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Édition du 1er au 15 octobre 2024

« L’Assemblée nationale glorifie la colonisation en douce »,
par Jean-Pierre Thibaudat

Dans un article publié par le quotidien Libération, le 26 mars 2005, intitulé « Des historiens s'élèvent contre un article de la loi sur les harkis », Jean-Pierre Thibaudat s'élève contre la loi votée un mois plus tôt, le 23 février. Après avoir interrogé Claude Liauzu, l'un des initiateurs de la pétition lancée par des historiens, et aussi Benoît Falaize, professeur à l'Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Versailles, qui travaille sur les questions d'enseignement de la mémoire, il relève ce qu'elle contient de scandaleux et reconstitue le parcours parlementaire de cette loi.

« Des historiens s’élèvent contre un article de la loi sur les harkis »

par Jean-Pierre Thibaudat, publié par Libération, le 26 mars 2005.

D’abord, il n’y a pas cru. « J’ai relu le texte pour voir si je ne fantasmais pas.» Il ne fantasmait pas. Une de ses étudiantes venait de mettre sous le nez du professeur émérite et historien Claude Liauzu, le texte de la loi du 23 février 2005 portant sur « la reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. » Cette loi vise essentiellement à indemniser les harkis et leurs familles et leur accorder une certaine reconnaissance de la part de l’Etat français qu’ils ont servi. Mais l’article 4 de la loi ne s’en tient pas là.

Après une phrase plutôt bateau (« les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite »), mine de rien le texte bascule : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. » L’historien, lui-même pied noir et spécialiste de l’histoire de la décolonisation relit ­ « le rôle positif » ­ et bien que « cela dépasse [son] imagination » vérifie : ce texte existe bien, on peut le rencontrer dans les pages du Journal officiel.

Claude Liauzu alerte alors ses pairs. Ensemble, ils rédigent le texte d’une pétition : « Il faut abroger cette loi, écrivent-ils,parce qu’elle impose une histoire officielle contraire à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée qui sont au coeur de la laïcité ; parce que, en ne retenant que le « rôle positif » de la colonisation, elle impose un mensonge officiel sur les crimes, sur les massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé ; parce qu’elle légalise un communautarisme nationaliste suscitant en réaction le communautarisme de groupes ainsi interdits de tout passé. » La très active section de Toulon de la Ligue des droits de l’homme diffuse sur son site cette pétition qui fait des vagues dans le milieu des historiens et reçoit aussitôt de nouvelles signatures. Ce n’est qu’un début.

Absentéisme. Mais comment les législateurs ont-ils pu en arriver là ? Quand le projet de cette loi vient en première lecture devant l’Assemblée le 11 juin 2004, il n’y a pas foule dans l’hémicycle. C’est un vendredi, « jour habituellement réservé à nos travaux dans nos circonscriptions », râle le socialiste Gérard Bapt, sans trop la ramener : il n’y a que trois députés socialistes dans les travées. On est à deux jours des européennes. En vain Gérard Bapt tente un « renvoi en commission » pour combler « les insuffisances du texte » : il est repoussé par 38 voix contre 4. La séance est levée à 13 heures pour le déjeuner, on revient à l’heure de la sieste. Le passage qui fera bondir les historiens ne figure pas dans le projet mais apparaîtra au milieu de l’après-midi dans l’une des multiples propositions d’amendement.

« L’amendement 21 de la commission vise à faire une plus grande place à l’histoire de la présence française en Afrique du Nord et dans les autres territoires naguère sous souveraineté française, dans les programmes scolaires et dans la recherche universitaire », avance le rapporteur Christian Kert (UMP). On reste dans les généralités. Intervient Christian Vaneste (UMP) : « Le sous-amendement 59 à l’amendement 21 et le sous-amendement de coordination 58 tendent à mieux faire connaître aux jeunes générations le côté positif de la présence française en Afrique et en Asie, dans la ligne voulue par Jules Ferry, etc. » Le mot « positif » est lâché. Aucun membre de l’opposition socialiste et communiste ne monte aux rideaux. Les amendements sont votés. Ils ne seront pas mis en cause ni au Sénat, ni en seconde lecture à l’Assemblée. La loi est promulguée.

«Lobby». Noyé dans un train de mesures techniques, son incroyable article 4 passe inaperçu jusqu’à ces derniers jours. Et le lancement de cette pétition. Sera-t-il pour autant appliqué ? Benoît Falaize, professeur à l’IUFM (institut universitaire de formation des maîtres) de Versailles et qui travaille sur les questions d’enseignement de la mémoire, ne le pense pas. Il juge « absurde » ce texte qui « nous ramène trente ou quarante ans en arrière ». Il voit dans cette volonté de « réévaluer le passé colonial de la France » le « fruit d’un lobby». Dont quelques députés UMP auront donc été les bras séculiers. C’est la France qui positive chère à Raffarin qui va être contente. Foin du massacre de Sétif et des tortures en Algérie les Français n’ont fait que du « positif », puisque c’est la loi qui proclame.

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