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Édition du 15 novembre au 1er décembre 2024

Pierre Serna : « L’esclavage était bien un crime contre l’humanité»

L'historien Pierre Serna, professeur à l'université Paris I-Panthéon-Sorbonne et membre de l'Institut d'histoire de la Révolution française, souligne que les députés de la Convention avaient, dès 1794, qualifié la pratique de l'esclavage de « crime de lèse-humanité ». La loi Taubira de 2001 n'a donc fait aucun anachronisme en renouant avec cette qualification, contrairement à ce qu'affirment certains historiens.

Pierre Serna : « L’esclavage était bien un crime contre l’humanité »

Source : Le Monde du 16.07.2017, mis à jour le 25.07.2017.

L’article 2 de la loi du 21 mai 2001 dite « loi Taubira » stipule que l’esclavage est un crime contre l’humanité. Quatre ans plus tard, l’article 4 de la loi du 23 février 2005 indique que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française en outre-mer ». Dès lors, la mobilisation des historiens contre cet aspect normatif de la loi, donnant un sens moral à l’histoire et enjoignant de l’enseigner, ne se fait pas attendre : le 25 mars 2005, deux textes – signés par plusieurs historiens de renom, puis le 13 avril par la Ligue des droits de l’homme – demandent son abrogation, appuyée par des milliers de signatures.

Au même moment, l’historien Guy Pervillé mène la riposte, remettant en cause la reconnaissance de l’esclavage comme crime contre l’humanité. Encore quelques mois et un collectif d’historiens célèbres signe le 13 décembre 2005 un appel à la « Liberté pour l’histoire », s’opposant à toute forme de loi qui confondrait, à l’aide de termes contemporains, mémoire et Histoire. Sont critiquées les lois de 1990, faisant du négationnisme un délit, les lois de janvier et mai 2001 reconnaissant le génocide des Arméniens et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité et, pour faire bonne mesure, la loi de février 2005.

Entre-temps, Olivier Grenouilleau, le 12 juin 2005, dans le Journal du dimanche, remet en cause ce concept, déclarant que le problème réside dans le terme choisi dans la loi Taubira, soit le « crime contre l’humanité » qui ne peut que pousser à la comparaison avec la Shoah. Le sous-entendu est clair : la ministre, en maniant l’anachronisme, a commis une faute grave et perturbé le travail des spécialistes. S’ensuivra une plainte posée contre M. Grenouilleau par un collectif d’associations. J’en parle tranquillement : je fus l’un des dix premiers historiens modernistes de l’université française à signer en faveur de sa liberté d’expression.

Une nouvelle qualification

Reprenant le dossier huit ans plus tard, quelle ne fut pas ma surprise de constater que, le lendemain de l’abolition de l’esclavage par la Convention le 16 pluviôse an II (4 février 1794) – en attendant le grand discours de Robespierre sur la Vertu et la Terreur qui a retenu les historiens, au point de ne pas lire le reste du procès-verbal de la séance –, un député, Roger Ducos, soulève un débat des plus passionnants.

Non seulement l’esclavage n’existait plus, mais les Africains et leurs descendants mis en servitude devenaient de suite des citoyens. Mais comment qualifier alors les citoyens français qui possédaient encore des esclaves, qui à Cuba, qui aux Etats-Unis ? Ils devaient renoncer, soit à la nationalité française, soit à continuer d’asservir des êtres humains.

Un autre député, Thuriot, proche de Danton, soutient que le crime de l’esclavage est tellement grave qu’il mérite une nouvelle qualification. Il faut songer à la condamnation la plus grave, après celle de lèse-majesté avant 1789 et celle de lèse-nation entre 1789 et 1792. Le député prononce alors l’expression « crime de lèse-humanité », anticipant le cadre juridique qui sera celui, adopté cent cinquante et une années plus tard, pour juger les crimes de guerre nazis.

C’est à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, le 4 février 2014, soit deux cent vingt ans après les faits, que j’ai présenté cette découverte, accessible à tous dans les Archives parlementaires et développée ensuite dans un article de les Cahiers de l’Institut d’histoire de la Révolution française (IHRF).

Le lapsus de François Hollande

En 2001, Mme Taubira et ses conseillers n’ont fait aucun anachronisme. Il a fallu attendre la cérémonie du Panthéon le 27 avril 2017, organisée par le Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage, présidé par Frédéric Régent, pour que nous rappelons avec Patrick Weil, pionnier de ces études, qu’en 1794 pour la première fois et en 1848 pour la seconde fois les notions de lèse-humanité avaient constitué, pour les législateurs, le moteur de l’abolition de l’esclavage.

N’eût été le regrettable lapsus de François Hollande confondant lèse-majesté et lèse-humanité lors de la commémoration du 10 mai, sûrement obnubilé par la présence à ses côtés du nouveau président de la République, Emmanuel Macron, la reconnaissance eût été parfaite du parcours du concept de « crime contre l’humanité » pour définir l’esclavage, depuis 1794 et 1848, jusqu’en 2001 et pour finir en 2017.

Reste à l’enseigner dans toutes les classes de France, en rappelant la grave régression que fut au printemps 1802 le rétablissement de l’esclavage par Bonaparte. Ce n’est pas acquis au moment où bien des Français perçoivent une ligne droite Napoléon, de Gaulle – et certains y ajoutent même Macron… La République ferait mieux d’enseigner l’intuition géniale du 5 pluviôse an II, lorsque fut imaginé le concept de crime de lèse-humanité pour condamner l’esclavage !

Pierre Serna

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