Les disparus de la Prise d’eau
Le lundi 22 août un village indigène de la proche banlieue du Béni-Melek est l’objet de représailles à froid menées par une unité du 1er R.C.P. La population de la mechta Mouats était coupable d’avoir abrité, l’espace d’une nuit, les groupes d’assaillants qui avaient abordé Philippeville par l’Ouest le samedi précédent. Le journal des Marches et Opérations du 1er bataillon du 1er R.C.P. précise le déroulement de l’opération.
Avant l’aube, à 4h10, le village est encerclé de manière à interdire toute fuite. A partir de 5 heures les habitants sont expulsés de leurs maisons, rassemblés et gardés à vue à l’extérieur, les hommes sont arrêtés. Entre 08h30 et 10h15, la mechta est détruite à l’explosif puis incendiée. L’unité quitte les lieux à 12h15. Aucune arme n’a été récupérée.
Le J.M.O. ne précise pas le sort qui a été réservé aux hommes, mais une courageuse plaignante de la famille décimée déclarera en décembre 1955 que «tous les hommes ont été conduits en camion vers une destination inconnue. Ils étaient âgés de 14 à 66 ans et au nombre de vingt-et-un». Sa requête aux autorités est évidente : «Nous demandons simplement à être renseignés sur le sort des personnes qui ont disparu et dont nous sommes sans nouvelles 1».
Le témoignage d’un “Juste”
Roger Balestrieri, un fermier voisin a témoigné du malheur des habitants de la mechta Mouats :
«Je vois une fumée noire, quelque chose d’extraordinaire. Je vois mon contremaître musulman qui scrutait l’horizon, il avait une figure de mort, mais pas que lui, tout le monde ! J’ai dit “qu’est-ce que vous faites ? Il faut aller voir ce qui se passe” – “Ah non, non Roger, ne bouge pas !” J’ai pris ma voiture et suis allé à la mechta. Il était 13h30, 13h45, deux kilomètres à faire. Au bout de ce chemin, tout le long, c’était le cimetière des Mouats où ils avaient leur prophète enterré. Je suis resté à peu près cinq bonnes minutes sur place à regarder les dégâts. Je connaissais l’emplacement des habitations et à chaque emplacement je voyais que ça brûlait, ça se consumait, ça fumait ! Il y avait des odeurs qui sortaient de là, n’en parlons pas ! Je me suis dit : “C’est pas possible, ils y ont tué des hommes aussi, ils ont dû les brûler dedans ! Allez, un coup de courage, je descends jusqu’à la Prise d’eau à pied !” Je voyais les maisons éventrées, brûlées, éclatées jusqu’à la Prise d’eau en bas. Et je n’avais encore vu personne. Je vois alors sortir d’un bosquet cinq enfants et quatre femmes. C’était quelque chose. Il n’y a pas de mots… On leur avait enlevé leur mari, leur maison, leur vie, leur situation. Pour eux, c’était la fin. On leur avait enlevé leurs aînés. Qu’est-ce que j’allais dire à ces visages défigurés, à ces cœurs meurtris ? J’avais même pas de souffle pour pouvoir leur répondre. “Si tu veux vraiment nous rendre service, porte-nous deux gargoulettes d’eau avec un quart, et tu portes un peu de lait pour les enfants, parce que les femmes qui donnent n’ont pas de lait.” S’il y en avait une qui se mettait à se plaindre, les autres disaient “nous sommes obligées d’assumer”. Les petits enfants qui n’avaient pas de lait, je les ai entendus de loin, pendant qu’on me racontait cette histoire. – “Apporte-nous des cuillères pour donner le lait à la cuillère. Tu mets de l’eau dans le lait pour que le lait ne soit pas trop fort, parce que le lait de vache pour les enfants c’est la diarrhée. Fais-nous le chauffer parce qu’on n’a rien du tout. Si tu as quelque chose à manger pour tous les enfants apporte le. Quant à nous on verra, le Bon Dieu y pensera.” »
« J’ai repris le chemin du retour. J’avais les larmes aux yeux. Ce n’était pas bien. Non seulement elles avaient perdu l’espoir de revoir leur mari, l’espoir de toute leur vie de travail, de leurs biens, mais elles avaient perdu l’espoir de leur avenir. Je suis arrivé à la maison. J’ai commandé à deux de mes ouvriers d’aller chercher des gargoulettes. “Remplissez-les d’eau propre, et je veux un quart pour qu’ils puissent boire”. Et j’ai demandé à Germaine qu’elle me prépare un peu de lait. Elle m’a trouvé deux vieux biberons. J’ai pris trois ou quatre cuillères et deux litres de lait. Il me restait pour les ouvriers vingt-trois pains. Je les ai mis dans un sac de jute et j’ai jeté tout ça dans la voiture. Toutes ces femmes sont arrivées vers moi. En l’espace de 10 minutes les gargoulettes étaient vides. Et je suis resté un moment à les voir leur donner la tétée avec la cuillère, donner un morceau de pain à chaque gamin, parce qu’il y avait quarante-cinq gamins. Mais pendant mon trajet de retour je me suis dit : “Qu’est-ce que je vais faire de ces femmes ? Quelles responsabilités je vais prendre ?” Et puis j’ai dit : “A la volonté de Dieu, on verra bien ce qui arrivera”. J’ai réuni cinq ou six enfants les plus âgés, j’ai réuni six femmes, les plus âgées, je les ai emmenés à l’écart et je leur ai dit : “Je vais essayer de vous héberger dans une grange à fourrage”. Mais comme c’était l’été on n’avait pas encore rentré le fourrage. “Vous viendrez à la maison, je ferai tout pour vous défendre, mais je ne sais pas ce qui m’attend !”. Elles voulaient toutes me sauter dessus pour m’embrasser. Il a fallu que je me débatte pour ne pas voir tous ces visages ensanglantés, parce que les femmes musulmanes, quand elles sont dans le désespoir, s’arrachent la figure. J’ai entendu tous les pleurs, les malheurs de la création. “Je vous défends de venir avant la tombée de la nuit car je ne veux pas avoir d’ennui, ni avec l’administration, ni avec les voisins, ni avec personne.” Parce que je savais que parmi les voisins, même ceux qui étaient venus chez nous, il y avait des gens favorables au coupe-coupe 2. Donc j’étais obligé d’être discret. J’ai dit aux ouvriers “mettez de la paille fine et de la paille neuve, après avoir balayé”.»
L’agriculteur et le sous-préfet
Par la suite Roger Balestrieri interviendra auprès du maire et du sous-préfet pour obtenir des conditions décentes de logement.
«Ils ne sont pas restés dans la grange longtemps, à peu près trois mois, et après, par l’intermédiaire de la mairie, j’ai eu trois baraques en préfabriqué que j’ai fait construire dans ma propriété, sous les sapins, pour que les femmes et les enfants soient à l’ombre en été. Trois grandes baraques. Elles sont restées huit ans, jusqu’à mon départ en 1963. 3 »
Avec son épouse Germaine, Roger Balestrieri veillera aussi à assurer l’instruction de ces enfants, privés de leurs pères et de leurs oncles 4. Ils seront les seuls Européens a oser défendre les Mouats auprès des autorités locales:
« Quand je suis allé voir le sous-préfet, poursuit Roger Balestrieri. J’ai levé les bras en l’air et je lui ai dit : “Vous êtes en train de faire un malheur. Vous êtes en train de créer des millions de fellaghas en ce moment”. Il m’a regardé parce que j’avais dit ça avec autorité et peut-être même avec colère. Je n’y suis pas allé de main morte !»
Impressionné par le courage et l’insistance de son interlocuteur, le sous-préfet a diligenté une enquête de manière à répondre aussi au préfet qui avait été saisi par la famille Mouats. Résigné, le sous-préfet André Nicoulaud reconnaît dans sa conclusion : «Il ne me paraît pas possible de faire actuellement une réponse honnête aux familles qui sont dans le cas de la famille Mouats, et qui ont été victimes des exécutions sommaires qui, à Philippeville comme en certains autres lieux, ont suivi immédiatement les événements du 20 août 5».
L’enquête est restée secrète, la tragédie n’a pas été reconnue par les autorités civiles coloniales. Le destin des vingt-et-un hommes disparus ce jour-là n’a pas été révélé à la famille.
Mais sur proposition d’André Nicoulaud le préfet de Constantine autorisait le 29 décembre 1955 le sous-préfet à prélever une somme sur des fonds spéciaux et à verser cette aide à la famille Mouats.
La question des responsabilités
La mechta Mouats, comme d’autres villages du Constantinois, a subi de terribles représailles. Qui en sont les responsables ? Les ordres donnés par les autorités coloniales sont attestés par une enquête, menée peu après les événements par le ministère de l’Intérieur. Selon cette enquête officielle dont les résultats n’ont pas été communiqués, ils ont été donnés verbalement, le dimanche 21 août 1955, depuis le P.C. de crise du Constantinois, par le Gouverneur général Jacques Soustelle : « Il faut absolument procéder à des fusillades, cent, cent cinquante …». « Je vous donne l’ordre d’exécuter.» Au cours de cette même enquête des chefs militaires reconnaissaient avoir eu « l’impression qu’ils obéissaient moins aux ordres du Gouverneur général qu’à [un] homme encore sous le coup des émotions violentes qu’il venait de subir.
6»
De toute manière les ordres du gouverneur ont été largement dépassés, par les autorités militaires qui ont conduit la répression comme par les soldats qui l’ont effectuée.
Aujourd’hui, les langues ont encore du mal à se délier. Les témoins qui restent, les autorités politiques, aussi, manquent de courage. Malgré ce qu’ils savent, malgré les avancées de la recherche historique, ils tardent à reconnaître les responsabilités de la France. Cette reconnaissance est pourtant nécessaire pour faciliter le vivre ensemble des descendants de toutes les victimes.
Le 13 août 2015
Michel Mathiot
- Archives françaises de la Défense.
- La propriété de Roger Balestrieri, située sur une crête, domine les environs. Au moment de l’attaque du 20 août, les agriculteurs voisins et leurs familles s’y étaient réfugiés en bloc.
- Souvenirs inédits aimablement communiqués par Jean-Philippe Balestrieri et sa mère Germaine.
- Voir aussi «Aziz Mouats, Beni-Melek, une blessure coloniale », L.D.H. Toulon, 21 août 2012. Aziz Mouats a également perpétué la mémoire de cette action humanitaire dans le film de Jean-Pierre Lledo, Algérie, Histoires à ne pas dire.
- Archives de la préfecture de Constantine.
- Enquête du ministère français de l’Intérieur.