Le 14 juin 2000, le président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika, prononça en français un important discours devant l’Assemblée nationale française, en s’adressant à son hôte Jacques Chirac. Dans sa première part0ie, il s’attacha à lui suggérer, en des termes soigneusement pesés, l’idée d’une déclaration de repentance de la France pour ses méfaits passés en Algérie. Reconnaissant que « la colonisation, au siècle dernier, nous a ouverts à la modernité », il ajouta aussitôt que « c’était une modernité par effraction, une modernité imposée qui a engendré le doute et la frustration, tant il est vrai que la modernité se discrédite quand elle prend le visage grimaçant de l’oppression et du rejet de l’autre ». Plus loin, il précisa son reproche : « La colonisation porta l’aliénation de l’autochtone à ses limites extrêmes. Si ce qu’on a appelé la décolonisation lui rendit la liberté, elle ne lui a pas, pour autant, assuré une relation décolonisée avec l’ancien maître ». Il mit en accusation le néocolonialisme, puis « une nouvelle figure de la domination » qui, sous prétexte de non-ingérence, aboutit à « un néo-cartiérisme », à « l’indifférence érigée en principe », et accroît ses capacités de pression en réduisant les ex-colonisés à « un statut de purs demandeurs ». Enfin, il tira les conséquences de son analyse pour le présent et l’avenir : « Si la colonisation a pris fin, ses conséquences, qui sont loin d’être épuisées, la maintiennent toujours sur la sellette. S’en laver les mains, même à quarante ans de distance, c’est emboîter le pas à une pratique politique digne d’un Ponce Pilate ». Il condamna ainsi le « déni de solidarité » de la France envers l’Algérie, en invoquant sa « dette imprescriptible » : « la lourde dette morale des anciennes métropoles envers leurs administrés de jadis s’avère ineffaçable et, pourquoi ne pas l’avouer ?, imprescriptible. En tout cas, elle continuera à peser sur les rapports Nord-Sud, aussi longtemps qu’elle n’aura pas été exorcisée, c’est-à-dire lucidement prise en compte ». Par une habile transition, il évoqua ensuite les exigences d’une ère nouvelle, où nous voyons l’humanité « procéder impavidement aux révisions les plus déchirantes, aux examens de conscience les plus intrépides. De vénérables institutions, comme l’Eglise, des Etats aussi vieux que le vôtre, Monsieur le Président, n’hésitent pas, aujourd’hui, à confesser les erreurs, et parfois les crimes les plus iniques, qui ont, à un moment ou à un autre, terni leur passé. De Galileo Galilei à la Shoah, qui fit vaciller sur ses bases la condition humaine, toutes ces mises à plat de l’histoire sont une contribution inappréciable à l’éthique de notre temps ». Vint alors la conclusion du raisonnement : « Elles gagneraient certainement à être poursuivies et étendues à d’autres contextes. Le fait colonial, notamment, ne saurait être ignoré. Que vous sortiez des oubliettes du non-dit la guerre d’Algérie, en la désignant par son nom, ou que vos institutions éducatives s’efforcent de rectifier, dans les manuels scolaires, l’image parfois déformée de certains épisodes de la colonisation, représente un pas encourageant dans l’œuvre de vérité que vous avez entreprise, pour le plus grand bien de la connaissance historique et de la cause de l’équité entre les hommes. » 1
Ce discours, chef d’œuvre de diplomatie dans le choix des mots et d’habileté dans la progression de la suggestion, ne produisit pourtant pas le résultat escompté, peut-être parce qu’il n’avait pas assez explicité sa conclusion, et laissé croire à ses 5destinataires qu’ils en avaient assez fait en reconnaissant par une loi rétroactive l’existence de la guerre d’Algérie 2, et en désavouant la politique de l’oubli à l’occasion du procès Papon 3. En réalité, tout le monde avait bien compris qu’il s’agissait d’une demande de repentance et de réparation (morale et/ou matérielle) pour les crimes commis par la France en Algérie de 1830 à 1962. Cette demande n’a fait qu’exaspérer la guerre des mémoires en France, d’autant plus qu’elle fut presque immédiatement suivie par une campagne de presse en ce sens, lancée par Le Monde et relayée par L’Humanité et par Libération. Deux ans et demi plus tard, le président algérien a semblé l’avoir oubliée en recevant chaleureusement son homologue français en Algérie en mars 2003, mais cet oubli lui fut sévèrement reproché par de nombreux commentateurs algériens comme une trahison de l’honneur national 4.
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A défaut de condamner des hommes, il serait au moins nécessaire de juger moralement des actes, pour éviter qu’ils ne se répètent perpétuellement. Et pour cela, il faut d’abord les connaître tous. El Kadi Ihsane a raison au moins sur un point : l’amnistie réciproque de tous les crimes n’est peut-être pas le meilleur moyen de refonder les relations franco-algériennes sur des bases saines,solides et durables. L’Algérie et la France ont plutôt besoin d’un pacte de vérité, par lequel les deux Etats s’engageraient à favoriser l’établissement d’une vérité historique partagée sur tous les événements de leur passé commun, sans mythes ni tabous, en laissant les historiens travailler librement, sans contrainte des pouvoirs publics ou de groupes de pression.
Il est temps de conclure. Laissons en le soin à un Algérien, l’écrivain Boualem Sansal : « Le débat sur la torture durant la guerre ne peut valablement aboutir que si les Algériens et les Français le mènent ensemble. C’est là un sujet d’intérêt commun . (…) Une guerre entre deux peuples qui se sont côtoyés sur la même terre sur plus d’un siècle est déjà un grand malheur. Hélas pour nous, nous y avons ajouté chacun pour sa part ce que l’homme sait faire de plus horrible sur cette terre : le terrorisme et la torture. Si débat il y a, ce sont là ses deux volets, non pour justifier l’un par l’autre, ou inversement, mais pour révéler l’extraordinaire complicité dans l’horreur qui peut se créer entre les extrémistes de tous les bords. La France n’est pas la torture et le FLN de la guerre de libération n’était pas le terrorisme. De part et d’autre, des hommes cyniques et avides de gloire ont durablement souillé notre mémoire. Faut-il les traquer ? Sûrement, peut-être, mais en nous souvenant que depuis longtemps nous savions et que nous les connaissions. Nous leur avons même accroché des médailles et donné leur nom à de grands boulevards » 5.
Guy Pervillé. 2004
- « Le message de M. Bouteflika », Le Monde, 17 juin 2000, p. 18.
- Loi du 18 octobre 1999.
- Et surtout, à la suite de la déposition à ce procès de Jean-Luc Einaudi, qui avait dénoncé, en octobre 1997, les responsabilités de Maurice Papon dans la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris.
- Voir notamment les articles du Matin d’Alger.
- Boualem Sansal, « L’Algérie de toutes les tortures », Le Monde des débats, n° 21, janvier 2001, p. 9.