraits)
Mediapart : Au-delà du discrédit qu’elle jette sur la profession de journaliste, que nous dit l’affaire Graciet-Laurent sur la pratique de ce métier dans un pays comme le Maroc ?
Omar Brouksy : C’est une grande déception. Catherine Graciet a travaillé en tant que journaliste au Journal hebdomadaire, un journal indépendant, asphyxié économiquement par le pouvoir, dont j’ai été le rédacteur en chef. Je la connais très bien et elle connaît très bien le risque des journalistes indépendants au Maroc. Appeler le palais pour recouper des informations, OK, mais marchander non pas le prix du silence mais le prix de la non-publication d’informations, c’est jeter le discrédit sur un métier, mais aussi sur des gens qui prennent des risques pour informer de manière fiable et indépendante. Ils ont porté atteinte à tous les journalistes qui essaient de documenter le Maghreb, des pays où cela n’est pas facile. Je n’avais pas prévu de faire un chapitre sur cette sordide histoire, mais lorsque j’ai eu en ma possession les enregistrements, je ne pouvais pas ne pas en parler. Je pense que le roi était prêt à payer deux, trois millions d’euros s’ils avaient des informations compromettantes. Mais lorsque l’avocat a vu qu’ils n’en avaient pas, il a décidé de leur tendre un piège.
Cette affaire montre combien les liaisons France-Maroc peuvent être dangereuses. C’est d’ailleurs le sous-titre de votre ouvrage. Pourquoi qualifier de la sorte tous les liens entre les deux pays ?
Parce que les liaisons entre les deux pays affaiblissent tous les courants démocratiques. Quand vous avez quelqu’un comme Bernard-Henri Lévy, avec tout son réseau d’influence médiatique, qui défend la monarchie, présente le roi comme le plus grand démocrate de toute la région du Maghreb, quand vous avez quelqu’un comme Jamel Debbouze qui tient un discours de glorification de la monarchie, il est difficile de présenter la réalité du régime marocain. Il s’agit d’une monarchie absolue, qui ne respecte pas les droits humains, qui lamine les médias. Toute cette réalité est occultée par ces personnalités qui ont accès aux médias de masse et qui faussent la vision que l’on doit avoir de la monarchie. L’étendue des réseaux d’influence entre la France et le Maroc est considérable. Un livre en a parlé il y a quelques années, celui des journalistes Ali Amar et Jean-Pierre Tuquoi, Paris-Marrakech, luxe, pouvoir et réseaux, mais il n’aborde pas tous les aspects de cette réalité, beaucoup plus complexe et importante qu’elle n’en a l’air. Je détaille plusieurs dimensions, pas seulement les relations personnelles mais aussi les relations d’État à État, les dimensions culturelle, économique, financière, toute cette élite française qui tresse les lauriers de la monarchie. J’évoque aussi le rôle de la monarchie, qui est de plus en plus un opérateur économique, avec des ramifications dans le système économique français. On assiste à des alliances entre des groupes contrôlés par le roi, la holding royale SNI notamment, et des groupes tels celui de Xavier Beulin [patron de la FNSEA et président de Sofiprotéol, décédé en février dernier – ndlr], grand lobbyiste du Maroc auprès de l’Union européenne, ou encore le cimentier Lafarge.
Comment le Maroc s’y prend-il pour soigner son image ?
Le régime politique marocain dépense un argent fou pour renforcer et maintenir ce réseau. Parfois, c’est le contribuable qui est mis à contribution. L’objectif est de présenter la monarchie sous les meilleurs auspices. Tout est bon pour y parvenir : festivals, conférences, rencontres, invitations dans des hôtels luxueux, etc. On ne retrouve ce phénomène nulle part ailleurs avec une telle ampleur. […]
Vous revenez sur un autre épisode, quand Jean Glavany se fait sermonner par Rabat pour s’être inquiété, en janvier 2017, lors d’un colloque à l’Assemblée nationale entre la France et le Maghreb, de l’état de santé des trois dirigeants du Maghreb : Essebsi en Tunisie et son grand âge, 90 ans, Bouteflika et l’AVC qui a affecté en 2013 sa mobilité et son élocution, Mohammed VI et sa maladie à évolution lente. Pourquoi est-il tabou de parler de la santé du roi ?
Le roi et la famille royale ont fait de la France un Maroc bis. Ils passent beaucoup de temps dans l’Hexagone. Ce que je sais, c’est que le roi souffre d’asthme, prend de la cortisone. Et les services secrets français ont des données précises sur sa santé et celle des deux autres chefs d’État du Maghreb. Glavany parle avec beaucoup d’assurance, même s’il rectifie cela par la suite. L’élite française comme l’élite marocaine considèrent ce sujet comme un tabou pour ne pas froisser le roi. C’est aussi bête que cela. Alors que la santé d’un chef de l’État ne relève pas de la sphère privée et doit faire l’objet de transparence.
La France est partout, jusque dans la gestion du Sahara occidental, ce dossier encalminé depuis des décennies. Si, officiellement, la France adopte une neutralité diplomatique, vous affirmez qu’elle est, en coulisses, un des soutiens sans faille du Maroc, peu importent les changements à l’Élysée et à Matignon…
Le Sahara occidental, c’est la chasse gardée de la France depuis Valéry Giscard d’Estaing. La France n’acceptera jamais qu’il y ait un État sahraoui ou que cette région ne soit pas contrôlée, soit par le Maroc, soit par la France. Bien sûr, il y a une neutralité diplomatique de façade, mais en réalité, le dossier du Sahara est porté par la France, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. En 2015, les Américains, qui sont plutôt des alliés du Maroc, ont voulu imposer une résolution élargissant le contrôle des droits de l’homme à la Minurso [la mission mise en place en 1991 sous la bannière de l’ONU pour surveiller le cessez-le-feu et organiser un référendum sur le statut futur de cette ancienne colonie espagnole – ndlr], mais la France s’est déployée pour que ce projet soit retiré à la dernière minute par les Américains. […]
L’intégralité de l’entretien est publié par Mediapart, accompagné de deux extraits du livre d’Omar Brouksy.
https://www.mediapart.fr/journal/international/111117/entre-la-france-et-le-maroc-des-liaisons-dangereuses?onglet=full