Laissons parler les chiffres …
Effectifs des élèves de statut musulman inscrits à l’école primaire en Algérie entre 1882 et 1961 (Aïssa Kadri)
«Dès 1870 deux sections d’enseignement furent créées en Algérie : l’enseignement primaire des européens (section A) et l’enseignement primaire des indigènes (section B) qui adaptait les programmes et les méthodes de l’enseignement métropolitain aux besoins particuliers des milieux musulmans. 1 » Mais, vingt ans plus tard, en 1889, à peine 2 % des enfants musulmans en âge d’être scolarisés avaient accès à l’école contre 84 % des enfants européens 2.
Une cinquantaine d’années plus tard, en 1943, sur 1 250 000 enfants musulmans âgés de 6 à 14 ans, à peine 110 000 sont scolarisés, soit moins de 10 % 3. La faiblesse de ces chiffres s’explique par les résistances que rencontra cette politique scolaire : d’une part l’hostilité des élus européens à l’enseignement des indigènes, et d’autre part, la résistance passive des musulmans 4.
Au sortir de la seconde guerre mondiale le rythme des réformes s’accélère. En novembre 1944, des décrets visent à transformer rapidement et totalement le visage de la scolarisation musulmane. Ils se traduisent au niveau du primaire, par une réaffirmation de l’obligation scolaire à tous les enfants sans distinction et par la définition d’un plan général destiné à parvenir en vingt ans à une scolarisation de tout le pays. Ces dispositions de 1944 sont complétées par un décret du 15 mars 1949 — à l’initiative de Mohand Lechani — qui supprime l’« enseignement spécial aux français-musulmans d’Algérie » et fixe les diverses étapes de la fusion définitive des différents types d’enseignement qui avaient cours en Algérie. 3
Certes le nombre de jeunes musulmans scolarisés passe de 110 000 en 1943 à 300 000 en 1953, mais cela représente à peine 15 % des enfants musulmans âgés de 6 à 14 ans 3.
D’autres chiffres : pour l’année scolaire 1955-1956, le nombre global d’élèves inscrits s’élevait à 522 830 dont 170 000 européens 5.
Les réformes tournent court. La scolarisation piétine.
C’est dans ce contexte que Germaine Tillion est envoyée en Algérie, par le Gouverneur général, Jacques Soustelle. Elle y fondera les Centres sociaux éducatifs : « Les centres sociaux, c’était un moyen de permettre à ceux qui le voulaient d’accéder à l’enseignement le plus élevé et à ceux qui ne le voulaient pas d’avoir un métier». Certains membres des sections algériennes du SNI sont restés quelque peu réservés à l’égard d’un enseignement de rattrapage qu’ils pensaient au rabais. ils souhaitaient un enseignement égal pour tous. L’évolution politique de Soustelle mit fin à sa mission au bout de quelques mois, mais les centres sociaux continuèrent …
Un décret du 20 août 1958, confirmé par une circulaire présidentielle en date de septembre 1958, déclare la scolarisation massive des Algériens 6.
Pour, l’année scolaire 1961/1962, d’après les chiffres officiels, 40 % des garçons, et 22 % des filles, en âge scolarisable l’étaient effectivement ; soit 747 000 scolarisés sur un total de 2,4 millions de scolarisables, donc un taux de 31 % 3.
On est loin des chiffres donnés par Robert Ménard dans son discours du 5 juillet 2015 : il y déclarait que la France « scolarisait, en 1960, 75 % des enfants musulmans, chiffre unique dans toute l’Afrique à cette époque. 7»
François Nadiras
La discrimination scolaire
Les Musulmans étaient bien les parents pauvres de la société coloniale. A la veille du déclenchement de la guerre de libération, sur une population musulmane qui comptait 8 millions de personnes, seules 100 000 avaient fréquenté l’école primaire, le chiffre tombant à 3 000 pour l’école secondaire, preuve que le système éducatif français était loin d’être aussi répandu que les autorités coloniales voulaient le faire croire et qu’il n’affectait pas l’ensemble du territoire. Les statistiques publiée par le gouvernement général de l’Algérie en janvier 1956 faisaient état, pour la population musulmane, de 94 % d’analphabètes parmi les hommes et de 96 % parmi les femmes. A peine 20 % d’enfants d’Algériens étaient scolarisés pour 80% chez les Européens et les Juifs. A l’université d’Alger, la seule d’Algérie, il n’y avait en 1938-1939 qu’une centaine d’étudiants musulmans, et, en France, guère plus de 1506. En 1954, malgré un net progrès, il n’y avait que 1 200 étudiants musulmans algériens dont un peu plus de la moitié à Alger, qui suivaient surtout des études formant à des professions libérales comme médecins ou avocats qui les mettraient dans une situation de relative indépendance par rapport à I’administration. En 1954 donc, on comptait seulement quelque 600 Algériens musulmans pour 5 000 étudiants en Algérie, les universités françaises n’ayant formé à cette date qu’un seul architecte et un seul ingénieur algérien des travaux publics7.
Malgré l’abolition en 1948 de la distinction entre les écoles européennes et les « écoles spéciales» indigènes, (en 1940, seuls 23% des Musulmans scolarisés fréquentaient les écoles françaises), l’intégration scolaire ne fut jamais véritablement réalisée. L’« enseignement spécial», créé en 1870 et organisé par les décrets de 1883 et 1892, qui répondait à l’idée que chaque communauté devait évoluer dans sa propre culture et regroupait des écoles dites «écoles auxiliaires» ou « écoles gourbis», animées avec des programmes spéciaux et un diplôme particulier, n’avait entamé sa fusion avec l’enseignement européen qu’après la Première Guerre mondiale, puis de nouveau après 1945. Mais l’enseignement issu de cette fusion, où la langue arabe était absente et la culture maghrébine ignorée, était purement et simplement l’instrument d’une politique d’assimilation. L’arabe, considéré comme langue vivante étrangère au baccalauréat depuis 1875, objet, depuis 1910, d’une licence de « langues et littératures étrangères vivantes » (préparée surtout par des étudiants musulmans), n’était plus enseigné aux Européens qu’à l’École normale, pour les futurs instituteurs. Les statistiques scolaires étaient révélatrices du désintérêt des Européens à l’égard de la langue arabe : en 1960-1961, sur l’ensemble des vingt lycées de la région d’Alger, l’arabe littéraire était choisi comme première langue par 56 % des élèves musulmans et seulement 1% des élèves européens, et l’arabe dialectal comme seconde pie par 39 % des élèves musulmans et 4,8% des élèves européens. mit dire combien la fusion de l’école indigène et de l’école européenne avait conduit à la généralisation d’une école qui était un instrument de francisation.
Les manuels destinés à l’enseignement étaient, pour la plupart, identiques à ceux des écoles métropolitaines et, par leurs textes et leurs illustrations, donnaient de la France, de ses paysages et de ses habitants une vision valorisante servant de support à une construction imaginaire dans laquelle les élèves — surtout ceux qui n’avaient pas eu l’occasion de traverser la Méditerranée — tendaient à opposer une France idéalisée une Algérie soumise aux tensions interethniques. Ces manuels réservaient une place privilégiée à la conquête coloniale et à l’oeuvre accomplie par la France, comme dans les ouvrages de Bernard et Redon qui ont formé la plupart des élèves des cours élémentaire et moyen entre les deux guerres mondiales, et dont l’édition de 1925 consacrait, sur les vingt-deux chapitres d’histoire, dix-huit à la période coloniale, l’iconographie renvoyant surtout aux lieux, aux personnages et aux scènes de la conquête.
Avant la fusion de 1949, on avait utilisé pendant des générations, dans les établissements relevant de l’« enseignement spécial des indigènes, d’une part, le manuel de Soualah et Salomon (édité en 1909 et dont la seconde édition, de 1932, était pratiquement inchangée), qui tendait à dévaloriser le milieu indigène par rapport au monde des Européens («Le Français dort dans un lit, l’Arabe dort sur une natte»; les labours des Français sont mieux faits que ceux des Arabes», etc.), et (l’autre part, celui de Miraton et Augé, publié en 1936, destiné au cours moyen des « écoles nord-africaines d’Européens et d’indigènes». Les textes relatifs au Maghreb étaient l’oeuvre d’auteurs comme Eugène Fromentin et Louis Bertrand qui donnaient de l’Algérie une image le plus souvent exotique où les relations étaient généralement réduites à des aspects superficiels comme les rapports entre guides et touristes ou, sur un mode paternaliste, ceux entre administrateurs et administrés. […]
Sadek Hadjeres, élève dans les années 1930 de l’école primaire supérieure de Tizi-Ouzou a noté : » De 1800 à nos jours, l’histoire se résumait ainsi : toute la barberie et le fanatisme de notre côté, tout l’héroïsme, toute l’humanité du côté des nouveaux venus et de leur sys¬tème. Nous éprouvions un mélange de honte et d’irritation, de désarroi et de colère. La honte et le désarroi venaient de ce que, dans nos pauvres cervelles, nous n’avions pas grand-chose de précis à opposer à ce qui était écrit là noir sur blanc, dans ce livre qui ne devait pas mentir, puisque ne mentaient ni le livre d’arithmétique ni celui de leçons de choses. […] »
Gilles Manceron et Hassan Remaoun D’une rive à l’autre, extrait des pp. 112-114.
- Référence : http://babelouedstory.com/amefs/24_a/24_a.html.
- Aïssa Kadri, Histoire du système d’enseignement colonial en Algérie, extrait de La France et l’Algérie : Leçons d’histoire.
- Desvages Hubert. «La scolarisation des musulmans en Algérie (1882-1962) dans l’enseignement primaire public français. Etude statistique». In : Cahiers de la Méditerranée, N°4, 1972, pp. 55-72 : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/camed_0395-9317_1972_num_4_1_1678.
- Source :
http://babelouedstory.com/amefs/24_a/24_a.html - Il aurait fallu aborder le rôle de l’armée : l’administration a ouvert des classes dites de « dépannage » pour palier l’absence de scolarisation. Voir par exemple : http://babelouedstory.com/voix_du_bled/sas_2/sas_2.html.
- Le discours du 5 juillet 2015 de Robert Ménard
- Gilles Manceron et Hassan Remaoun, D’une rive à l’autre, éd Syros, Paris 1993.