En Algérie, le code de la famille maintient la femme sous tutelle
par Florence Beaugé
Après des mois de retard, plusieurs amendements au code algérien de la famille ont été approuvés en conseil des ministres, à Alger, mardi soir 22 février. Cette réforme doit désormais être adoptée par l’Assemblée nationale, mais cela devrait être une formalité. Le président Abdelaziz Bouteflika a cependant reculé devant le plus audacieux – sur le plan symbolique – des amendements envisagés : la suppression du wali (« tuteur » pour la femme) lors de la conclusion du contrat de mariage.
L’avant-projet, adopté par le gouvernement à l’automne 2004, prévoyait pourtant que la présence du tuteur matrimonial, le plus souvent père ou frère, ne serait plus obligatoire. Les partis islamistes dénonçaient par avance cette disposition, contraire, disaient-ils, à la charia, le droit religieux qui régit la vie des musulmans.
Les islamistes n’étaient pas les seuls à critiquer le projet. Dans les mosquées, le vendredi, les imams, relevant pourtant du ministère des affaires religieuses, ne se privaient pas de dénoncer cette entorse à la charia. Même les zaouïas – confréries religieuses très ancrées dans le pays profond -, fort éloignées de l’islamisme politique, réclamaient le maintien du tuteur.
Les associations féministes, quant à elles, ne s’étaient pas vraiment mobilisées. Les amendements envisagés étaient à leurs yeux trop timorés. Ce qu’elles réclamaient, c’était l’abrogation du « code de l’infamie« .
Entre le chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, qui défendait le projet, et ses détracteurs islamistes ou religieux, la polémique a été si âpre que le projet de réforme du code de la famille a paru renvoyé aux calendes grecques.
En fin de compte, le président de la République, Abdelaziz Bouteflika, a tranché : la présence du tuteur matrimonial est maintenue, y compris pour la femme majeure. La bataille autour de cette question a largement occulté les progrès – minimes – contenus dans les autres amendements. Certains d’entre eux tentent pourtant de corriger des situations scandaleuses, en premier lieu celle du logement, problème crucial en Algérie. En cas de divorce, la femme se retrouvait jusque-là à la rue avec ses enfants, le mari conservant le domicile conjugal.
Dorénavant, l’époux a l’obligation d’assurer le logement à ses enfants mineurs dont la garde reste confiée à la mère. La situation de nombreuses femmes algériennes, dormant sur les trottoirs avec leur progéniture après une répudiation, est si tragique qu’elle a permis d’éviter toute polémique. Il y a eu sur ce point consensus.
L’âge du mariage, qui était de 21 ans pour les hommes et de 18 ans pour les femmes, passe à 19 ans pour l’un et l’autre. Le mariage par procuration est aboli. Cette pratique permettait l’organisation de mariages forcés, dans les campagnes surtout. La polygamie n’est pas supprimée, mais elle est soumise au consentement préalable « de la – ou des – épouse(s) et de la future épouse« . Une autorisation du président du tribunal est rendue nécessaire. Il reviendra au juge de vérifier ce consentement ainsi que « les motifs et l’aptitude » de l’époux à assurer « l’équité et les conditions nécessaires à la vie conjugale« .
De ces changements, il est probable qu’on retiendra surtout le recul du président Bouteflika sur la question du tuteur matrimonial. Le chef de l’Etat a préféré ne pas aller à l’encontre du courant dominant et ne pas risquer de s’aliéner des soutiens – religieux notamment – dont il a besoin pour faire passer son projet de loi d’amnistie sur les années de guerre civile.
A cela s’ajoute le fait que l’opinion publique n’a pas compris, dans sa majorité, la volonté du gouvernement de supprimer le tuteur. Pour beaucoup d’Algériens, la présence du père ou du frère de l’épouse va de soi lors de la conclusion de l’acte de mariage. Le tuteur n’est pas toujours considéré comme contraignant. Il est là pour représenter la femme au cours de la cérémonie religieuse et civile – ce que reprochent précisément les avocates de la cause des femmes -, non pour forcer la future épouse à un mariage dont elle ne voudrait pas. En outre, dans l’écrasante majorité des cas, l’enregistrement au niveau de l’état-civil est une formalité qui vient après la cérémonie de la fatiha (lecture d’une sourate du Coran), celle-ci se faisant toujours en présence des parents des deux époux.
Avancés par les défenseurs du statu quo ou d’aménagements de façade, ces arguments font bondir les féministes. Pour la sociologue Dalila Iamarene, « rien n’a changé » dans le nouveau code, et cet immobilisme est « un signe de mépris« . Même la question du logement n’est pas réglée, estime-t-elle. « Les enfants vont devenir un moyen de chantage. Les hommes risquent de se battre pour les garder afin de conserver le logement« , redoute-t-elle. Dalila Iamarene se dit surtout atterrée par le décalage entre la loi et ce que vivent les Algériennes dans la vie quotidienne. « Les femmes sont présentes partout, à tous les postes professionnels, y compris dans le secteur informel, souligne-t-elle. Et pourtant, on continue de les considérer comme des demi-personnes. C’est scandaleux. »
Mariage, polygamie, héritage et aménagements du droit de la nationalité
Le code de la famille adopté en juin 1984 sous le régime du parti unique s’inspirait directement de la loi islamique et consacrait une inégalité juridique entre les hommes et les femmes. Le code approuvé, mardi 22 février, par le conseil des ministres introduit plusieurs réformes.
• Le mariage : l’âge du mariage, qui était de 21 ans pour l’homme et de 18 ans pour la femme, est uniformisé à 19 ans. L’époux ne peut plus donner procuration à une tierce personne pour le représenter lors de la conclusion d’un mariage. La procuration a été supprimée dans le but de prévenir les mariages forcés.
• Le divorce : le mari est tenu d’assurer le logement à ses enfants mineurs dont la garde est confiée à la mère. En cas de divorce, le droit de garde revient à la mère de l’enfant, puis au père.
• Le tutorat : la présence d’un tuteur matrimonial pour le mariage de la femme même majeure est maintenue. Quand une femme n’a pas de tuteur, c’est le juge qui en assume le rôle. Le tuteur ne peut empêcher une femme de contracter un mariage si elle le désire et il ne peut la contraindre au mariage.
• La polygamie (jusqu’à 4 épouses) : elle est maintenue, elle est assortie du consentement préalable de l’épouse. Un juge doit vérifier la réalité de ce consentement.
• Devoirs de l’épouse : elle est tenue d’obéir à son mari, d’allaiter sa progéniture si elle est en mesure de le faire et de l’élever, de respecter les parents de son mari et ses proches. Contrairement au mari, le droit pour la femme de demander le divorce est limité à des situations particulières : infirmité sexuelle de l’époux, absence de plus d’un an sans motif.
• Droits d’héritage : ils sont inchangés. La femme n’a le droit qu’à la moitié de ce qui revient à l’homme.
Double nationalité : un étranger désireux d’acquérir la nationalité algérienne ne sera plus obligé de répudier sa nationalité d’origine. Ce cas de figure est rare.
• Transmission de la nationalité : la nationalité algérienne à la naissance sera reconnue par filiation maternelle, alors que jusqu’à présent elle ne résultait que de la filiation paternelle.
• Nationalité par mariage : la nationalité algérienne pourra s’obtenir de plein droit par le mariage avec un Algérien ou une Algérienne. Auparavant, seule la naturalisation (à la discrétion de l’Etat) était possible.
Un impact limité pour les immigrés vivant en France
par Philippe Bernard
La réforme de la législation algérienne sur la famille et la nationalité aura quelques effets induits jusque sur le sol français. En matière de statut des personnes (état civil, mariage, divorce, filiation) en effet, les juges français appliquent en principe la loi correspondant à la nationalité de la personne concernée, algérienne en l’occurrence. Ce principe international, qui s’applique aussi aux Français établis à l’étranger, peut produire des effets dramatiques parmi les femmes immigrées.
Dans le cas le plus fréquent, le mari algérien installé en France avec son épouse part en Algérie pour obtenir un jugement de divorce à son avantage, éventuellement en emmenant les enfants. L’épouse peut obtenir du juge français qu’il refuse d’appliquer une décision algérienne de répudiation bafouant le principe de l’égalité entre hommes et femmes, au nom de l' »ordre public« . Mais certaines femmes illettrées ou mal informées n’y parviennent pas.
Ainsi, les modifications du code de la famille qui viennent d’être décidées à Alger ne produiront que peu d’effets en France. Les dispositions en matière de polygamie et, plus largement, celles favorisant unilatéralement les hommes ne sont pas applicables. Seule conséquence notable au nord de la Méditerranée : en reconnaissant l’exercice de l’autorité parentale par les femmes, la nouvelle loi algérienne confortera le droit des immigrées à quitter l’Algérie avec leurs enfants pour revenir vivre en France, sans crainte d’en être empêché par leur ex-époux.
Les changements les plus importants, tant sur le plan symbolique que concret, découlent de la réforme des lois sur la nationalité. La reconnaissance de la nationalité algérienne par filiation maternelle, et plus seulement paternelle, mettra fin à la situation aberrante des milliers de femmes algériennes qui ont épousé un non-Algérien, un Français par exemple. En Algérie, les enfants de ces femmes sont considérés jusqu’à présent comme des étrangers. Ils ont ainsi besoin d’un visa pour visiter le pays de leur mère ! Ce ne sera plus le cas.
» Sociologiquement parlant, ça ne touche pas beaucoup de monde, mais symboliquement, c’est important : des éléments d’ouverture sont introduits dans la conception de la nationalité« , commente Nourredine Saadi, professeur de droit public à l’université d’Artois. Il déplore toutefois le maintien, en Algérie du tuteur pour les femmes lors du mariage, « un point symptomatique contre lequel les femmes ont lutté« .
« UNE OUVERTURE VERS LE MONDE »
Réunies en France dans le collectif « 20 ans barakat » (« 20 ans ça suffit »), les associations qui demandent l’abrogation du « code de l’infamie « ne crient pas victoire. « Ce sont des réformettes qui sont loin de ce que nous attendions« , estime Senhadja Akrouf, l’une des responsables de Barakat. La militante qualifie cependant de « pas de géant » le changement en matière de nationalité. La reconnaissance par l’Algérie de la double nationalité reflète « une petite ouverture vers le monde ». « Nous ne sommes plus des Arabo-musulmans fermés sur nous-mêmes. Nous sortons un peu du droit du sang et faisons un pas vers les idéaux universalistes« , dit-elle. Mais il n’est pas question pour elle de renoncer à défiler, le 8 mars à Paris, « parce que le combat des Algériennes est celui de toutes les femmes du monde« .
« Cette réforme est une concession de plus faite aux islamistes »
Entretien avec Ourida Chouaki, présidente de l’association féministe « Tharwa n’Fadma n’Soummer ».
Propos recueillis par Florence Beaugé.
Ourida Chouaki, vous êtes présidente de l’association « Tharwa n’Fadhma n’Soummer », du nom d’une figure emblématique du féminisme algérien du milieu du XIXe siècle, et membre du collectif « le code de la famille, 20 ans ça suffit !« . que pensez-vous du nouveau code de la famille ?
A lire l’exposé des motifs des projets d’amendement tels qu’ils ont été élaborés à l’été 2004, on pouvait penser que le pouvoir se dirigeait vers davantage d’égalité entre les hommes et les femmes. Il était souligné que la société algérienne avait évolué et qu’il fallait se mettre en conformité avec notre Constitution qui consacre l’égalité entre tous les citoyens, en conformité aussi avec les conventions internationales que l’Algérie a ratifiées. En lisant mieux ces projets d’amendement, on s’est aperçu cependant assez vite qu’il n’y avait pas de vraie volonté en ce sens. Il y avait trop d’ambiguïtés dans les amendements. Beaucoup de points n’étaient pas clairs et permettaient trop de lectures différentes possibles.
Un point nous paraissait pourtant positif : la question du tutorat matrimonial. On pouvait prendre cela pour une avancée. Car il était alors dit que les femmes pourraient se marier sans leur tuteur, sauf si elles le désiraient. Ce « sauf si elles le désiraient » nous avait déjà mises en alerte. Nous avions raison d’être méfiantes : le conseil des ministres a finalement renoncé à cet amendement. Nous n’avons donc même pas obtenu d’avancée sur ce point.
Pour les mouvements féministes en Algérie, c’est une grosse déception ?
C’est une concession de plus qui est faite aux islamistes, notre déception vient plutôt de là. L’article sur le tutorat les dérangeait particulièrement. Sur la question du logement, les islamistes étaient d’accord. Mais le tutorat était leur cheval de bataille. Pour eux, c’est une façon de conserver la femme sous l’autorité masculine. Et là, ils ont réussi à s’appuyer sur la population.
Socialement, l’autorité du père et du frère sur le mariage est très forte en Algérie. Les islamistes ont réussi à faire croire que, privée du tuteur matrimonial, la femme pourrait se marier sans en référer à ses proches. Bref, qu’on était en train de donner trop de liberté aux femmes. Ils ont fait de cette question une utilisation politique et lancé une campagne de signatures. Nous ne pensions pas que le président Bouteflika, qui avait lui-même souhaité mettre fin au tutorat, s’inclinerait finalement devant eux.
Le nouveau code, selon certains, comporte tout de même des avancées. La question du logement, dont vous parliez il y a un instant, n’en est-elle pas une ?
Même en ce qui concerne le logement, les choses ne sont pas claires. Il est dit, par exemple, que les enfants seront maintenus dans le logement conjugal tant que la procédure de divorce ne sera pas réglée. La mère ? On n’en parle pas. Voilà une ambiguïté de plus. Dans l’ensemble, nous ne sommes pas convaincues du tout par ces amendements. Il s’agit d’aménagements et non de changements de fond. Et ces aménagements ne sont là que pour réaffirmer l’infériorité de la femme et la suprématie de l’homme.
Ce qui apparaît par ailleurs très clairement, c’est le pouvoir donné au juge. Dans plusieurs articles du code, c’est à lui que revient, en fait, la décision. Le juge se voit donc octroyé un pouvoir exorbitant, encore plus que par le passé, en fonction de ses interprétations et convictions personnelles.
Votre souhait était une abrogation pure et simple du code de la famille ?
En effet. Le code de la famille est une discrimination en soi. En Algérie, tous les codes sont civils. Que l’on soit homme ou femme, on est majeur devant la loi. Il n’y a que le code de la famille qui relève de la charia. Nous réclamons, dans ce domaine également, des lois civiles égalitaires et nous continuerons à lutter en ce sens.