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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Le livre d’Ahmed Henni, « Economie de l’Algérie coloniale, 1830-1954 »

S'appuyant sur quantité d'archives, notamment des séries statistiques très complètes et une bibliographie impressionnante, l'économiste Ahmed Henni explique bien dans son livre, « Économie de l'Algérie coloniale », paru en 2016, les structures et les bénéficiaires de la colonisation apparaissant dans la froideur de l'habillage juridique des vagues successives de spoliation. Cet important ouvrage, publié à compte d'auteur, est disponible sur le site commercial en ligne « Amazon ». On ne peut que déplorer qu'un livre aussi pertinent et documenté n'ait trouvé d'éditeur ni en France ni en Algérie.

[Article initialement publié sur le site Algeria-Watch, 8 novembre 2017]

Un éclairage historique et économique sans appel sur la colonisation

A Mme Alliot-Marie et aux parlementaires français qui, en 2005, votèrent une loi néo-colonialiste stipulant que « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord…», le livre de Ahmed Henni* apporte un éclairage historique et économique sans appel quant à ce prétendu « rôle positif’ » de la présence française en Algérie.

S’appuyant sur quantité d’archives, notamment des séries statistiques très complètes et une bibliographie impressionnante, l’auteur restitue très clairement — tableaux et données chiffrées à l’appui — ce que fut réellement l’économie de l’Algérie Coloniale. Les structures et les bénéficiaires de la colonisation apparaissent sans équivoque dans la froideur de l’habillage juridique des vagues successives de spoliation.

La colonisation foncière

Un aspect souvent méconnu et ignoré de nombreux historiens et politiques, est la colonisation foncière et la constitution d’un capital foncier colonial (obtenu par la confiscation de grands territoires et la spoliation de petits paysans) puis redistribution — gratuite ou pour un prix symbolique — aux colons français au fur et à mesure de leur arrivée sur le territoire algérien. Chiffres à l’appui, l’auteur nous montre sur la longue durée l’évolution de la propriété foncière en nombre d’hectares répartis entre colons et « ». Ainsi en 1954 la propriété coloniale s’est fortement concentrée ; en un siècle : 20% des propriétaires colons possèdent plus de 100ha chacun contre 1% pour les algériens musulmans.

L’agriculture conçue comme économie d’exportation

L’analyse détaillée de l’agriculture nous montre clairement que la viticulture – inexistante avant 1830 – sera un vecteur de la colonisation économique. Dans les années 1870/1890 le phylloxéra ayant détruit une partie du vignoble français, nous assisterons à une véritable ruée européenne sur les terres algériennes pour y planter de la vigne. L’arrivée de la vigne n’est pas sans conséquences : tendance à la monoculture (au détriment d’autres cultures vivrières et de l’élevage ovin) concentration de grandes propriétés, apparition d’une sous-prolétarisation massive. Cette agriculture aura « transformé physiquement le pays, bouleversant les caractéristiques des sols et des cultures, les lieux et modes d’habitation ainsi que les mouvements de population. Le résultat en a été de profondes distorsions physiques dans les grands équilibres écologiques, agro-alimentaires, démographique et financier ».

Le financement de la colonisation et la fiscalité

Il est utile de rappeler que les colons ne payent pas — ou peu — d’impôts alors que les algériens musulmans payent « l’impôt musulman » jusqu’en 1918, des taxes diverses sur le cheptel ovin, des amendes de toutes sortes (le code de l’indigénat est en vigueur et il interdit par exemple à un paysan d’abreuver ses moutons à une source utilisée par un colon pour l’irrigation de sa vigne !) En d’autres termes, la fiscalité payée par les algériens finance les « charges » de la colonisation (administration coloniale, police etc…). Ces injustices contribuent de manière significative à la paupérisation de très larges catégories rurales abandonnées à leur sort dans des régions certes occupées — au sens militaire — mais vide d’administration.

Le « rôle positif » de la présence française en Algérie, Pour qui ?

Le développement massif de la viticulture, puis plus tard de la céréaliculture nécessitant l’utilisation de techniques plus modernes (machines, engrais, sulfates etc..) fera appel à des financements dont le capital bancaire sera le grand bénéficiaire. Ahmed Henni montre très bien le mécanisme des relations commerciales entre l’Algérie et la France. Rappelons que, aussi bien les exportations algériennes vers la France (principalement vins, céréales, agrumes) que les exportations françaises vers l’Algérie (machines, outils, engrais mais aussi biens de première nécessité, cotonnades, sucre etc..) sont exemptes de droits de douane et les prix dans les deux sens sont en moyenne 20% supérieurs à celui du marché mondial. Par conséquent, les bénéfices reviendront avant tout aux colons exportateurs ainsi qu’aux industriels, négociants, transporteurs, et financiers français. A titre d’exemple pour un produit vendu 100 au consommateur parisien, l’ouvrier agricole, presque toujours musulman en reçoit 3. Les activités coloniales de production, transport et négoce en prennent 43, mais les activités réalisées en métropole reçoivent 54.

« Le fait même que l’Algérie exporte son blé pour acheter des semoules provoque simultanément l’enrichissement des céréaliculteurs colons, des minotiers métropolitains et des négociants dans les deux sens. En raison même de ce mécanisme, seule une minorité participe à ce circuit et, s’il n’y a pas de réinvestissement de ses profits, le pays s’appauvrit. »

Analyse économique et analyse politique

Outre la richesse de son analyse économique et l’exploitation rigoureuse des données statistiques présentées dans son livre, Ahmed Henni ne néglige en rien l’analyse politique, en particulier sa catégorisation des intérêts coloniaux. Nous partageons avec lui sa conclusion : « En faisant des activités exportatrices les activités prospères de l’Algérie, en identifiant cette richesse à un gain monétaire et à la fortune de quelques milliers de grands colons, mais, en même temps, en provoquant des disparités géographiques inexistantes avant elle, créant le surpeuplement des régions appauvries et le sous-peuplement des régions enrichies, entraînant l’apparition de paysans sans terre, d’exode rural et de sous-prolétaires dans les villes (quelques 2 millions en tout en 1954) l’économie coloniale a produit elle-même les contingents qui devaient prendre les armes contre elle le 1er novembre 1954. »

Cet important ouvrage, publié à compte d’auteur, est disponible sur le site commercial en ligne « Amazon ». On ne peut que déplorer qu’un livre aussi pertinent et aussi documenté n’ait pas trouvé d’éditeur tant en France qu’en Algérie.

Yves Dutier

* Ahmed Henni, professeur agrégé des Universités, a exercé en France des activités de conseil aux syndicats et enseigné l’économie. Il a, un moment, participé à l’expérience des réformes en Algérie (1989-1991) comme directeur général des impôts et administrateur de la Banque centrale.

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