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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Monuments et passé colonial : détruire, déplacer ou ajouter ?

A la suite des polémiques aux Etats-Unis sur les statues de défenseurs de l'esclavage, des voix se sont exprimées en France pour mettre en cause la présence dans l'espace public, par exemple, des statues de Colbert, l'initiateur du Code noir, ou du général Bugeaud. Faut-il les abattre de la même façon ? ou bien les retirer pour les mettre dans des musées ? Faut-il surtout installer de nouvelles statues pour rendre hommage à des personnalités qui se sont opposées à l'esclavage et à la colonisation ? C'est un débat auquel, du fait de cette page de son histoire, la France ne peut échapper.

Doit-on laisser subsister dans l’espace public des monuments évoquant naïvement l’époque de la colonisation comme les enseignes « Au Planteur » et « Au Nègre joyeux » en plein Paris ? Ou les statues à la gloire de personnages qui ont défendu l’esclavage, comme Colbert, ou qui, comme le général Bugeaud, ont conduit des guerres coloniales ? Il est légitime de faire la lumière sur le rôle de Colbert dans l’organisation de la traite par l’Etat français et la mise en chantier du Code noir qui organisait l’esclavage : une tribune à l’initiative de Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires (CRAN), « Mémoire de l’esclavage : « Débaptisons les collèges et les lycées Colbert ! » » est parue dans Le Monde du 17 septembre 2017. Comme de montrer que Bugeaud a été le symbole d’une conquête de l’Algérie qui reposait sur l’extermination physique des populations civiles qui lui résistaient, y compris les femmes et les enfants dont il a ordonné les « enfumades » dans les grottes où ils s’étaient réfugiés : Olivier Le Cour Grandmaison l’a expliqué le 4 septembre 2017 dans cet article de son blog sur Mediapart, « Bugeaud: bourreau des « indigènes » algériens et ennemi de la République »[->].

La nécessité d’un débat sur la présence de leurs statues dans l’espace public a été justement rappelée. Mais faut-il abattre ces statues comme on l’a fait pour celle du général Robert Lee à Charlottesville ? Dans le cas des Confédérés qui défendaient l’esclavage, les institutions des Etats-Unis ont officiellement condamné leur cause, alors que le problème de la France est que la page coloniale de son histoire n’a pas fait l’objet de la part de ses institutions d’une condamnation claire, dont la demande aux plus hautes autorités de l’Etat peut apparaitre comme le combat prioritaire aujourd’hui. Que faire des traces de ce passé ? Est-il justifié que la peinture « Au Nègre joyeux » dans le 5e arrondissement de Paris ait été l’objet de dégradations, qui ont été par la suite le prétexte, au Conseil de Paris, de demandes de remise en l’état pure et simple qui étaient porteuses d’une volonté de réhabilitation profondément ambigüe — demandes qui ont été opportunément rejetées le 25 septembre 2017 au profit d’un retrait de cette enseigne de la voie publique, voir ci-dessous — ? Que faire de ces traces d’un passé esclavagiste et colonial de la France, qui est loin d’être toute son histoire et qui est même en contradiction avec les pages les plus belles et les plus importantes de celle-ci. Un passé qu’on ne peut ni ne doit pas effacer de la mémoire collective ni tenter de faire disparaître comme s’il n’avait jamais existé, mais qu’on ne peut pas accepter de voir célébré publiquement comme au temps des colonies.

Dans une interview à Libération, l’historien Marcel Dorigny suggère d’ajouter des monuments à l’espace public plutôt que d’en retrancher. 1
Spécialiste de l’histoire et de la mémoire de l’esclavage en France, Marcel Dorigny préside l’Association pour la connaissance de l’histoire du colonialisme européen, 1700-1850 (APCHCE), il est l’auteur de l’Atlas des esclavages, de l’Antiquité à nos jours, (éditions Autrement), qui contient une carte des principaux lieux de l’esclavage à Paris. Des traces que, selon lui, il vaut mieux expliquer plutôt qu’effacer.

Marcel Dorigny : La capitale est parsemée de noms évoquant le passé colonial et esclavagiste

Faut-il débaptiser les rues rappelant la période coloniale ? La question se pose à Bordeaux, qu’en est-il à Paris ?

On ne peut pas changer tous les noms. Pour «purifier» la capitale de toute trace d’esclavage ou de massacres coloniaux, il faudrait passer une énorme éponge sur tout Paris et tout effacer. Le général Dugommier a par exemple une rue et une station de métro… Pour l’instant, il bénéficie de l’ignorance ou de l’oubli. Mais ce planteur de Guadeloupe était un fervent esclavagiste et a une plaque au Panthéon. Non pour son activité de planteur, mais pour avoir rétabli l’ordre en Martinique chez les colons récalcitrants face à la Révolution. Les personnalités coloniales ou liées à l’esclavage sont partout dans la ville et elles ont souvent une double casquette. Ainsi, le général Gallieni, dont le nom est très présent, des Invalides à Bagnolet, fut à la fois un terrible colonisateur – il a organisé de véritables massacres en Indochine – et un héros de la bataille de la Marne lors de la Grande Guerre.

Le Palais des colonies à Porte dorée, qui accueille aujourd’hui le musée de l’Histoire de l’immigration, est aussi un très bon exemple. Ses fresques intérieures et extérieures datent de 1931 et sont à la gloire de la colonisation. Il y en a une en particulier juste en face du palais : un bas-relief en pierre assez imposant (une quinzaine de mètres de longueur) en hommage à l’expédition du capitaine Marchand qui finit pourtant par une humiliation de la France à Fachoda (Soudan du Sud) en 1898. Cette fresque est un véritable détournement historique : on transforme un échec diplomatique total en triomphe.

Plutôt que de supprimer des monuments ou des noms de rues, il vaudrait mieux mettre des plaques explicatives. On ferait alors œuvre utile. Autre exemple : le nom de la rue de l’Olive, dans le quartier de La Chapelle, a fait débat il y a quelques années. La rue porte en effet le nom d’un colonisateur, Charles Liénard de l’Olive, qui était à la fois corsaire et aventurier… Et qui a participé à la fondation de la colonie française de Guadeloupe en 1635. Une proposition de changement de nom avait été faite à la mairie du XVIIIe arrondissement, qui a été refusée. Pour effacer la référence coloniale, on a planté des oliviers ! C’est ridicule, les rues autour se nomment rue de la Guadeloupe, rue de la Martinique… On gomme le nom du voleur en gardant le nom du butin ! On ne comprend plus rien à la toponymie de ce quartier. Il faut redonner du sens plutôt qu’effacer les noms. Un nom de rue peut être pédagogique, n’en faisons pas un nom muet.

Il y a aussi dans Paris d’autres traces de ce passé, commerciales ou privées…

On peut citer deux anciennes enseignes parisiennes : « Au Planteur » et « Au Nègre joyeux ». Le premier était un grossiste de produits coloniaux sis rue des Petits-Carreaux en 1840. On peut encore admirer sur la façade une mosaïque représentant un esclave noir servant une boisson à un colon. Quand au « Nègre joyeux », c’était un restaurant de 1880, place de la Contrescarpe. Sous une vitre, un tableau montre un Noir servant « une dame de qualité ». Il y a eu une manifestation il y a quelques années pour que cette enseigne soit retirée, sans succès.

Du côté des monuments privés, la statue du général Gobert, figure de la colonisation, au cimetière du Père-Lachaise, est incontournable. Le monument est grandiose et date de 1831. La famille avait lancé une souscription et commandé une sculpture à David d’Angers. Le bas-relief sous la statue équestre du général Gobert montre un haut fait d’arme du général en Guadeloupe : le défunt coupant la tête d’un Noir en un seul coup de sabre. Mais les tombes restent des propriétés privées.

Au début de l’année, un projet de réouverture du «Bal nègre» dans le XVe arrondissement de Paris a fait débat…

Le Bal nègre était un haut lieu de la culture afro-américaine à Paris. A l’époque le mot «nègre» n’avait pas la même connotation péjorative qu’aujourd’hui. Mais, là encore, je pense qu’il aurait mieux valu garder le nom historique et expliquer l’importance de ce lieu à l’époque, l’importance de la culture afro-américaine, son rayonnement en dehors des Etats-Unis. Le Bal de la rue Blomet, le nouveau nom de cet établissement, raconte beaucoup moins de choses. Mais on ne peut plus utiliser le mot nègre en France.

Par rapport aux Etats-Unis, où en est la France sur la question de la mémoire de l’esclavage ?

On ne peut pas faire de comparaison. L’esclavage est présent partout aux Etats-Unis et surtout dans le Sud. Les descendants d’esclaves constituent une partie de la population américaine, appelés aujourd’hui afro-américains. Alors que les esclaves de l’empire français étaient en outre-mer, dans les colonies et pas du tout en métropole.

Les descendants français d’esclaves sont donc encore des ultramarins ?
En très grande partie, mais il ne faut pas oublier les grandes migrations des années 60 des territoires d’outre-mer vers la métropole. Aujourd’hui, bien que les statistiques ethniques ne soient pas autorisées en France, on peut quand même constater, en se basant sur les dates de naissances et dates d’arrivées des parents, qu’il y a près de 800 000 ultramarins de La Réunion, donc des descendants d’esclaves, en Ile-de-France. Autant que d’habitants sur l’île de La Réunion.

Vous avez, depuis de nombreuses années, le projet d’un livre sur le Paris colonial, est-ce le signe d’un blocage ?

Oui avec comme co-auteur Alain Ruscio et avec la collaboration de Françoise Vergès. Il s’agit d’un guide sur le Paris colonial et anticolonial. Nous avons du mal à trouver un éditeur, il faut croire que le sujet rend frileux. Nous avons aussi contacté des élus parisiens pour obtenir des subventions, mais sans plus de succès. Oui il y a un blocage. Je pense que pourtant cela ferait un bon guide touristique ! Même si une loi qualifie l’esclavage de crime contre l’humanité et qu’il y a aussi la Journée nationale des abolitions [le 10 mai], beaucoup de progrès restent à faire par rapport à la mémoire de l’esclavage. Plusieurs monuments commémoratifs ont été érigés. Celui du jardin du Luxembourg, une sculpture de Fabrice Hyber, le Cri, l’écrit, est un monument national, celui de la place du général Catroux, Fers de Driss Sans-Arcidet est municipal : des volontés politiques existent.

Libération, interview par Catherine Calvet, 22 août 2017.

Un débat complexe mais inévitable

Une émission de France culture a récemment porté sur le thème : de la déposer au musée Carnavalet.

  1. Marcel Dorigny : « A Paris, il faudrait redonner du sens plutôt qu’effacer les noms ». Interview par Catherine Calvet, 22 août 2017.
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